Genèse et déclin de la raison instrumentale

Jean Robert
Convergences entre les pensées d'Ellul et d'Illich.

Le texte est publié dans l'ouvrage dirigé par Patrick Troude-Chastenet : Jacques Ellul, penseur sans frontières, L'Esprit du Temps, coll. « Jacques-Ellul », 2005. Voir la présentation du livre sur le site de l'éditeur.
Génèse de déclin de la pensée instrumentale 1
Entre la pensée d'Ellul et celle d'Illich, les points de rencontre sont nombreux. Tous deux perçoivent des "présages funestes"2 dans l'emprise croissante du système technicien (Ellul), du Système et de son "show" qui, selon Illich engloutissent de nos jours les finalités personnelles que servait l'outil classique. Tous deux y détectent une trahison de la vocation de l'occident par l'occident. Cette vocation était un appel à la liberté. L'outil n'est compatible avec la liberté que si sa disponibilité est à double sens, c'est-à-dire s'il peut être pris ou laissé. Préserver ce double aspect, ce serait soumettre l'outil à de strictes limites. Ce serait d'abord éviter que la puissance de mes outils n'empiète sur votre liberté (et la mienne), et ensuite que l'adaptation aux modes d'emploi de la technique ne se constitue en une sorte d'impératif éthique. Maintenir le lien entre outil et liberté conduit à professer une éthique de l'autolimitation (Illich) et du non-pouvoir (Ellul). Il y a une trentaine d'années, tous deux croyaient encore qu'une telle conversion était politiquement possible. L'outil convivial était pour Illich celui dont le pouvoir qu'il concède maintient une juste proportion avec les capacités autonomes de son utilisateur, comme la bicyclette par exemple. Ellul pour sa part espérait de ses contemporains qu'ils se missent d'accord pour ne pas faire tout ce dont ils étaient capables. En d'autres temps, la Némésis ou la loi divine pouvaient sanctionner de l'extérieur l'hubris et les excès des hommes. A l'époque où il écrivait La Technique ou l'enjeu du siècle, Ellul pensait qu'un examen de la technique de l'intérieur serait capable de faire reconnaître l'impossibilité de vivre avec elle sans pratiquer une éthique de renoncement au pouvoir.

Force est de reconnaître que ni la société de l'outil convivial, ni celle d'une technique soumise à l'éthique du non-pouvoir ne sont devenues des réalités politiques. Paradoxalement, alors que les menaces entrevues à la fin des années 1960 sont en train de devenir des réalités quotidiennes, les velléités de limitations politiques d'antan font place à cette loghorrée techno-sophiste qu'Ellul appelle le bluff technologique, véritable obscurcissement de la perception du réel par le bruit des discours sur la technique et ses supposés miracles. Nos espoirs de jeunesse n'ont pas été remplis, l'An 01 de Gébé n'a pas eu lieu. Son mot d'ordre, "on s'arrête et on réfléchit" n'a pas eu l'écho qu'il méritait. Aujourd'hui, plus les conséquences de la Technique deviennent terrifiantes, plus celle-ci les nie avec arrogance.

A mi-chemin de leur carrière de penseurs critiques, Illich et dans une moindre mesure Ellul, ont reconnu que ce qu'ils avaient décrit correspondait de moins en moins à la nouvelle réalité qui se dessinait sous leurs yeux. L'outil dont avait parlé Illich dans La Convivialité était lié à une main qui le guidait. Main ou pied, ou plutôt tout le corps lui imposaient leur propres limites, contenaient son pouvoir. Bien plus tard, Illich verra dans l'adéquation de l'outil aux pouvoirs du corps une manifestation de la proportionnalité, et dans sa rupture, un symptôme de modernisation, voire d'occidentalisation du tiers monde et du développement 3. Ce que nous nommons encore "outil" — que ce soit un avion jet, Internet ou une installation de dialyse rénale — a rompu tout lien proportionnel avec les pouvoirs du corps et avec les sens. Or la liberté que pouvaient concéder l'outil ou la technique n'avait de sens que dans le cadre de cette proportionnalité. Ce n'est qu'à l'intérieur de ses limites que les outils pouvaient être serviteurs de fins personnelles. Au contraire, dans le système technicien, ce que nous appelons encore, à tort je crois, "outil" est porteur d'un triple impératif de désincarnation, de "perte des sens" et de démission des finalités personnelles de nos actes. Illich a vu pointer l'obscurité hébétante d'un pseudo-monde dans lequel la raison n'est plus proportionnée aux sens. Toutefois, plutôt que d'induire ses lecteurs au désespoir, il les invite à explorer l'espérance, "au nord du futur". La référence au poète Celan 4, dont il citait des passages entiers par coeur, indique que pour l'auteur de Libérer l'avenir, le futur est un mirage. Il n'y a pas de fatalité historique. Le prophète n'est pas celui qui prévoit ce qui sera mais celui qui voit ce qui est. Il dira encore qu'il ne permit jamais à l'ombre du futur de paralyser son esprit. Illich eut le courage de l'espérance au milieu d'un monde d'expectatives lugubres. Dans ce monde, "...les gens vivent leur vie comme un cauchemar: ils se sentent englués dans une horreur indicible sans parvenir à se réveiller devant la réalité"5. Dans ce monde, l'"outil" n'est plus disponible, parce qu'une fois pris il ne peut plus être lâché: vous croyez le tenir, mais c'est lui qui vous tient. C'est en cela que consiste le cauchemar et l'engluement dans l'horreur.

Ellul pour sa part mit une date sur un changement unique dans l'histoire: 1950, à quelques années de moins ou de plus est l'époque en laquelle Turing, puis les conférences Macy, forts des acquis de la logistique guerrière, établirent les bases de la science de l'organisation, de la cybernétique et de l'informatique. C'est le moment aussi où la Technique subit une mutation unique et devint le système technicien 6.

Si la technique est devenue un système, que devient l'outil? Je suis tenté d'introduire ici le terme de pseudo-outil systémique, parce que je crois que ce que nous appelons encore techno-logie est devenu une simulation de ce qui, dans le Système, n'est plus: une relation proportionnelle, une adéquation mutuelle entre des moyens et des fins personnelles. De la disponibilité de l'outil classique, le pseudo-outil systémique n'a que le côté "peut être pris" qui devient rapidement "doit être pris". Si l'outil ne "peut être laissé", il n'offre qu'une pseudo-liberté. Theodore Kaszynski, lecteur avoué d'Ellul, l'a bien dit:
    «Un progrès technique qui paraît d'abord ne pas menacer la liberté peut la menacer très gravement ensuite. Voyez par exemple les transports motorisés. (...) Au début, ils parurent augmenter la liberté personnelle. (...) Mais bientôt, ils transformèrent la société d'une manière qui réduisit considérablement la liberté de locomotion. Quand les véhicules dépassèrent un certain seuil numérique, il devint nécessaire de soumettre leur usage à des règles de plus en plus strictes. À partir d'une certaine densité, les mouvements des véhicules sont gouvernés par la logique des flux de trafic et par diverses lois ad hoc.» 7

lllich constate que lorsque le langage dominant est celui des systèmes et de l'information, le maître-mot n'est plus outil ou même moyen technique, mais "interface"8. Mon ami Jean-Pierre Dupuy donnait à ce mot la définition suivante: "l'ensemble des informations qui sont nécessaires à un sous-système pour fonctionner dans le système". L'interface est destructrice de toute concertation concrète. Dans La Trahison de l'opulence, nous avions tenté de montrer que le système des prix ou la vitesse moyenne sur l'autoroute à telle heure, ainsi qu'elle est déterminée par la logique des flux et la densité du trafic, sont toute l'"information" sur l'ensemble des autres qu'homo oeconomicus ou homo transportandus doivent "capturer" pour se comporter rationnellement sur le marché ou dans un réseau de routes encombrées. Le pseudo-outil systémique est devenu une interface 9 entre son "utilisateur" et le système. Il ne vous sert plus mais se sert de vous. Ou plutôt, il est le noeud où le système vous absorbe, "sucks you" disait Illich, et j'ai lu qu'Ellul proposait le mot phagocyter.

Dans le Système, "la perception sensorielle est comprise comme le résultat d'une interface entre deux systèmes, dont l'un est un artefact et l'autre une personne"10. Cette insertion dans des systèmes interactifs "est caractéristique de la vie contemporaine dans un monde de cinq cents chaînes de télévision haute définition" 11. L'adaptation à ce que nous appelons encore "les techniques" façonne de plus en plus nos certitudes fondamentales. Il y a un quart de siècle, Illich analysait la contre-productivité des institutions productrices de services et en définissait soigneusement les trois niveaux. Aujourd'hui, il faut parler de l'efficacité paradoxale de cette contre-productivité. La médecine par exemple est de plus en plus iatrogène, c'est-à-dire contre-productive, mais elle fomente des certitudes qui intègrent efficacement les patients au nouveau système biomédical. Et il faut en dire autant de l'école et des transports tant privés que publics, dans la mesure où, comme le dit Ellul, chaque aspect de l'existence dans le Système étant "soumis au contrôle, à la manipulation, à l'expérimentation"12, toutes les institutions productrices de services le sont aussi de ce contrôle, de cette manipulation et expérimentation. Les services (Médecine, Éducation, Transport) sont devenus les principaux médiateurs entre leurs clients et le système technicien qui les phagocyte.

La médiation par le pseudo-outil systémique s'accompagne de stimulations sensorielles qu'il ne faut pas confondre avec des images. L'image était une entité produite par l'imagination en présence d'une réalité, ou sous l'effet de son évocation ou de son souvenir. L'image n'allait jamais sans poiêsis, c'est-à-dire capacité de faire autonome. Comment appeler au contraire les stimulations fugitives qui ne renvoyent à rien d'autre qu'à "l'état momentané d'un programme cybernétique" 13? Illich propose de désigner la médiation propre à l'âge des systèmes par le nom de show. Le show est le transducteur ou programme qui permet l'interface entre les systèmes. Contrairement à l'image, le show ne situe pas le spectateur en lui fournissant un point de vue, c'est-à-dire un lieu où poser ses pieds, mais fait reculer la réalité vers une "rive éloignée" 14 inaccessible aux mains, aux pieds, aux sens et finalement au sens commun et à l'imagination. Ce que les systèmes donnent pour réel sont des banques de données, des mesures, des instructions permettant de construire des modèles. Si l'image du régime scopique 15 antérieur était perspective, l'ère du système est aussi l'âge de l'objectivité a-perspective. L'analyse illichienne de l'engloutissement de l'instrumentalité par le système recoupe la caractériologie ellulienne du système technicien. Rappelons-en les huit traits principaux:

1. L'artificialité: le système technique engendre un nouveau milieu qui remplace le milieu naturel dans lequel a évolué notre espèce.
2. La rationalité: il poursuit une illusion d'efficacité absolue: "the one best way in the world".
3. Le déterminisme propre: le système paraît sélectionner lui-même les moyens constituant "the one best way", châtrant la décision humaine de sa substance. Le "non-technique" est éliminé.
4. La croissance auto-alimentée: la "solution" aux "problèmes" engendrés par le système technique est davantage de technique. En outre, un procédé qui fait ses preuves dans un domaine déterminé est transposé dans un autre domaine (voir les applications "civiles" des techniques guerrières). La technique couvre ainsi toute la société d'une sorte de toile d'araignée de plus en plus dense, dont les conséquences sont imprévisibles. Soumise à la causalité, elle n'a pas de finalité.
5. L'indivisibilité: il est impossible de séparer "le bon grain de l'ivraie", les effets positifs des effets négatifs du sytème technicien. Prétendre le faire est l'essence du bluff techno-logique. Fort de cette compréhension, Ellul s'est opposé à la distinction, à ses yeux oiseuse, entre les usages guerriers et les usages "pacifiques" de la technique. L'impératif du système technicien semble être que tout ce qui est faisable finira par être fait. Seule une éthique de la renonciation peut nous libérer de cet impératif aveugle.
6. L'intégration organique de toutes les techniques: toutes les techniques, que ce soit de production, de transport, d'organisation, de propagande s'amalgament en une seule totalité, le système technicien, dont chacune devient un sous-système. Ellul considéra vain tout espoir de modification de ce système qui ne procédât pas de décisions libres des citoyens mais de la Nécessité. Dans le système, la nécessité prend la forme d'un impératif technologique. Seule une irruption de la liberté pourrait transcender cette nécessité.
7. L'universalité de la technique: celle-ci peut s'entendre au sens géographique et au sens qualitatif. Dans le monde entier existe la même tendance à appliquer les mêmes techniques. Le lieu est devenu indifférent à la technique, qui ne se déploye que dans l'espace abstrait. Cela ne signifie nullement que tous les peuples aient atteint le même niveau, mais qu'ils se situent en divers points d'une même trajectoire idéologique (Rostow).
8. L'autonomie de la technique: le mot "autonomie" ne signifie pas ici liberté des hommes, mais séparation, désinscrustation ou désencastrement 16 de la technique de la trame des relations sociales et politiques. La technique non seulement se constitue en sphère autonome, mais engendre une pseudo-morale qui prétend soumettre la sociabilité et la politique à ses impératifs. Ceci oblige à affronter l'indigence de la notion de "neutralité de la technique". La technique propage une anti-culture qui ne connaît ni limites, ni tabous, ni mystères, ni règles morales, nulle loi hors de ses propres normes. Par le fait même qu'elle désacralise tout, elle devient un dieu dont les hommes attendent le salut 17.

Pour Illich, le système déguise ses interfaces en outils et ses shows en images. Pour Ellul, le système technicien rompt avec toutes les "techniques" du passé, phénomène observable dans la rapide destruction de toutes les boîtes à outils traditionnelles: qui sait encore décrire les différences entre une varlope, un riflard, un bouvet et un feuilleret? Tous deux savent qu'on ne peut pas analyser correctement l'"extravagance historique tout à fait singulière" qu'est le système tecnicien au moyen "des concepts courants qui suffisent à l'étude des sociétés anciennes". Un nouvel ensemble de concepts analytiques devient nécessaire "pour discuter l'hexis (l'état) et la praxis de notre époque qui vit sous l'égide de la technique". Tous deux ont puissament contribué à l'élaboration des ces concepts analytiques.

Le 13 novembre 1993, à Bordeaux, Illich célébra sa dette filiale envers Ellul et manifesta en ces mots la convergence de leurs pensées:
    «Du philosophe de la technologie, vous attendez qu'il étudie un phénomène patent, observable, en ayant conscience que celui-ci est trop terrible pour être appréhendé par la seule raison. Et vous amenez le croyant à approfondir sa foi biblique et son espérance eschatologique face à "deux questions profondément troublantes", revêtant toutes deux un caractère d'"extrême étrangeté historique":
    — La première, c'est l'impossibilité de comparer la technique moderne et ses terrifiantes conséquences avec la culture matérielle d'une autre société, quelle qu'elle soit.
    — La seconde, c'est la nécessité de voir que cette extravagance historique est l'aboutissement d'une subversion de l'Évangile par sa mutation en cette idéologie fondamentale appelée christianisme"(18).
Ellul et Illich ont, chacun à sa manière, affronté ces deux "questions profondément troublantes", qui sont, je le crois, les questions fondamentales de notre temps. Illich, non seulement affirme l'historicité de la technique, de la "techno-logie" ou, plus exactement, de la cause instrumentale et des manières de la dire, mais encore il observe son déclin à la lumière de son origine. Selon lui, l'ère instrumentale a un début, qu'il situe au XIIe siècle et une fin, de plus en plus manifeste de nos jours. Il a documenté le début de cette ère, à l'époque où une excroissance de la causa efficiens aristotélicienne, causa instrumentalis, devint peu à peu prédominante. Avec ses amis et élèves de Brême et de State College, il a réféchi sur le crépuscule de l'instrumentalité au cours des dernières années du XXe siècle. Avec ce même groupe d'amis, il a établi l'importance d'une mouvance de longue durée de l'histoire des idées et des perceptions qu'il appelle la Grande Tradition de la Proportionnalité. Selon lui, la question de l'historicité de l'instrumentalité acquiert une nouvelle clarté à la lumière de l'histoire de la proportionnalité.

Le mot proportio est la traduction latine du terme grec logos qui signifie relation, mais aussi langage, équilibre et proportion. Dans son acception mathématique, le logos, depuis Euclide (environ 300 a.C.) se réfère à la relation de deux éléments (a:b) alors qu'une similitude entre deux ou plusieurs relations (a:b::c:d::e:f) est appelée, en grec, analogia. (...) Neuf siècles après Euclide, Boèce, dans de institutione musica, appela, en latin, proportio ou ratio la relation entre deux termes et proportionalitas la similitude entre deux ou plusieurs relations simples 19.

Le Moyen Âge concevait véritablement l'assemblée des fidèles comme un corps. Il associait la vie spirituelle et l'existence sociale de ce corps en une relation proportionnelle: l'un était à l'autre comme le verbe à la chair, le coeur aux pieds, la spiritualité aux humbles tâches de la terre, la chair qui souffre et sent au corps visible dans le monde. Le coeur et les pieds, la prière et les labeurs de la glèbe sont différents, mais non divers: "ora et labora", l'un ne peut aller sans l'autre 20. Cependant, leur union, consonnance ou harmonie ne peut et ne doit être instrumentalisée: elle ne peut qu'être libre comme la grâce même. La volonté prométhéenne d'attirer l'union eucharistique dans le champs de l'humainement faisable, de planifier la concordance des différents par l'imposition d'un tempérament mécanique fut la grande tentation de l'occident et est aujourd'hui le signe de la corruption du christianisme. Lorsqu'ils parlaient d'union, la plupart des auteurs médiévaux se souvenaient encore des mots de Platon:
    Que deux éléments puissent s'unir par eux-mêmes est impossible, car un certain tiers au milieu d'eux doit fournir le lien entre eux. Mais le plus beau des liens est celui qui devient un avec ce qu'il unit. Cela, la proportion, par sa nature même, le fait le mieux.(Timée, 31c)

À partir du XIIe siècle toutefois, la proportionnalité a progressivement été redéfinie dans le nouveau langage de l'instrumentalité. L'administration d'une "puissance de rédemption divine" par l'Église, à partir du XIIIe siècle, semble avoir été le contexte général à travers lequel les occidentaux imputèrent aux objets les plus divers une "instrumentalité" de plus en plus séparée des pouvoirs proportionnels du corps.

Ellul, pour sa part, est l'auteur tant d'observations "sur le vif" que de réflexions théologiques qui permettent d'appréhender cette mutation vers un pire imprévisible comme Histoire qui se fait sous nos yeux. Et d'avertir: Ellul se sentit investi d'un devoir de guetteur. Il sut détecter en la prédominance croissante des conformismes techniques sur les conformismes sociaux l'un des syptômes de la chute dans le Système 21. Ce qui avait commencé comme une proclamation de la disponibilité de moyens instrumentaux en vue de fins personnelles s'achève dans un "empire du non-sens" dans lequel des "moyens" de plus en plus disproportionnés sont de moins en moins dotés de finalité. Au naufrage des intentionalités personnelles s'ajoute la fin de la libre disponibilité de l'outil: le pseudo-outil systémique, une fois pris, peut à peine être laissé; une fois "branché", il est difficile de se "débrancher"; on ne peut "désordinateuriser" le Système qu'Ellul appelle encore "technicien". Dans le même temps, le professionnel dominant d'antan est absorbé par le facili(ta)teur ou conseiller, définissable comme l'interface qui intègre le client ou patient au système 22. Par exemple, le système biomédical est en passe de phagocyter l'art médical en en faisant un sous-système. Dans le système, c'est la main et l'homme tout entier qui deviennent disponibles pour une technique sans telos qui, pour autant, ne mérite plus ce nom. Cette inversion de la notion de disponibilité de l'outil me paraît offrir une façon lapidaire de définir le passage de l'ère techno-logique à l'âge de fer des Systèmes. Ellul, de surcroît, comprit le caractère diabolique de cette inversion ou plutôt perversion dès la rédaction de Le Système technicien il y a un demi-siècle. Dans un essai publié récemment 23, il réfléchissait sur l'"esprit souterrain" tel que l'analyse René Girard 24. Ce qui dans cette forme du "mal ontologique" est souterrain, c'est-à-dire occulte, nié, c'est la relation mimétique qui fait de l'autre non un prochain, mais un double envieux. Cette négation est la caractéristique de l'orgueil.
    «Car l'orgueil conduit en même temps à vouloir se distinguer des autres, mais à se rendre compte que l'on ne peut y parvenir. Il est fasciné par l'autre, mais dans la perspective de le fasciner et de le dominer. Il implique une adoration de soi, qui se mue en adoration de l'autre. Telles sont peut-on dire, les trois facettes principales de la contradiction de l'orgueil souterrain» 25.

Or, constate Ellul, "la technique [le système technicien] présente exactement ces caractères mêmes de l'esprit souterrain", elle en est l'expression, l'incarnation et la démonstration. Elle est "la face externe d'une structure dont la face interne est l'hallucination du double". Elle est à la fois ce qui m'empêche de me distinguer des autres (la technique uniformise, point 7 de la "caractériologie") et une incitation à me distinguer dans la surenchère du pouvoir et du bluff 26. Ellul y voit une perversion radicale de l'appel évangélique à la reconnaissance de l'autre, à l'amitié. La technique englobera tout, mais sans réconciliation, sans conciliation même. Elle a "l'apparence d'une unité (car tout est maintenu ensemble par le carcan de fer du système) alors qu'en réalité elle produit indéfiniment des ruptures et des divisions" 27. C'est une "rédemption à rebours".

Dans son "Hommage à Jacques Ellul", Illich pour sa part reconnaît que
«...la catégorie ellulienne de "la technique", que j'avais originellement employée comme un outil analytique, définissait une réalité engendrée par la poursuite d'une "idéologie de dérivation chrétienne" [radicalement corrompue comme le suggère le mot "idéologie"» 28.

Ellul n'a à opposer à l'Absurde techno-logique que la vertu, la force du non-pouvoir. Comprenne qui pourra. Je l'interprète ainsi: face aux titillations pseudo-sensuelles auxquelles incite le Système technicien, me comporter comme un eunuque volontaire 29.

Illich pour sa part voyait dans le symposium convivial "un jardin des délices en Absurdistan" et dans la pratique austère de l'amitié une manière de tenir à distance les fascinants miroitements du Show.

Notes

1. Conférence au Symposium Jacques Ellul de Poitiers, 18 septembre 2004.

2. Écrit en pensant à l'expression "unheilverkündend richtig" de Heidegger, cf. "Die Frage nach der Technik", Die Technik und die Kehre, Pfüllingen: Neske, 1962, pp. 5-36.

3. Sachs, Wolfgang, éd., The Development Dictionary. A guide to Knowledge as Power, Londres: Zed Books, 1992. Traduction française: Mots Toxiques, Paris: L'Armatan, 2005. Voir l'article légèrement abrégé d'Ivan Illich: L'Histoire des Besoins (1988) reproduit sous forme complète dans La Perte des sens, Paris: Fayard, 2004, pp. 71-105.

4. Hamburger, Michael, ed. et trad., Paul Celan. Poems, New York: Persea, 1980:
"In den Flüssen nördlich der Zufunft werf' ich das Netz aus, das du
zögernd beschwerst mit von Steinen geschriebenen Schatten".
Dans les fleuves au nord de l'avenir, je jette le filet
qu'en hésitant tu lestes d'ombres écrites de pierres.

5. Voir Illich, Ivan, La Perte des sens, Paris: Fayard, 2004, p. 235, 6: "Kohr lanca son filet au delà des objectifs de planification, vers le "pas-encore", le nondum, que le poète Paul Celan situe "au nord du futur". Jamais il n'essaya de séduire ou d'entraîner dans l'utopie, qui est toujours concrétude mal placée (...). Timidement, il appelle à s'extraire de ce qui passe pour une perception communément reçue. Je trouve donc en lui un guide sur le territoire inexploré de l'espoir au delà du futur".
Illich, Ivan, "Préface", Patrick Troude-Chastenet, éd., Sur Jacques Ellul. Un penseur de notre temps, Pessac: L'Esprit du Temps, 1994, p. 12, revu par l'auteur et republié dans Illich, Ivan, La Perte des sens, op. cit., pp. 153-162.

6. Voir Ellul, Jacques, "La technique considérée en tant que système", in Cahiers Jacques-Ellul pour une critique de la société technicienne. La Technique, Bordeaux, mars 2004 (1977). En 1977, Ellul écrivait: "Jusqu'ici, les grands ensembles techniques n'avaient que peu de relations entre eux: il y a vingt-cinq ans on ne pouvait pas parler du système technicien, parce que tout ce que l'on constatait c'était une croissance de la technique dans tous les domaines de l'activité humaine, mais une croissance anarchique, ces domaines restant encore spécifiés par la division traditionnelle des opérations conduites par l'homme, et il n'y avait pas de relation entre eux". C'est donc bien vers 1950 qu'Ellul situe le tournant de la technique au système technicien. Dans ce dernier, comme l'indique Pierre de Coninck, l'approche instrumentaliste de la technique n'est plus de mise. Voir Pierre de Conninck, "Pour une approche constructive de l'autonomie de la technique", Patrick Troude-Chastenet, éd., Sur Jacques Ellul, Pessac: L'Esprit du Temps, 1994, pp. 215, 219, 220. La vision du passage de la technique au système et la faillite de l'approche instrumentaliste attaquent de plein fouet "l'idéologie du progrès et de la puissance".
7. Kaszynski, Theodore, "Manifeste de l'Unabomber", Washington Post, septembre 1995, article 27. Voir Ellul, Jacques, "La technique considérée en tant que système", op. cit., p. 59: En effet, nous conservons la conviction qu'en présence d'un nouveau facteur, nous sommes libres de choisir, de l'adopter ou de le rejeter. Nous essayons d'apprécier la "pillule", l'auto, la fusée interplanétaire, le marketing, la vidéo... et nous constatons que chaque élément nouveau apporté par la technique pourrait bien être un élément de liberté supplémentaire (mais aussi bien sûr, pourrait être un facteur de dictature)".

8. Illich, Ivan, "Surveiller son regard à l'Âge du 'show'", La Perte des sens, op. cit., p. 188, n. 2: "'Interface, en tant que 'moyen ou lieu d'interaction entre deux systèmes', apparaît sous la plume de Marshall McLuhan, [...], La Galaxie Gutenberg, Paris: Gallimard, 1977 [1962]. [...] Selon l'Oxford English Dictionary Supplement au milieu des années 1960, "interface" signifie presque tout et n'importe quoi". Pour la New York Academy of Sciences, l'interface est "l'ensemble des éléments qui relient les ordinateurs analogiques et digitaux".

9. Ellul, Jacques, "La technique considérée en tant que système", op. cit. p. 58: "...la seule fonction de l'ensemble informatique est de permettre la jonction souple, informelle, purement technique, immédiate et universelle entre les sous-systèmes techniques".

10. Illich, Ivan, La Perte des sens, op. cit., p. 199.
11. ibid..
12. Ellul, Jacques, "La technique considérée en tant que système", op. cit., p. 53.
13. Illich, Ivan, "Surveiller son regard à l'âge du 'show'", La Perte des sens, op. cit., p. 201, 2, notes 1 et 2.
14. Op. cit., pp. 224 ss, 228.
15. Voir Illich, Ivan, "Passé scopique et éthique du regard. Paidoyer pour l'étude de la perception oculaire", in La Perte des sens, op. cit., pp. 287-326.
16. Tentatives de traduire le terme anglais de disembedding, auquel Karl Polanyi a donné le sens spécifique de rupture d'avec la trame sociale traditionnelle, rupture qui précède le surgissement de sphères autonomes telles que l'économie, la politique, l'éducation, la religion. Polanyi, Karl, La Grande Transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris: Gallimard, 1983. Dans sa préface, Louis Dumont propose de traduire disembedding pas désincrustation ou désencastrement.

17. Tijmes, Pieter, "Jacques Ellul, entre el pesimismo sociológico y la esperanza bíblica", Ixtus. El bluff tecnológico, Mexico, 2002, pp. 24-36, trad. du néerlandais par Jean Robert.

18. Illich, Ivan, "Préface", Patrick Troude-Chastenet, éd., Sur Jacques Ellul. Un penseur de notre temps, op. cit., revu par l'auteur et republié dans La Perte des sens, op. cit., pp. 153-162.

19. Rieger, Matthias, Helmholtz Musicus. Eine Studie über elmholtz'Objektivierung der Grundlagen der Musik, dargestellt anhand einer Textanalyse der Tonempfindungen (1877) (Helmholtz musicien. Étude de l'objectivation des fondemements de la musique par Helmholtz, à partir d'une analyse textuelle de son oeuvre sur les sensations phoniques [1877]), thèse de doctorat, Université de Brême, 2001, p. 73.
L'étude de la proportionnalité est la dernière grande aventure intellectuelle d'Ivan Illich. S'il a raison, un mode millénaire de penser et de percevoir est venu mourir sur les plages du XVIIIe siècle finissant. Selon ce mode de penser, par exemple, il n'y avait pas de son sans oreille: le ton musical était l'incarnation de la proportionnalité entre le son et l'oreille, de même que la compréhension du monde l'était de la relation proportionnelle entre la réalité sensible et la raison. La rupture de l'équilibre des humeurs en médecine, le passage, en musique, des consonnances pythagoriciennes aux enchaînements d'accords instrumentaux "bien tempérés", la redéfinition de l'économie comme théorie de la rareté et de l'équité comme égalité arithmétique, de même de la dérive de l'architecture vers le fonctionnalisme seraient, selon Illich, autant de symptômes du crépuscule de la grande tradition de la proportionnalité. Dans le miroir de cette tradition, l'époque moderne pourrait être caractérisée comme celle du règne de la disproportion. Au cours de l'histoire, divers termes, qui ne sont plus compris aujourd'hui, en sont venus à désigner ce qui est proportionnel: analogos en grec, conveniens en latin, adéquat, "what fits".

20. Différent, mais non divers: "Ce qui est différent est différent en relation, car chaque chose différente est différente en quelque chose. En revanche, ce qui est divers (de diversus, littéralement 'de l'autre côté') est divers pour n'être similaire en rien". Thomas d'Aquin, Summa contra gentiles, livre I, chapitre 17, 7. Les choses qui sont différentes peuvent se joindre en une relation proportionnelle, non celles qui sont diverses.

21. Ellul, Jacques, "La technique considérée en tant que système", op. cit., p. 62.

22. Voir Illich, derniers travaux, Sajay Samuel, Silja Samerski sur www.pudel.uni-bremen.de. Voir aussi Ellul, Jacques, "La technique considérée en tant que système", op. cit., p. 58, sur les "faciliteurs" qui opèrent la jonction souple entre les sous-systèmes de l'ensemble informatique. Ces opérateurs sont des "interfaces". Silja Samerski observe comment le conseiller ou faciliteur (en génétique par exemple) est en train de phagocyter le professionnel (médecin par exemple) classique. Pour une analyse des processus de facilitation, voir aussi Ellul, Jacques, Métamorphose du bourgeois, Paris: Calmann-Levy, 1966; du même, Le Système tecnicien, op. cit., p. 124. Grâce aux facilitations, "L'homme peut arriver [...] à avoir une vie agréable et vivable", mais qui n'est rien de plus qu'un substitut artificiel (p. 125).

23. Ellul, Jacques, "Théologie et Technique", in Cahiers Jacques Ellul. La Technique, op. cit. pp. 107-121.

24. Girard, René, Dostoïevsky, Du double à l'unité, Paris: Plon, 1963.

25. op. cit., p. 107.

26. op. cit., p. 109.

27. op. cit., p. 110.

28. Illich, Ivan, "Préface", op. cit., ou "Hommage à Jacques Ellul" in La Perte des sens, op. cit., pp. 153-162. cit..

29. "Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux-là seulement à qui c'est donné. Il y a en effet des eunuques qui sont nés ainsi du sein de leur mère, il y a les eunuques qui le sont devenus par l'action des hommes, et il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume des Cieux. Comprenne qui pourra" (Matthieu, 19.11, 12).

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