Les pouvoirs niés de l'estomac
L'"Armsby Respiration Calorimeter" est un appareil unique au monde: il est assez grand pour enfermer une vache et mesurer directement ses énergies entrantes et sortantes. Armsby connaissait l'état de la question concernant l'énergie. Lors d'un séjour en Europe, il avait étudié les expériences de ces physiciens allemands qui avaient mis un cycliste dans une cage hermétiquement isolée et mesuré, durant trois jours et trois nuits consécutifs, tout ce qui entrait dans la boîte et en sortait sous forme d'aliments, d'eau, d'oxygène, d'excéments, de gaz carbonique et de chaleur. Il avait passé en revue toutes les tentatives de construire des cages calorimétriques depuis 1842, quand Julius Robert Mayer avait décrété la chaleur métabolique équivalente au travail mécanique. Armsby n'ignorait pas non plus les travaux de Justus von Liebig's sur la "nutrition" des plantes. Liebig avait trouvé le moyen de faire pousser des plantes dans des solutions d'éléments chimiques, il est le père de la culture sans sol, appelée aujourd'hui hydroponie. Aparavant, le sol était appelé "l'estomac des plantes", la grande nourrice de la Nature. Liebig non seulement commercialisa l'urée, premier engrais chimique; appliquant la même idée à la "nutrition humaine", il créa aussi le premier bouillon instantané, véritable engrais synthétique humain dont le nom commercial est toujours encore "Liebig."1
De retour dans son pays, Armsby se persuada qu'il n'existait au monde de meilleur calorimètre que celui construit par Atwater et Rosa à Middletown, Connecticut. Il l'agrandit afin de le rendre capable d'héberger de grands animaux et, à l'instar de Liebig, il réduisit conceptuellement la nourriture à un composé d'éléments chimiques, de nutrients. Le coeur du calorimètre d'Ashby est une boîte de verre dans laquelle une vache peut rester enfermée durant plusieurs jours. Tout ce qui y entre et en sort en tant que fourrage, eau, excreta solides, liquides et gazeux et chaleur est à son tour étroitement surveillé et mesuré. La vache devient conceptuellement une boîte noire sujette à une analyse input-output.
Durant ses plus de soixante ans de vie active, le calorimètre d'Armsby n'a cessé d'émettre des listes d'équivalents caloriques et chimiques des fourrages, puis des aliments humains les plus divers qui, lorsque ceux-ci sont approuvés par la Federal Food and Drug Administration, peuvent toujours être lues sur les paquets de cornflakes ou de compléments alimentaires. Les innovations d'Armsby ont grandement contribué à fonder le paradigme qui domine l'industrie alimentaire. Ce paradigme amalgame intimement la loi de conservation de l'énergie et la réduction des aliments à des élémemts chimiques et, partant, fait paraître évidente l'idée que les fourrages, les aliments et les combustibles sont fondamentalement la même chose, mesurable en calories ou en joules. Le "fast food" est la version populaire de cette hydroponie alimentaire. Cependant, s'il est vrai que les légumes cultivés dans les serres hollandaises sont verts, gras et insipides, qu'en est-il des bébés roses engraissés par Big Mac et Burgerboy? Ingérer des aliments chimiquement et caloriquement corrects est comme s'enfermer soi-même dans un calorimètre mental.
Ce que propose Martina Kaller-Dietrich dans Pouvoir sur les estomacs (Macht über Mägen) n'est pas de combattre le paradigme nutritionnel mais de s'adonner à des activités plus plaisantes, comme faire la cuisine et manger joyeusement. Bien qu'elle ne mentionne pas la cage calorimétrique textuellement, elle se réfère explicitement à ses conséquences et dénonce en elles un véritable "patriarcalisme" alimentaire (p. 18), locution trop aimable à mes oreilles pour la cage calorimétrique, qu'en tant qu'homme toutefois, je ne peux qu'avaler avec un "gulp" épistémologique: il est indéniable en effet que l'idée de mettre des cyclistes et des vaches dans des calorimètres ne peut avoir germé que dans le cerveau de mâles occidentaux! Martina Kaller brise la cage et enracine fermement la bonne vie dans la relation à un sol réel. En peu de mots: ce n'est ni en obéissant ni en résistant au paradigme scientifique imposé par les lois et les bureaucraties qu'un peuple pourra recouvrer l'art de manger, expression la plus savoureuse de son sens de la bonne vie, mais en cultivant des relations signiticatives avec les autres, le sol et la pluie, la rivière, la forêt.
Après le fameux livre de Frances M. Lappé2, ses émules ont rabâché à l'envi la thèse selon laquelle il y a assez d'aliments pour une "petite planète", et que, s'ils viennent à manquer, c'est, ou que leur rareté est produite artificiellement, ou bien que les moyens de leur distribution sont insuffisants. Ce que Lappé et consort proposaient étaient des réformes à l'intérieur de paradigme. Martina Kaller-Dietrich repose les termes du débat dans une lumière complètement différente. La nutrition contrôlée scientifiquement est incommensurable avec ce qui, depuis des temps immémoriaux, a mérité de s'appeler repas et d'être mangé. Essen, "manger" est un verbe et un nom allemand qui évoque l'être, comme dans la phrase "der Mensch ist was er isst." Nul n'est besoin d'adopter la philosophie matérialiste de Feuerbach, qui popularisa cette phrase en une fin de siècle engouée de calorimétrie, pour resituer les activités nourricières dans une tapisserie de significations qui interconnectent le champ, la cuisine et la table ainsi que les pouvoirs élémentaires dont les dons, à être dressés sur une table, deviennent des repas.
Manifestement, Martina Kaller-Dietrich rechigne à suivre la mode qui veut qu'un argument doive s'appuyer sur des "faits" quantitatifs. La lectrice appréciera dans son livre une rafraîchissante absence de graphes et de tabelles3. On pourrait s'attendre à ce que l'auteur cherche à recouvrer les contenus symboliques qui ont été oblitérés par la calorimétrie et la nutriologie, mais elle nous fait savoir qu'elle y renonce aussi. Ce second renoncement est, me semble-t-il, sujet à discussion.
Doña Elvira est une vieille paysanne du sud du Mexique avec qui Martina Kaller avait l'habitude de causer. Pour Elvira, cuisiner est comme se situer au coeur des relations cosmiques qui transforment les fruits du sol et de la pluie en repas. Celui-ci - une activité communautaire - confirme à son tour les convives dans leur place dans le monde. Le moment venu, doña Elvira «donne à manger à la terre". Or, ni la préparation du repas, ni sa consommation pas plus que les dons à la terre ne sont des actes "symboliques" au sens moderne popularisé par de Saussure. Ces actes ne sont pas des références à quelque chose d'autre en vertu d'un code arbitraire, mais des réponses corporelles aux appels d'une réalité tissée de relations sensorielles concrètes. "Lorsque [Doña Elvira] donne à manger à la terre, ce n'est pas une affaire de symboles ou d'actes symboliques, mais de pratiques auto-référentielles qui entrelacent sa perception des relations possibles avec le sol et l'eau dans la trame de ses relations sociales" (p. 24).
Un peu comme Tamati Ranapiri expliquant à l'anthropologue Eldson Best la façon Maori de donner4, doña Elvira brosse un tableau de sa "théorie de la pratique". Théorie signifiant littéralement vision, le terme n'est pas déplacé ici. La partie la plus vivante du livre est précisément celle qui commente les enseignements de doña Elvira. Depuis la milpa (champ de maiz) de cette paysanne — et en plus de trente ans de Mexique j'en ai connus aussi 5 — c'est homo calorimetricus, l'être humain standard alimenté de calories et de protéines, qui apparaît comme une construction symbolique dont le comportement ne peut être interprété que selon les codes que les institutions d'Éducation, de Santé et de Planification l'ont persuadé d'internaliser. Je trouve une saveur quasi-évangélique au fait que les paroles d'une pauvre mexicaine sont capables d'ouvrir la cage mentale de la pensée scientifique occidentale.
Cependant, deux conceptions contradictoires du terme symbole s'entrechoquent ici. Ce mot vient du verbe grec symballein, dont le sens original est "jeter ensemble". Bien avant que les contrats écrits ne remplacent les accords oraux, la mémoire de ceux-ci était souvent fixée dans des tailles, pièces de bois taillées de telle façon que, remises ensemble, elles s'ajustaient comme tenon et mortaise ou clé et serrure. Au moment de l'accomplissement de l'accord, les deux pieces étaient jetées ensemble sur la table. Ou bien, les aliments apportés à la fête tribale par chacun des clans étaient jetés ensemble dans de grandes corbeilles pour qu'ensuite, la tribu rassemblée réordonne ces dons de diverses provenances en un miroir qui reflète l'ordre cosmique, la place de la tribu dans celui-ci ainsi que la relation de chaque clan au cosmos tribal et au grand cosmos. En tant qu'incorporation à l'ordre cosmique par la mise ensemble de dons et de contre-dons, les actes de doña Elvira sont véritablement des "symboles avec participation ontologique", une notion qui n'a de sens que lorsque la réalité est avant tout relationnelle. Libre à Martina Kaller-Dietrich de préférer parler de l'"harmonisation mutuelle" (p. 70) des femmes et des hommes et de leur allure unique avec leur vallée, la qualité de son sol, ses rivières et montagnes, la pureté de son air et le goût de son eau. Pour elle, le repas communautaire et sa préparation sont en consonance avec la tonalité particulière du lieu, de même que la musique de la banda qui conduit la danse les jours de fête est en consonance avec l'humeur des danseurs. Pour toutes les réminiscences du tonos 6 cher aux Grecs implicites dans ces évocations, j'accepte de suivre le conseil de laisser de côté le mot "symbole", car, si celui-ci est compris dans son sens moderne, post-saussurien, Martina Kaller-Dietrich a parfaitement raison: les activités de doña Elvira ne sont pas les symboles de quelque plage virtuelle, hors de portée des sens. Elles sont au contraire enracinées dans leur réalité la plus immédiate et accordées à elle. Par contraste, coupé de tout lieu concret par son calorimètre mental, le client de l'industrie alimentaire est déplacé partout où un repas n'est pas un paquet de nutrients et de calories. Sa faim fait écho à un état de privation relationnelle et ne peut pour autant être comprise communément: les experts en tirent leurs diagnostics de boulimie ou d'anorexie. Comme nous le rappelle l'auteur, le mot anglais food, et dans une moindre mesure, le mot français aliment ainsi que le terme bilingue nutrition n'aident pas à ouvrir la cage calorimétrique. "Le mot food désigne l'ensemble de toutes les substances que les humains et les autres créatures ingestent pour se maintenir en vie". La nutrition est l'approvisionnement en telles substances. C'est aussi le processus de leur utilisation, un résultat du travail des enzimes. C'est finalement la procédure que garantit la reproduction. Vues sous cet angle, "toutes les formes de vie, depuis celles des protozoaires à celle des grands mamifères, requièrent certaines quantités de nutrients pour assurer leur continuation et leur reproduction" (p. 77). La langue allemande dispose de termes mieux différenciés, mais c'est toutefois dans le mot espagnol comida que Martina Kaller-Dietrich trouve l'antidote que lui convient aux certitudes nutritionnelles modernes. Ce terme, qui lie le sens verbal de manger (comer) au sens substantif de repas met les feux de la cuisine en consonance avec la milpa, le champ de maiz arrosé par les pluies, origine de la plus grande partie de la comida mexicaine traditionnelle. L'auteur cite Gustavo Esteva: "Toute la vie communautaire s'organise autour de tels feux au centre de la cuisine, source de la comida. L'essence même de la milpa est ici, plus encore que dans le champ lui-même, le seul élément de la milpa perçu par les experts en agronomie"7. D'une certaine manière, le sens de la comida rejoint la définition des sociétés de subsistance de Teodor Shanin: "ceux qui mangent du même bol". Martina Kaller-Dietrich commente: "Ingérer ensemble un repas incorpore les convives à la communauté. Simultanément, la place de chacun dans la communauté est confirmée et assumée. Une 'bi-directionalité orale' a lieu durant le repas: la nourriture est faite partie du corps et le corps est intégré à la communauté" (p. 73). Être un hôte (invité), c'est-à-dire être corporellement présent à la table de l'hôte (amphytrion) est incorporer sa nourriture à mon corps et accepter une place dans sa communauté, une expérience — un défi souvent — dont l'auteur a beaucoup à dire. Cette double incorporation est un dialogue ininterrompu entre les hôtes (invités et amphytrion), entre ceux-ci et tout ce qui appartient au repas: la milpa, le sol, la pluie, la forêt et le vaste monde au delà.
Martina Kaller-Dietrich a apprêté son livre comme une comida dans un village paysan mexican. Elle commence par une description des ingrédients: le village qu'elle connaît le mieux, San Pablo Etla dans l'État de Oaxaca, les conversations avec doña Elvira, la rencontre avec Gustavo Esteva et ses tertulias, conversations amicales sur un thème donné. Elle contraste ensuite ce qu'elle a appris de ses amis mexicains avec les dogmes de la science nutritionnelle. Lorsque doña Refugio, une autre villageoise, prépare un repas, elle achète les ingrédients qu'elle ne peut produire elle-même à des parents ou des voisins, de telle sorte "que derrière chaque élément du repas se touve un membre de son réseau de relations personnelles"(p. 167). Cette insistance sur "où", "quand", "comment" chaque partie du repas a été engendrée est ce qui, selon Martina Kaller-Dietrich, distingue le plus clairement la comida de l'aliment (food). C'est ce que les sciences et technologies nutritionnelles détruisent le plus systématiquement, de telle sorte que leurs clients deviennent semblables aux patients du système bio-médical ou aux consommateurs du prêt-à-penser universitaire. Leur pouvoir autonome sur leurs propres ménage, milpa, jardin, vallée est nié parce que, d'abord, ils ont perdu le pouvoir sur leur propre estomac. Cette expropriation est perpétrée au nom de la survie statistique, des calories et des protéines: de la Santé! Gerber et Nestlé et les autres entreprises d'hydroponie alimentaire produisent des gosses roses et gras mais elles empiètent sur les "pouvoirs de l'estomac". L'industrie alimentaire est une tyrannie sur des estomacs impuissants.
La seconde partie du livre, de ton plus académique, montre comment on en est arrivé là de manière plus précise que ma caricature au début de cette recension.
Notes
1. Voir les commentaires de l'auteur sur Liebig, pp. 95 ss.
2. Lappé, Frances M., Diet for a Small Planet, New York: Ballantine, 1975.
3. Avec une exception p. 257.
4. Teodor Shanin, Defining Peasants. Essays Concerning Rural Societies,
Expolary Economies, and Learning From Them in the Contemporary World.
Oxford/Cambridge, Mass. 1990, 41.
5. Voir Robert, Jean, "Production", Mots Toxiques, Paris: L'Armatan, 2005.
6. Sur le tonos grec classique, voir Illich, Ivan, "La Sagesse de Leopold Kohr", in, La Perte des sens, Paris: 2004, Fayard, pp. 243 ss.
7. Esteva, Gustavo Esteva, Re-embedding Food in Agriculture, in: Culture and Agriculture 48 (1994), 5. Voir aussi, Esteva, Gustavo, Fiesta - jenseits von Entwicklung, Hilfe und Politik, Frankfurt am Main/Wien, 1995 (1992).