La ronde de nuit
En arrivant devant le Rembrandt, qu’on est convenu d’appeler La ronde de nuit, j’ai retrouvé le même effet, je n’ai vu qu’un plein, un chaud, un vibrant rayon de soleil dans la toile. Seulement, comme fait presque toujours Rembrandt, ce n’est pas avec du jour, un jour égal qu’il a éclairé sa toile, mais avec un coup de soleil qui tombe de haut et éclate en écharpe sur les personnages. Jamais la figure humaine vivante et respirante dans la lumière n’est venue sous des pinceaux comme là; c’est sa coloration animée, c’est le reflet rayonnant qu’elle jette autour d’elle, c’est la lumière que la physionomie et la peau renvoient, c’est le plus divin trompe-l’œil sous le soleil. Et cela est fait, on ne sait comment. Le procédé est brouillé, indéchiffrable, mystérieux, magique et fantasque. La chair est peinte, les têtes sont modelées, dessinées, sorties de la toile avec une sorte de tatouage de couleurs, une mosaïque fondue, un fourmillement de touches qui semblent le grain et comme la palpitation de la peau au soleil : un prodigieux piétinement de coups de pinceau qui fait trembler la lumière sur ce canevas de touches au gros point.
C’est le soleil, c’est la vie, c’est la réalité, et cependant il y a dans cette toile un souffle de fantaisie, un sourire de poésie enchantée. Voyez-vous cet homme contre la muraille, à droite, coiffé d’un chapeau noir ? et des gens n’ont jamais trouvé de noblesse à Rembrandt ! Puis au second plan, dans ces quatre têtes, cette figure indéfinissable, au sourire errant sur les lèvres, cette figure au grand chapeau gris, mélange de gentilhomme et de bouffon, héros étrange d’une comédie du Ce que vous voudrez; et à côté, cette espèce de gnome et de pitre idéal, qui semble glisser à son oreille les paroles des confidents comiques de Shakespeare… Shakespeare ! ce nom me revient, et je ne sais quel mirage voit mon esprit entre cette toile et l’œuvre de Shakespeare. Et regardez encore la petite fille toute de lumière, enfant de soleil qui jette ses reflets d’ambre à toute la toile, cette petite fille coiffée d’or, qu’on dirait habillée d’émeraudes et d’améthystes, et à la hanche de laquelle pend un poulet : petite juive, vraie fleur de Bohème. N’en trouvez-vous pas encore le nom et le type dans Shakespeare, en quelque Perdita ?
Un monsieur était devant ce tableau qui le copiait minutieusement à l’encre de Chine. J’ai pensé à un homme qui graverait le soleil à la manière noire…