Manger
Photo Nasa- Visipix
Aux États-Unis c'est le chimiste Henry Prentiss Armsby qui, suivant l'exemple de l'allemand Liebig, lança la longue expérience. «Le coeur du calorimètre d'Armsby est une boîte de verre dans laquelle une vache peut rester enfermée durant plusieurs jours. Tout ce qui y entre et en sort en tant que fourrage, eau, excreta solides, liquides et gazeux et chaleur est à son tour étroitement surveillé et mesuré. La vache devient conceptuellement une boîte noire sujette à une analyse input-output.
Durant ses plus de soixante ans de vie active, le calorimètre d'Armsby n'a cessé d'émettre des listes d'équivalents caloriques et chimiques des fourrages, puis des aliments humains les plus divers qui, lorsque ceux-ci sont approuvés par la Federal Food and Drug Administration, peuvent toujours être lues sur les paquets de cornflakes ou de compléments alimentaires. Les innovations d'Armsby ont grandement contribué à fonder le paradigme qui domine l'industrie alimentaire. Ce paradigme amalgame intimement la loi de conservation de l'énergie et la réduction des aliments à des élémemts chimiques et, partant, fait paraître évidente l'idée que les fourrages, les aliments et les combustibles sont fondamentalement la même chose, mesurable en calories ou en joules. Le "fast food" est la version populaire de cette hydroponie alimentaire. Cependant, s'il est vrai que les légumes cultivés dans les serres hollandaises sont verts, gras et insipides, qu'en est-il des bébés roses engraissés par Big Mac et Burgerboy? Ingérer des aliments chimiquement et caloriquement corrects est comme s'enfermer soi-même dans un calorimètre mental.»
Telle est le résumé, un peu caricatural, l'auteur le reconnaît lui-même, que dans une recension intitulée Les pouvoirs niés de l'estomac, Jean Robert donne de la thèse de Martina Kaller Dietrich.
Pour manger vraiment il faut sortir de la cage. «La nutrition contrôlée scientifiquement est incommensurable avec ce qui, depuis des temps immémoriaux, a mérité de s'appeler repas et d'être mangé. Essen, "manger" est un verbe et un nom allemand qui évoque l'être, comme dans la phrase "der Mensch ist was er isst." Nul n'est besoin d'adopter la philosophie matérialiste de Feuerbach, qui popularisa cette phrase en une fin de siècle engouée de calorimétrie, pour resituer les activités nourricières dans une tapisserie de significations qui interconnectent le champ, la cuisine et la table ainsi que les pouvoirs élémentaires dont les dons, à être dressés sur une table, deviennent des repas.
C'est au contact de Doña Elvira que Martina Kaller Dietrich a appris à manger. «Doña Elvira, poursuit Jean Robert, est une vieille paysanne du sud du Mexique avec qui Martina Kaller avait l'habitude de causer. Pour Elvira, cuisiner est comme se situer au coeur des relations cosmiques qui transforment les fruits du sol et de la pluie en repas. Celui-ci — une activité communautaire — confirme à son tour les convives dans leur place dans le monde. Le moment venu, doña Elvira "donne à manger à la terre".»
«Les activités de doña Elvira sont enracinées dans leur réalité la plus immédiate et accordées à elle. Par contraste, coupé de tout lieu concret par son calorimètre mental, le client de l'industrie alimentaire est déplacé partout où un repas n'est pas un paquet de nutrients et de calories. Sa faim fait écho à un état de privation relationnelle et ne peut pour autant être comprise communément: les experts en tirent leurs diagnostics de boulimie ou d'anorexie. Comme nous le rappelle Martina Kaller Dietrich, le mot anglais food, et dans une moindre mesure, le mot français aliment ainsi que le terme bilingue nutrition n'aident pas à ouvrir la cage calorimétrique. «Le mot food désigne l'ensemble de toutes les substances que les humains et les autres créatures ingestent pour se maintenir en vie». La nutrition est l'approvisionnement en telles substances. C'est aussi le processus de leur utilisation, un résultat du travail des enzimes. C'est finalement la procédure que garantit la reproduction. Vues sous cet angle, «toutes les formes de vie, depuis celles des protozoaires à celle des grands mamifères, requièrent certaines quantités de nutrients pour assurer leur continuation et leur reproduction» (p. 77). La langue allemande dispose de termes mieux différenciés, mais c'est toutefois dans le mot espagnol comida que Martina Kaller-Dietrich trouve l'antidote qui lui convient aux certitudes nutritionnelles modernes. Ce terme, qui lie le sens verbal de manger (comer) au sens substantif de repas met les feux de la cuisine en consonance avec la milpa, le champ de maiz arrosé par les pluies, origine de la plus grande partie de la comida mexicaine traditionnelle. L'auteur cite Gustavo Esteva: «Toute la vie communautaire s'organise autour de tels feux au centre de la cuisine, source de la comida. L'essence même de la milpa est ici, plus encore que dans le champ lui-même, le seul élément de la milpa perçu par les experts en agronomie». 2
Martina Kaller-Dietrich commente: «Ingérer ensemble un repas incorpore les convives à la communauté. Simultanément, la place de chacun dans la communauté est confirmée et assumée. Une "bi-directionalité orale" a lieu durant le repas: la nourriture est faite partie du corps et le corps est intégré à la communauté» (p. 73). Être un hôte (invité), c'est-à-dire être corporellement présent à la table de l'hôte (amphytrion) est incorporer sa nourriture à mon corps et accepter une place dans sa communauté, une expérience — un défi souvent — dont l'auteur a beaucoup à dire. Cette double incorporation est un dialogue ininterrompu entre les hôtes (invités et amphytrion), entre ceux-ci et tout ce qui appartient au repas: la milpa, le sol, la pluie, la forêt et le vaste monde au delà.
Notes
1. Macht über Mägen. Essen machen statt Knappheit verwalten. Haushalten in einem südmexikanischen Dorf(Pouvoir sur les estomacs. Manger plutôt que gérer la rareté. Économie domestique dans un village du sud mexicain.) Vienne, Promedia, 2002. 263 pages, bibliographie pp. 199-226. 23.90 Euros, 40.60 Francs suisses. ISBN: 3-85371-190-1.
2. Esteva, Gustavo Esteva, Re-embedding Food in Agriculture, in: Culture and Agriculture 48 (1994), 5. Voir aussi, Esteva, Gustavo, Fiesta — jenseits von Entwicklung, Hilfe und Politik, Frankfurt am Main/Wien, 1995 (1992)..