Parmi tous ces peintres, deux seulement, Ruysdaël…, Rembrandt surtout, ... ont poussé au-delà de leur nation et de leur siècle, jusqu'aux instincts communs qui relient les races germaniques et conduisent aux sentiments modernes. Celui-ci, collectionneur, solitaire, entraîné par le développement d'une faculté monstrueuse, a vécu comme notre
Balzac, en magicien et en visionnaire, dans un monde construit par lui-même et dont seul il avait la clef. Supérieur à tous les peintres par la délicatesse et l’actuité natives de ses perceptions optiques, il a compris et suivi dans toutes ses conséquences cette vérité, que pour l'œil toute l'essence d'une chose visible est dans
la tache, que d'ailleurs la plus simple couleur est infiniment complexe, que toute sensation visuelle est un produit de ses éléments et, en outre, de ses alentours, que chaque objet dans le champ visuel n'est qu'une tache modifiée par d'autres taches, et qu'ainsi le principal personnage d'un tableau est l'air coloré, vibrant, interposé, dans lequel les figures sont plongées comme les poissons dans la mer. Il a rendu cet air palpable, il en a montré la vie fourmillante et mystérieuse; il y a fait entrer la lumière de son pays, lumière débile et jaunâtre, comme celle d'une lampe dans une cave; il a senti le douloureux combat qu'elle livre à l'ombre, la défaillance des rayons plus rares qui vont mourir dans les profondeurs, les tremblotements des reflets qui s'accrochent en vain aux parois luisantes, et toute cette population vague des demi-ténèbres, qui, invisible au regard ordinaire, semble, dans ses tableaux et ses estampes, un monde sous-marin entrevu à travers l'abîme des eaux. Au sortir de cette obscurité, la pleine lumière a été pour ses yeux une pluie éblouissante; il l'a sentie comme un flamboiement d'éclairs, comme une illumination magique, ou comme une gerbe de dards. En sorte qu’il a trouvé dans le monde inanimé le drame le plus complet et le plus expressif, tous les contrastes, tous les conflits, ce qu'il y a de plus accablant et de plus mortellement lugubre dans la nuit, ce qu'il y a de plus fuyant et de plus mélancolique dans l’ombre ambiguë, ce qu'il y a de plus violent et de plus irrésistible dans l'irruption du jour. – Cela fait, il n'a eu qu'à poser sur le drame naturel le drame humain; un théâtre ainsi construit désigne lui-même ses personnages. Les Grecs et les Italiens n'avaient connu de l'homme et de la vie que les pousses les plus droites et les plus hautes, la fleur saine qui s'épanouit dans la lumière; il en a vu la souche, tout ce qui rampe et moisit dans l'ombre, les avortons déformés et rabougris, le peuple obscur des pauvres, la juiverie d'Amsterdam, la populace fangeuse et souffrante d'une grande ville et d'un mauvais climat, le gueux bancal, la vieille idiote bouffie, le crâne chauve de l’artisan usé, la face blême du malade, toute la foule grouillante des passions mauvaises et.des misères hideuses qui pullulent dans nos civilisations comme des vers dans un arbre pourri. Une fois sur cette voie, il a pu comprendre la religion de la douleur, le christianisme véritable, interpréter la Bible comme aurait fait un Lollard, retrouver le Christ éternel, présent aujourd'hui comme autrefois, aussi vivant dans un cellier ou une auberge de Hollande que sous le soleil de Jérusalem, le consolateur et le guérisseur des misérables, seul capable de les sauver, parce qu'il est aussi pauvre et encore plus triste qu'eux. Lui-même, par contrecoup, il a senti la pitié; à côté des autres qui semblent des peintres d'aristocratie, il est peuple; du moins, il est le plus humain de tous; ses sympathies plus larges embrassent la nature plus à fond; aucune laideur ne lui répugne, aucun besoin de joie ou de noblesse ne lui dissimule aucun bas-fond de la vérité. C'est pourquoi, libre de toute entrave et guidé par la sensibilité excessive de ses organes, il a pu représenter dans l'homme, non seulement la charpente générale et le type abstrait qui suffisent à l'art classique, mais encore les particularités et les profondeurs de l’individu, les complications infinies et indéfinissables de la personne morale, toute cette empreinte mouvante qui concentre en un moment sur un visage l'histoire entière d’une âme, et que
Shakespeare seul a vue avec une aussl prodigieuse lucidité. En cela, il est le plus original des artistes modernes, et il forge l'un des bouts de la chaîne dont les Grecs ont fondu l'autre bout; tous les autres maîtres, Florentins, Vénitiens, Flamands, sont dans l'entre-deux, et, quand aujourd'hui notre sensibilité surexcitée, notre curiosité acharnée à la poursuite des nuances, notre: recherche impitoyable du vrai, notre divination des lointains et des dessous de la nature humaine, cherchent des précurseurs et des maîtres, c'est chez lui et chez Shakespeare que Balzac et
Delacroix pourraient en trouver.