Progrès de la religion chrétienne et décadence de l'empire romain

Edward Gibbon
Dans sa monumentale Histoire de la décadence et la chute de l'empire romain publiée à partir de 1776, Gibbon décrit les causes qui ont conduit à la décomposition du «solide édifice de la puissance romaine». De l'extérieur, la barbarie des hordes guerrières venues du Nord et l'Est; de l'intérieur, l'érosion des valeurs républicaines et de la sobriété des premiers Romains; et cette nouvelle religion chrétienne qui profita de l'obscurité qui étreignait progressivement les territoires conquis pour se répandre et propager la lumière de la foi et la promesse d'une félicité éternelle, au fur et à mesur que se retirait l'influence de la culture grecque et le culte des ancêtres.

Pour Gibbon, Rome est digne d'admiration lorsqu'elle sait perpétuer et faire profiter l'héritage grec: il la révère pour son respect de la démocratie, de la recherche philosophique qui permet l'affermissement de la volonté et de l'esprit, et pour son culte des arts. Plus qu'Athènes, qui persécuta Socrate pour avoir refusé de reconnaître les dieux athéniens, Rome sut accueillir et tolérer en son sein les cultes les plus divers pour assurer la paix de l'empire. Cette pax romana allait permettre à l'empire de connaître cette longue période de prospérité économique qui s'échelonne de l'époque d'Auguste à celle de Trajan.

À cette magnaminité et cette largeur de vue de la politique romaine, Gibbon oppose la nature élective de la religion juive repliée sur elle-même et fermée aux gentils, le zèle intolérant des chrétiens, zèle qui culmine avec la condamnation par Justinien de la philosophie païenne dans les écoles d'Athènes et marque la dissolution de la longue tradition philosophique grecque. Il condamne, méprise les fruits de cette Église à laquelle la lecture de Bossuet l'avait brièvement converti dans son adolescence. «Il conçoit l'ancien ordre romain, il le révère, il l'admire», écrit Sainte-Beuve; «mais cet ordre non moins merveilleux qui lui a succédé avec les siècles, ce pouvoir spirituel ininterrompu des vieillards et des pontifes, cette politique qui sut être tour à tour intrépide, impérieuse et superbe, et le plus souvent prudent, il ne lui rendra pas justice, il n'y entrera pas.»

Ce passage extrait du chapitre XV, souleva une vive controverse et la colère de l'église catholique dès sa publication en 1776. Les intellectuels européens y virent une justification de la défense du principe de séparation du pouvoir politique et religieux et firent de Gibbon un des hérault du triomphe du progrès et de la raison, du triomphe définitif de la raison sur la foi.
Progrès de la religion chrétienne. Sentiments, mœurs, nombre et condition des premiers chrétiens.

Importance de l'examen
Un examen impartial, mais raisonné, des progrès et de l'établissement du christianisme peut être regardé comme une partie très-essentielle de l'histoire de l'empire romain. Tandis que la force ouverte et des principes cachés de décadence attaquent et minent â la fois ce grand corps, une religion humble et pure jette sans effort des racines dans l'esprit des hommes, croît au milieu du silence et de l'obscurité, tire de l'opposition une nouvelle vigueur, et arbore enfin sur les ruines du Capitole la bannière triomphante de la croix. Son influence ne se borne pas à la durée ni aux limites de l'empire; après une révolution de treize ou quatorze siècles, cette religion est encore celle des nations de l'Europe qui ont surpassé tous les autres peuples de l'univers dans les arts, dans les sciences, aussi bien que dans les armes: le zèle et l'industrie des Européens ont porté le christianisme sur les rivages les plus reculés de l'Asie et de l'Afrique; et par le moyen de leurs colonies, il a été solidement établi depuis le Chili jusqu'au Canada, dans un monde inconnu aux anciens.

Quelles en sont les difficultés
Un pareil examen serait sans doute utile et intéressant; mais il se présente ici deux difficultés particulières. Les monuments suspects et imparfaits de l'histoire ecclésiastique nous mettent rarement en état d'écarter les nuages épais qui couvrent le berceau du christianisme. D'un autre côté, la grande loi de l'impartialité nous oblige trop souvent de révéler les imperfections de ceux des chrétiens qui, sans être inspirés, prêchèrent ou embrassèrent l'Évangile. Aux yeux d'un observateur peu attentif, leurs fautes sembleront peut-être jeter une ombre sur la foi qu'ils professaient; mais le scandale du vrai fidèle et le triomphe imaginaire de l'impie cesseront, dès qu'ils se rappelleront, non-seulement par qui, mais encore à qui la révélation divine a été donnée. 1 Le théologien peut se livrer au plaisir de représenter la religion descendant du ciel dans tout l'éclat de sa gloire, et environnée de sa pureté primitive. Une tâche plus triste est imposée à l'historien: il doit découvrir le mélange inévitable d'erreur et de corruption qu'a dû contracter la foi dans un long séjour parmi des êtres faibles et dégénérés.

Cinq causes de l’accroissement du christianisme
La curiosité nous porté à vouloir démêler les moyens qui ont assuré les succès étonnants du christianisme sur les religions établies alors dans l'univers: il est facile de la satisfaire par une réponse naturelle et décisive. Sans doute cette victoire est due à l'évidence convaincante de la doctrine elle-même et à la providence invariable de son grand auteur. Mais ne sait-on pas que la raison et la vérité trouvent rarement un accueil aussi favorable parmi les hommes? Et puisque la sagesse de la Providence daigne souvent employer nos passions et les circonstances générales où se trouve le genre humain, comme des instruments propres à l'exécution de ses vues peut aussi nous être permis de demander, avec toute la soumission convenable, non pas quelle fut la cause première des progrès rapides de l'Église chrétienne, mais quelles en ont été les causes secondes. Les cinq suivantes paraissent être celles qui ont favorisé son établissement de la manière la plus efficace. Le zèle inflexible, et, s'il nous est permis de le dire, intolérant des chrétiens; zèle puisé, il est vrai, dans la religion juive, mais dégagé de cet esprit étroit et insociable, qui, loin d'inviter les gentils à embrasser la loi de Moïse, les en avait détournés. La doctrine d'une vie future, perfectionnée et accompagnée de tout ce qui pouvait donner du poids et de la force a cette vérité importante. Le don des miracles attribué à l'Église primitive. La morale pure et austère des fidèles. L'union et la discipline de la république chrétienne, qui forma par degrés; dans le sein de d'empire romain, un État libre; dont la force devenait de jour en jour plus considérable.


Notes

1. Cette facilité n'a pas toujours empêché l'intolérance, qui semble inhérente à l'esprit religieux lorsqu'il a l'autorité en main. La séparation de la puissance ecclésiastique et de la puissance civile paraît être le seul moyen de maintenir à la fois et la religion et la tolérance; mais cette idée est très-moderne. Les passions, qui se mêlent aux opinions, rendirent souvent les païens intolérants ou persécuteurs; témoin les Perses, les Égyptiens, les Grecs et les Romains même.

Les Perses. Cambyse, vainqueur des Egyptiens, condamna à mort les magistrats de Memphis, parce qu'ils avaient rendu des honneurs à leur dieu Apis: il se fit amener le dieu, le frappa de son poignard, fit battre les prêtres de verges, et ordonna. qu'on fît main-basse sur tous les Égyptiens que l'on trouverait célébrant la fête d'Apis : il fit brûler les statues de tous les dieux, Non content de cette intolérance, il envoya une armée pour réduire en esclavage les Ammoniens, et mettre le feu au temple où Jupiter rendait ses oracles. Voyez Hérodote, I. III, c. 25, 27, 28, 29, 37, trad. de M. Larcher, tome 3, p. 22, 24, 25, 33. ¯ Xerxès, lors de son invasion dans la Grèce, agit d'après les mêmes principes: il démolit tous les temples de la Grèce et de l'Ionie, à l'exception de celui d'Éphèse. Voyez Pausanias, I. VII, p. 533 et I. IX, p. 887; Strabon, I. XIV.

Les Égyptiens. Ils se croyaient souillés lorsqu'ils avaient bu dans la même coupe ou mangé à la même table qu'un homme d'une croyance différente de la leur : «Celui qui a tué volontairement quelque animal consacré est puni de mort; si quelqu'un a tué, même involontairement, un chat ou un ibis, il ne peut éviter le dernier supplice; le peuple 1'y traîne, et le traite d'une manière cruelle, et quelquefois sans attendre qu'il y ait eu un jugement rendu... Dans le temps même que le roi Ptolémée n'était point encore l'ami déclaré du peuple romain, qu'ils faisaient leur cour avec tout le soin possible aux étrangers qui venaient d'Italie..., un Romain ayant tué un chat, le peuple accourut à sa maison, et ni les prières des grands que le roi leur envoya, ni la terreur du nom romain, ne furent assez fortes pour arracher cet homme au supplice, quoiqu'il eût fait cette action involontairement.» Diodore de Sicile, I. I, §83, t. I, p. 94. ¯ Juvénal, dans la satire 15, décrit le combat sanglant que se livrèrent les Ombes et les Tentyrites, par haine religieuse. La fureur y fut portée au point que les vainqueurs y déchirèrent et dévorèrent les membres palpitants des vaincus.
    Ardet adhuc Ombos et Tentyra summus utrinque
    Indè furor vulgo, quod numina vicinorum
    Odit uterque,locus; quum solos credat habendos
    Esse deos quos ipse colit. (Sat. XV, v. 35)

Les Grecs. « Ne citons point ici, dit l'abbé Guenée, les villes du Péloponnèse et, leur sévérité contre l'athéisme; les Éphésiens poursuivant Héraclite comme impie ; les, Grecs armés les uns contre les autres par lé zèle de religion dans la guerre clés amphictyons Ne parlons ni des affreuses cruautés que trois successeurs d'Alexandre exercèrent contre les Juifs, pour les forcer d'abandonner leur culte ; ni d'Autiochus chassant lés philosophes de ses États, etc. Ne cherchons point des preuves d'intolérance si loin. Athènes, la, polie et savante Athènes nous en fournira assez de preuves. Tout citoyen y faisait un serment public et solennel de se conformer à la religion du pays, de la défendre et de la faire respecter. Une loi expresse y punissait sévèrement tout discours contre les dieux, et un décret rigoureux ordonnait de dénoncer quiconque oserait nier leur existence. » ¯ «La pratique y répondait à la sévérité de la législation. Les procédures commencées contre Protagore, la tête de Diagore mise à prix, le danger d'Alcibiade Aristote obligé de fuir, Stilpon banni, Anaxagore échappant avec peine à la mort, Périclès lui-même, après tant de services rendus à sa patrie, et tant de gloire acquise, contraint de paraître devant les tribunaux et de s'y défendre; une prêtresse exécutée pour avoir introduit des dieux étrangers; Socrate condamné et buvant la ciguë, parce qu'on lui reprochait de ne point reconnaître ceux du pays, etc.: ces faits attestent trop hautement l'intolérance sur le culte, même chez le peuple le plus humain et le plus éclairé de la Grèce, pour qu'on puisse la révoquer en doute.» Lettres de quelques Juifs portugais à M. de Voltaire, t. I, p. 273.

4° Les Romains. «Les lois de Rome n'étaient ni moins expresses ni moins sévères. L'intolérance des cultes étrangers remontait, chez les Romains, jusqu'aux lois des Douze Tables; les défenses furent renouvelées depuis à plusieurs reprises. L'intolérance ne discontinua point sous les empereurs; témoin les conseils de Mécène à Auguste. (Ces conseils sont si remarquables, que je crois devoir les insérer en entier.) «Honorez-vous-même, dit Mécène à Auguste, honorez soigneusement les dieux selon les usages de nos Pères, et forcez les autres à les honorer. Haïssez et punissez les fauteurs des religions étrangères, non seulement à cause des dieux (qui les méprise, ne respecte personne), mais parce que ceux qui introduisent des dieux nouveaux, engagent une foule de gens à suivre des lois étrangères; et que de là naissent des unions par serment, des ligues, des associations, choses dangereuses dans une monarchie..» Voyez Dion-Cassius, I. LII, c. 36, p. 689.

«Les lois même que les philosophes d'Athènes et de Rome écrivirent pour des républiques imaginaires sont intolérantes. Platon ne laisse pas aux citoyens la liberté du culte, et Cicéron leur défend expressément d'avoir d'autres dieux que ceux de l'Etat.» Lettres de quelques Juifs portugais à M. de Voltaire, tome I,. p. 279. (Note de l'Éditeur) (
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