Un film en largeur sur une société qui aurait besoin d'un peu de profondeur: «Red»

Yves Lever
Depuis la fin de la dernière guerre, le cinéma de qualité a voulu témoigner de la société et de l'homme par une analyse en profondeur de sujets ou de situations-types. La télévision, par ailleurs, vivant au rythme de l'actualité, transmet une «culture mosaïque», selon l'expression d'Abraham Moles; on pourrait dire qu'elle apporte une vision en largeur de la vie d'une collectivité. Avec Red, Gilles Carle a voulu mettre dans un film une vision en largeur (l'expression est de lui) de la vie et du pays d'un Québécois.

Avant le cinéma-contestation, il faut le cinéma-constatation, disait Carle dans une interview. Voir en largeur, c'est précisément constater une série de faits et de situations dans leurs réalités brutales laissant émerger d'elles-mêmes leurs convergences ou leurs contradictions. Montrer en largeur, c'est étaler sur grand écran une série de petites «vérités» auxquelles nous sommes continuellement confrontés.

Remarquons bien que cette perspective n'est pas nouvelle: le cinéma-vérité a une quinzaine d'années et nous a déjà donné quantité de documents intéressants; soulignons seulement Deux ou trois choses que je sais d'elle, de Godard, on bien Q-Bec my love, de Lefebvre. Ces films ont cependant toujours eu le défaut de ne toucher qu'un petit nombre d'intellectuels et de ne jamais rejoindre les masses auxquelles, pourtant, ils étaient destinés. En conciliant les aspects largeur et vérité avec ce qu'on appelle communément «un bon film d'action», Gilles Carle a pu éviter ce défaut et créer un film tout à fait original dans le cinéma québécois.


Panoramique sur la Terre-Québec
On se promène beaucoup dans Red, passant tour à tour de la forêt au centre-ville de Montréal, des buildings à la cabane d'indien en pleine forêt, du village pauvre de Caughnawaga aux riches habitations de la banlieue, des immenses magasins à la petite «roulotte à patates frites» en bordure de la route. On y voyage par avion, automobile, «minoune» (vieille auto rafistolée), camion, métro, «chaloupe à moteur». On roule tour à tour sur des autoroutes et des échangeurs ultramodernes, sur des routes étroites de campagne, sur des chemins de terre, dans des champs. Étonnants contrastes entre le summum de l'organisation physique de l'environnement par ici et la primitivité par là. Faire le tour du Québec, c'est avoir l'impression de passer dans dix ou quinze pays différents.

Réginald Mackensie, dit Red, est l'habitant de cette terre: sa condition de métis le consacre comme prototype de tous les autres Québécois. Car le métissage est vraiment le sujet que Carle veut traiter en largeur. Métissage ethnique: Indiens, Français et Anglais ont tour à tour possédé le pays du Québec et se sont mêlés sans jamais se laisser assimiler. Métissage culturel: il faut changer de langue en passant de l'amour au travail; la culture française et la sous-culture américaine luttent l'une contre l'autre pour remplir un désespérant vacuum. Métissage spirituel: rites religieux et prières font bon ménage avec des rites païens et barbares (comme «l'enterrement de vie de garçon», dans le film). Métissage social, enfin: en augmentant le nombre de chiffres de son salaire, on change facilement de classe sociale; d'un côté, on souffre de l'inhumanité du système, mais, de l'autre, on s'y compromet pour en profiter.


Vivre dans la Place des Autres
Ce métissage rend notre situation de Québécois passablement inconfortable. Ou s'en est bien rendu compte pendant la dernière campagne électorale, quand on a commencé sérieusement à se poser la question de notre identité nationale et à opposer les termes canadien-français» (expression métisse par excellence) et «québécois». Comme Red, qui voyage entre la ville et la réserve, nous avons toujours un peu l'impression de nous trouver dans une «Place des Autres», comme on dit si bien en milieux populaires pour caratériser la Place des Arts. Aujourd'hui, le métis n'est plus qu'un locataire sur ses propres terres, un locataire qui ne se sent lui-même nulle part et qui doit même lutter continuellement pour garder sa petite place au soleil.

Le métis québécois est resté proche de la nature, il aime s'y retrouver et s'y sent à l'aise. Il s'est, par ailleurs, accaparé la technique moderne et semble jouir beaucoup de ses produits. Il se dit souvent qu'il n'y a plus ni Blancs ni Indiens, ni Français ni Anglais, mais seulement des hommes et que chacun a chance égale de vivre. Et, pourtant, quelle va être cette vie?

Notre métissage pourrait cependant devenir une dialectique pour une vie nouvelle, à condition que nous ne cherchions pas à nier nos contradictions, mais, après les avoir bien circonscrites, que nous apprenions à vivre avec elles et à les surmonter à un autre niveau. Ici, j'oserais parler de profondeur, car, si l'étude en largeur de la société peut être féconde, le niveau de l'action exige un engagement profond et un équilibre qu'on ne trouve jamais dans le syncrétisme. C'est uniquement dans une certaine profondeur d'être qu'on pourra retrouver une nouvelle «pureté» (comme celle de la mère indienne de Red par exemple) et une façon de vivre originale.

Avec Red, nous avons à la fois un bon thriller et un film de réflexion, un film de qualité et qui obtient large audience. La veine de l'étude en largeur semble féconde: espérons qu'on saura l'exploiter.

Autres articles associés à ce dossier

«La vraie nature de Bernadette» de Gilles Carle

Yves Lever

Il y a quelques années, Gilles Carle disait que le Québec avait besoin d'un cinéma «en largeur» plutôt qu'«en profondeur», un cinéma d'explor

Heureuses retrouvailles avec la petite histoire: «Les Plouffe»

Yves Lever

En ce milieu de mai, il semble bien que Les Plouffe, après seulement quatre semaines de projections dans une vingtaine de salles réparties partout a

Pour «sortir du bois»... «La mort d'un bûcheron»

Yves Lever

On ne sort pas facilement du bois. À moins d'y retourner et d'apprendre à bien voir dans les yeux et le corps des gens, dans les anciens «campes»

«Maria Chapdelaine» et le cinéma catalogne de Gilles Carle

Yves Lever

De ma lecture du roman de Louis Hémon, il y a plus de vingt ans, je n'avais retenu que l'essentiel, cet amour très romantique entre Maria Chapdelain

À lire également du même auteur

«Réjeanne Padovani» ou la conscience dans le béton
Il y a des films qu'on aime voir diffusés en campagne électorale. Les deux principaux films de Denys Arcand sont de ceux-là.À l'ONF, on me dit que les copies de Québec: Duplessis et après (titre original: Duplessis est encore en vie) connaissent un rendement maximum dans le circuit

«Maria Chapdelaine» et le cinéma catalogne de Gilles Carle
De ma lecture du roman de Louis Hémon, il y a plus de vingt ans, je n'avais retenu que l'essentiel, cet amour très romantique entre Maria Chapdelaine et Francois Paradis, amour brisé par un destin inexorable incarné ici par une nature rebelle dont la colère extrême prend la forme d

«La vraie nature de Bernadette» de Gilles Carle
Il y a quelques années, Gilles Carle disait que le Québec avait besoin d'un cinéma «en largeur» plutôt qu'«en profondeur», un cinéma d'exploration plutôt que d'introspection. Il en donne une brillante démonstration avec La vraie nature de Bernadette, film tout aussi

«Gina» de Denys Arcand
Comme beaucoup d'autres cinéastes québécois, c'est dans le cinéma direct que Denys Arcand s'est d'abord signalé. Dans cette école de la prise directe du vécu dans sa réalité sociale concrète, il apprenait comment aller parmi le monde pour se perméabiliser aux problÃ

Pour «sortir du bois»... «La mort d'un bûcheron»
On ne sort pas facilement du bois. À moins d'y retourner et d'apprendre à bien voir dans les yeux et le corps des gens, dans les anciens «campes» désaffectés avec leurs photographies kétaines encore accrochées aux murs, leurs piles de Sélection, les grosses couvertures de

Nouvelle Vague et Révolution tranquille
J'ai 18 ans le 12 novembre 1960. Je fais alors le cours classique, classe de rhétorique, pensionnaire au Séminaire de Gaspé (petite ville à mille kilomètres de Montréal), institution pauvre où des prêtres diocésains s’acharnent à former (et à déformer) des f

La dynamique cinématographique de 1958-1969 - 4e partie
Quatrième caractéristique: des trois autres résultent la secondarisation de la technique et du langage visuel ou bien leur trop grande mise en évidence, les deux s'inspirant des audaces de la Nouvelle vague française84 et cherchant une sorte de distanciation dans l'esprit du théÃÂ




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué