Éloge du par coeur
Nous reviendrons à l’auteur de cette distinction, Montaigne. S’il est une tête bien faite, dont on peut dire qu’elle fut aussi bien pleine, c’est bien celle de Montaigne. à le lire, on a le sentiment qu’il connaissait par coeur toute l’oeuvre de Plutarque.
Il y a une science de la mémoire: psychologues et neurologues, spécialistes des sciences cognitives s’emploient à la faire avancer rapidement. Il existe aussi une philosophie, une phénoménologie de la mémoire. Mais le plus souvent, dans un cas comme dans l’autre, les recherches se font dans une perspective à la fois mécaniste et utilitaire.
Une recherche à partir du mot memorize sur Internet nous a conduit du club de de ceux qui ont mémorisé 1 000 décimales et plus de tel ou tel nombre, à des conseils mnémotechniques.
Un site consacré à l’éducation nous dit ce que les experts pensent de la mémorisation. Ces experts s’élèvent contre ce qu’ils appellent la mémoire-entrepôt (warehouse) pour faire ensuite l’éloge de la mémoire-atelier (workhouse), laquelle, explique-t-on, repose sur une conception dynamique de l’apprentissage.
Entrepôt ou atelier, on ne sort pas du modèle mécaniste et utilitaire. Qu’un tel modèle rende compte de bien des aspects de la mémoire humaine, on ne saurait en douter. N’importe qui est en mesure de vérifier l’efficacité des procédés mnémotechniques. On dit que John Von Neumann, qui a présenté le premier modèle simple de l’ordinateur, pouvait facilement mémoriser une page complète de l’annuaire téléphonique. Il existe de nombreux exemples de génies doués d’une telle mémoire: mais de fous également, ce qui nous rappelle que cette mémoire dont nous avons besoin pour rester en contact avec le réel peut aussi nous en éloigner.
C’est en tournant notre attention du côté du par coeur, compris dans une perspective organique et non dans une perspective mécanique, que nous avons le plus de chances de découvrir comment la mémoire peut contribuer à nous rapprocher du réel.
C’est dans l’amour que s’opère le rapprochement réel entre deux êtres. La mémoire est aux ordres du coeur, comme on l’a vu. On peut inverser cette pensée: le coeur, et l’amour dont il est le siège, est aux ordres de la mémoire, d’une mémoire que l’amour rend créatrice.
C’est ainsi qu’il faut interpréter cette strophe sur le dialogue des amants dans le poème intitulé Dualité, du poète américain Wendell Berry:
Nous attendons la résurrection des mots
Ils s’envolent de nos bouches,
délestés du mal, de la male heure et du mensonge.
Leur fraîche clarté fait scintiller les feuilles
L’air devient cristallin
Et dans le clair-obscur, les syllabes
jaillissent, brillantes comme des étoiles d’eau.
Dans l’amour, dans l’amitié, mais aussi dans la simple conversation animée avec des inconnus pour lesquels on éprouve de la sympathie, même la personne la moins douée pour la parole créatrice peut faire l’expérience d’une mémoire vécue comme un humus, d’où peuvent jaillir vers le jour, vers la conscience, des associations (de souvenirs, d’images, etc.) et des pensées originales.
Cette mémoire n’est ni un entrepôt, ni un atelier, mais plutôt un écosystème tel l’humus, ou un marais hébergeant une très grande variété d’êtres vivants. Une mémoire ainsi conçu se confond avec la vie elle-même, telle que la définit Klages dans un essai intitulé La conscience et la vie. "La vie n’est pas perçue mais elle est sentie avec la force la plus nocturne et il nous suffit de nous rappeler ce sentiment pour reconnaître la réalité de la vie avec une certitude qui ne le cède à aucune autre. Que nous jugions, que nous formulions des opinions, des volontés ou des désirs, que nous rêvions, nous sommes portés et traversés par le même courant du sentiment élémentaire de la vie, lequel est incomparable, irréductible, inconcevable, indivisible et aussi, bien entendu, insaisissable. Et c’est parce que nous nous sentons vivre nous-mêmes que nous pouvons rencontrer le vivant dans l’image du monde: c’est par l’expérience de notre propre vie que nous participons à la vie extérieure" (Ludwig Klages, Mensch und Erde, Eugen Diederichs In Jena, trad. J.D., p. 50).
Cette vie qui n’est pas perçue mais sentie, non seulement est-elle irréductible à la conscience, mais elle n’est jamais aussi intense que lorsqu’elle en est le plus éloignée: pendant le sommeil. Il faut se représenter un humus intérieur où tous nos souvenirs ayant entre eux les affinités de la vie: sons, images, idées, sentiments, émotions, mots, visions, etc., interagissent comme les micro-organismes dans l’humus du sol. Un peu comme si tous les auteurs des livres de notre bibliothèque poursuivaient entre eux un dialogue qui permettrait à chacun d’enrichir son oeuvre.
Comme des truites qui bondissent parfois vers la lumière du jour, des éléments de notre mémoire nocturne, et pour l’essentiel inconsciente, affleurent à notre conscience, nous apportant au bon moment le mot, l’image, le ton qui va donner à l’expression de nos idées et de nos sentiments sa qualité principale: la vie justement.
Mais puisque la vie nocturne et inconsciente fait si bien les choses, en quoi le par coeur peut-il donc être un enrichissement? Peut-être faut-il y voir un hommage de la conscience à la vie dont elle dépend.
Il va de soi, en raison du sens que nous donnons à l’expression par coeur, que l’objet sur lequel portent les efforts conscients de mémorisation doit avoir du sens, être digne de notre admiration et de notre amour. Plus encore, il importe que cet objet ait pour nous, et pour la culture à laquelle nous appartenons, une valeur de survie. Certains éthologistes, dont Konrad Lorenz, emploient cette expression pour désigner les comportements nouveaux qui permettent à une espèce de s’imposer dans un milieu donné.
Une des choses dont on est frappé quand on se penche sur les traditions orales, comme celles de la Grèce antique ou d’Israël, c’est la qualité des écrits qui ont échappé à l’oubli; à l’entropie devrions-nous dire: les poèmes homériques dans un cas, la Bible dans l’autre ont une très grande valeur de survie. Ce sont des écrits essentiels. Comme si la mémorisation, en raison de la vitalité qu’elle exige et dont elle témoigne, avait pour effet d’opérer une sélection des éléments dignes d’appartenir à une tradition. Aucun effort spécial n’est nécessaire pour encombrer une mémoire d’ordinateur de n’importe quels éléments d’information. Mais tout spontanément, nous ne nous donnons la peine d’apprendre un texte par coeur que lorsqu’il a une valeur essentielle à nos yeux, qu’il nous semble avoir été écrit avec le sang.
Ainsi posée, la question du par coeur apparaît comme un enjeu majeur, encore plus important peut-être aujourd’hui qu’au moment où Platon en saisissait l’humanité pour la première fois.
Toutes les personnes réfléchies s’accordent pour reconnaître le danger que représente un univers de l’information caractérisé à la fois par la surabondance et l’anarchie. Neil Postman (Technopoly, The surrender of Culture to Technology, New-York, Vintage Books. Dans ce livre, Neil Postman, connu pour son attachement à la culture livresque et sa critique de la télévision, présente, de l’ensemble du phénomène technique, une vue assez semblable à celle de Jacques Ellul, dont nous avons présenté les grandes lignes dans la partie de notre rapport portant sur les Aspects philosophiques), entre autres, a bien montré l’effet que pouvait avoir un tel univers, livré à l’entropie, sur un jeune dont l’âme est dans un état encore plus chaotique. Dans un cas semblable, une entropie d’ajoute à une autre et le désordre s’accroît plus rapidement.
Outre qu’il protégerait le folklore, là où il subsiste encore, le maintien d’un noyau de par coeur dans les individus et les collectivités pourrait contribuer à créer des points d’ordre et de vie favorisant ainsi un réel rapprochement entre des êtres humains.
Pour tirer profit des nouvelles techniques de communication, sur des plans autres que le commerce, l’industrie et la guerre, il faut aussi disposer de moyens appropriés au défi consistant à faire la sélection des valeurs de survie dans le gigantesque fourre-tout de la mémoire virtuelle. Cette opération ne peut être menée sur le mode technocratique qui a présidé à l’encombrement des mémoires.