Vers une réforme fiscale verte
répertoriées, dont les interactions sont prévisibles et mesurables. L'horloge en est l'exemple type. La pensée mécaniste applique ce modèle à tout: l'esprit, le corps humain, la culture et la société, la faune, la flore et les écosystèmes. Elle en tire une conception du changement, inspirée des sciences expérimentales, qui moule, adapte, ajuste et reconstruit ces réalités complexes selon un plan déterminé dans l'abstrait, comme on répare ou on améliore une machine. De la même façon que l'architecte isolé dans sa tour imagine un bâtiment et son aménagement paysager sans tenir compte du terrain, des arbres, des habitats naturels et des accidents de terrains qui devront être nivelés pour que le projet se réalise, l'approche de l'engineering social suppose que le monde – entendons par là les choses de la nature comme celles concernant les gens et les communautés – se refait dans l'abstrait, par calcul, quitte à devoir faire table rase des particularités locales, quelles qu'elles soient.
La pensée organique au contraire conçoit le changement dans un environnement complexe, ouvert, en état d'équilibre instable, dont les composantes sont actives, pas nécessairement toutes connues ou connaissables, et dont les interactions complexes sont imprévisibles. Le changement, dans cette perspective, consiste à favoriser, par touches légères, une auto-construction, un recalibrage qui mise davantage sur la résilience des systèmes que sur l'apport extérieur.
Les sociétés anciennes ou traditionnelles – étaient-elles plus heureuses? – se méfiaient du changement et demandaient des preuves avant de consentir à l'innovation. La nôtre appelle la nouveauté, s'y lance à corps perdu, confiante que l'avenir trouvera la solution aux problèmes que notre empressement à épouser la «marche inévitable du progrès» fait naître; et c'est à ceux qui résistent qu'on demande des preuves de la pertinence de leur opposition.
Les forces vives qui, depuis les Lumières, se mobilisent pour le changement dans notre société ne sont cependant pas unanimes quant à son objet. Certains secteurs de la société luttent pour transformer le monde dans le but d'éliminer la faim et la souffrance et d'assurer à tous sécurité et justice sociale. Leur conception du changement, largement mécaniste, met l'accent sur des mesures globales, universelles, mises en place et assurées par l'État. D'autres secteurs, dont notamment le monde des affaires, mettent l'accent sur la liberté individuelle, l'émancipation face aux contraintes sociales des communautés locales, la démocratisation des structures gouvernementales et l'enrichissement matériel. Ils s'inspirent d'une conception du changement, également mécaniste, où l'État est cependant remplacé par un mécanisme régulateur neutre: le marché, gage d'efficience maximale, auquel il importe de laisser pleine liberté d'action: les tentatives des États pour le réglementer introduiraient en effet des distorsions qui en fausseraient les mécanismes. Quant aux forces de résistance à ce type de changement, soucieuses de préserver le patrimoine naturel, social et culturel, elles sont à la recherche d'un modèle d'équilibre (plutôt que de changements ou d'innovations) qui échappe aux conceptions mécanistes. Elles se méfient à la fois de l'État et du marché, et reposent surtout sur des regroupements locaux de citoyens, qui partagent à la fois une histoire et un espace communs, qui se regroupent pour sauvegarder tel ou tel patrimoine particulier menacé par les forces du changement.
Dans tout cela le développement durable, ce beau projet de concilier aspirations économiques et préservation de l'environnement, sur lequel tous disent s'entendre, devient une chimère ou, pire, un mot d'ordre obligé mais vide, une sauce à laquelle on apprête les mesures budgétaires impopulaires et les rapports annuels ensoleillés de grandes sociétés pourtant surendettées.
Faut-il que le changement soit mécaniste et la résistance organique? Comment imaginer une approche organique à l'innovation dans le contexte d'une politique sociale et environnementale qui a pour objet de préserver plutôt que d'exploiter le capital commun?
Le changement organique dans ce contexte suppose une intervention légère qui redonne à chaque acteur dans ce tableau sa place légitime: l'État, le marché, et les groupes de citoyens qui ont, eux, à vivre avec les conséquences concrètes du changement (ou de son absence) sur leurs communautés ou leur environnement immédiat, et qui sont les seuls capables de s'assurer que leurs intérêts ne soient pas inféodés à des abstractions irréfléchies ou à des compromis en haut-lieu.
Un cas d'espèce illustre bien ce type de changement et la manière dont il peut renouveler la réflexion sur les moyens à prendre pour donner à l'objectif de développement durable un sens réel. Il s'agit du projet de réforme fiscale verte, à l'essai depuis dix ans en Europe, qui fait l'objet de projets de plus en plus précis dans les milieux environnementaux d'Amérique du Nord.
Plus que l'économique, la fiscalité est un sujet aride, ingrat et complexe qui rebute aux agents de changement, plus à l'aise avec les grandes questions que les subtilités de la loi de l'impôt sur le revenu. Pourtant les questions de taxation sont au cœur du rôle de l'État, tant par les moyens qu'elles lui procurent que par les choix qu'elles l'obligent à faire; et, au moment où le rôle des États modernes est remis en question par les pressions causées par la mondialisation, les questions fiscales prennent une importance d'autant plus grande. On le voit à l'intérêt suscité par le projet Tobin, par exemple, qui restituerait aux États une part de contrôle sur les effets pervers de la fluidité internationale des capitaux, par le déplacement de la base de taxation des profits des sociétés d'après le volume de leurs transactions financières. Or il nous semble que les défenseurs du patrimoine collectif naturel et social ont intérêt à mieux connaître les leviers fiscaux et à apprendre à les utiliser pour réglementer l'action des marchés, sans quoi le contrôle de ces leviers pourrait bien demeurer entre les mains d'acteurs moins soucieux du bien commun.
On assiste depuis quelques générations à une course effrénée des gouvernements nationaux et régionaux pour attirer chez eux, souvent aux dépens de leurs voisins immédiats, les investisseurs et les grandes sociétés créatrices d'emplois et de richesse. Cela se fait généralement à coup de subventions, de crédits à l'investissement, de congés fiscaux, de diminutions de redevances sur les ressources ou les sources d'énergie, voire de déréglementation face aux contrôles environnementaux de l'activité de ces sociétés, et ce avec l'appui des populations locales, plus soucieuses d'obtenir le plein emploi immédiat que de protéger leur environnement contre des dommages possibles à long terme.
Cette surenchère au profit des investisseurs a pour effet de pénaliser les entreprises qui ont le souci de l'environnement, qui sont le plus souvent les entreprises locales et de petite taille, dont la compétitivité est réduite et qui doivent, pour survivre, imiter les grands producteurs. Dans certains cas, ces mesures découragent l'innovation et l'utilisation de technologies de pointe en matière d'impact environnemental qu'une réglementation serrée aurait imposées.
Comme c'est la loi du marché que l'on invoque pour justifier le laisser-faire dans la réglementation environnementale, il faut se demander si cette surenchère n'a pas pour effet de fausser le jeu du marché en retirant du calcul des bénéfices et du retour sur investissement les coûts sociaux et environnementaux afférents à la production: érosion des sols, pollution de l'air et de l'eau, disparition des espaces publics, épuisement accéléré de ressources non renouvelables, déracinement de communautés: autant de «capitaux» collectifs engouffrés dans la production, dont le coût n'est pas reflété dans le prix des objets mis en vente ou exportés sans compensation.
Du reste, une fois ce patrimoine collectif dévoré et une fois vieillies les infrastructures publiques offertes en prime par l'État, les grands capitaux n'hésitent pas à déménager, emportant leurs emplois vers d'autres cieux où leurs perspectives de profits trimestriels sont plus intéressantes. Ce qu'il faut, c'est donc aller au-delà du principe du «pollueur-payeur» qu'invoquent les gouvernements pour justifier de timides réglementations qui ne touchent que les effets immédiats et remédiables de l'activité économique. Il faut repenser le calcul de la rentabilité des opérations économiques pour tenir compte de tous les facteurs et, cela fait, mais seulement alors, n'en déplaise à ceux qui voudraient donner un rôle plus actif aux États, laisser agir les marchés. Nous sommes conscients que cela peut avoir pour effet de saper la viabilité économique de certaines activités dont les dommages au tissu social ou à l'environnement sont trop importants ou irréversibles; ces pertes qui, de toute manière, sont inévitables puisque ces activités ne sont pas soutenables à long-terme, seront largement compensées par le développement de nouveaux secteurs mieux adaptés à nos ressources et par la diversification qu'elles obligeront nos économies à prévoir.
Mais les pouvoirs de la fiscalité sur l'économie ne se limitent pas à s'assurer que l'activité économique rende à la collectivité ce qu'elle emprunte au capital commun et fournisse à l'État les moyens pour assurer la santé de sa population, de ses communautés et de son environnement. Les effets incitatifs – ou dissuasifs – de la fiscalité sont des outils indispensables pour infléchir dans le sens d'un développement durable les comportements et des producteurs et des consommateurs. Dans son manifeste, Tax Shift1, l'Institut Northwest Environment Watch, qui suit de près la réforme fiscale verte en Europe et en tire des enseignements adaptés à nos climats, montre comment une meilleure distribution du poids fiscal, sans augmentation globale des revenus des États, pourrait, grâce au jeu des incitatifs, assurer une croissance nette de l'économie tout en améliorant la santé de la population et de l'environnement. Ces changements feraient porter le poids principal de la fiscalité sur les producteurs et les consommateurs qui font la plus grande utilisation légitime de ressources fragiles, encourageraient la réduction de la consommation excessive de ces ressources menacées, pénaliseraient les excès les plus préjudiciables au bien commun et encourageraient l'innovation qui va dans le sens de la conservation. Les baisses correspondantes d'impôts et de taxes sur les revenus et les dépenses des particuliers et des entreprises en général auraient pour effet de stimuler les secteurs «propres» qui, souvent, sont les plus créateurs d'emploi, alors que les industries les plus polluantes représentent déjà, dans nos économies, une activité en déclin sur le plan de l'emploi et des profits. Au-delà de 2,600 économistes, dont huit lauréats du Prix Nobel, ont fait connaître leur appui à une stratégie de restructuration fiscale pour réagir au défi du changement climatique.
Depuis 1991, quelque six pays européens, dont la Suède en 1991 et le Danemark en 1994, se sont engagés dans une réforme fiscale verte généralisée qui «consiste à restructurer les taxes existantes en tenant compte du caractère plus ou moins polluant des différents produits ou activités, à introduire de nouvelles taxes, par exemple, sur la consommation d'eau, les déchets ou certains produits chimiques, et à supprimer les exonérations et les subventions préjudiciables à l'environnement.» 2 Quelques jours avant Noël 1994, le parlement européen adoptait une mesure qui obligera, dès 1995, tous les producteurs d'appareils électroménagers à en assurer le coût de recyclage et qui interdira dans leur fabrication l'utilisation de certains produits toxiques dont le mercure. On trouvera sur le site Internet de l'OCDE3 un rapport à jour sur ces initiatives, une réplique aux critiques principales de cette approche (impact sur la compétitivité internationale, impact sur les familles à bas revenu) de même que des informations sur la conférence sur la réforme fiscale verte qui avait lieu en juin 2002, à Berlin.
Parmi les mesures souvent préconisées en Amérique du Nord, mentionnons les suivantes, qui ont fait l'objet de documentation détaillée pour ce qui est de leur application possible en Colombie-Britannique par le centre de recherche Integral Economics4. Il faut noter que chacune de ces propositions est basée sur l'hypothèse de la neutralité des revenus, c'est-à-dire que les hausses de revenus de l'État résultant des nouvelles taxes correspondent à des baisses de taxes existantes. On estime que leur mise en place aurait pour effet, sans augmentation du revenu global des impôts et des taxes, de suffire à défrayer le nettoyage environnemental de la province tout en permettant une croissance de l'économie de la Colombie-Britannique d'un milliard par année.
1. Déplacement du fardeau fiscal de la taxe d'affaires à une taxe sur la pollution
En Colombie-Britannique seulement, plus d'un million de tonnes de produits polluants, dont 32,000 tonnes de produits toxiques, sont déversés dans l'environnement à chaque année avec des conséquences à long-terme sur la santé de la flore, de la faune et des habitants. Il est possible, bien sûr, de prévoir des mesures ponctuelles à l'endroit des sources principales de pollution industrielle; mais le plus souvent, les sources des produits toxiques sont moins faciles à localiser: pollution des eaux dans le secteur agricole, pollution atmosphérique par les véhicules moteurs. Une taxation sur les produits, reflétant le degré de pollution associé soit à leur fabrication soit à leur utilisation, permettrait non seulement de remplacer les revenus actuels provenant de la taxation des revenus d'entreprise, mais aurait l'avantage additionnel de rediriger le comportement des consommateurs vers les produits moins nocifs et de rendre plus concurrentiels les producteurs responsables. Le principe pollueur/payeur serait doublement appliqué: envers le producteur et le consommateur.
2. Déplacement du fardeau fiscal de la taxe de vente à la consommation de ressources.
Pour encourager la conservation et le recyclage et pour refléter les coûts réels de l'extraction de ressources non renouvelables, les gouvernements pourraient taxer l'eau,
l'hydroélectricité, les produits forestiers et minéraux, taxes qui seraient refilées au con-sommateur au prorata de l'utilisation de ces ressources dans les produits consommés. Aux revenus de cette taxe nouvelle correspondrait une baisse, voire la quasi-disparition de l'actuelle taxe de vente, ce qui constituerait un avantage compétitif pour les consommateurs qui usent avec parcimonie des ressources ainsi taxées.
3. Déplacement de la base de la taxation foncière de la valeur des bâtiments à celle du terrain.
Sur le plan municipal, le problème de l'étalement urbain, avec toutes ses conséquences sociales (augmentation du coût des infrastructures, gestion difficile des déplacements, effritement des communautés, etc.), pourrait être allégé en déplaçant sur la valeur des terrains, plutôt que celle des bâtiments, les régimes de taxation foncière municipaux, ce qui aurait pour effet de décourager la spéculation, d'encourager la rénovation des immeubles vieillissants, de diriger les investissements vers les centre-villes, et, finalement, de décourager la sous-utilisation des espaces urbains. Cette mesure aurait un effet progressif en diminuant la part de taxation des appartements et condominiums.
4. Déplacement du financement de l'infrastructure routière de la population en général à leurs usagers.
Les problèmes de circulation routière occasionnent des coûts cachés importants tant pour l'État que les utilisateurs. On songe au coût de l'entretien et de la pollution auquel il faut ajouter le coût rarement calculé du temps consacré aux déplacements: autant de manières dont une certaine économie prélève des coûts sans compensation sur le capital commun. Les planificateurs urbains savent depuis longtemps que le moyen le plus sûr de mettre fin à la congestion urbaine et de financer adéquatement un transport public efficace et abordable est de faire porter aux utilisateurs du réseau routier son coût réel.
Il faut noter que ces propositions, auxquelles s'ajouteraient une série de mesures connexes qu'il serait trop long d'énumérer ici, constituent un programme pouvant être appliqué de manière graduelle, par mesures successives. On pourrait envisager de commencer en taxant les sources principales de pollution atmosphérique et en diminuant de manière correspondante les taxes d'affaires; ou en taxant les véhicules moteurs pour les émissions nocives en tenant compte de leur consommation de carburant et de leur taille, etc. Il s'agit d'une approche compatible avec la conception organique du changement décrite plus haut, qui ne demande pas de remplacer le marché par l'État, ni l'État par le marché, mais bien de combiner le pouvoir des actions libératrices (favoriser les innovations technologiques respectueuses de l'environnement social et naturel) et inhibitrices (mettre fin aux excès et aux sources de dommages irréversibles) de l'un et l'autre, en s'assurant que les coûts de production reflètent fidèlement le coût social et environnemental de la production.
Les protagonistes de ce modèle souhaitent qu'il fasse également place aux groupes locaux de citoyens qui sont, en bout de piste, les meilleurs défenseurs de la santé de leur environnement social et naturel immédiat. Cela exige que les projets de restructuration fiscale reflètent les valeurs, les objectifs et les priorités des groupes de citoyens, qui, souvent, s'il faut s'en fier aux expériences connues, en seront les premiers défenseurs. Il faut rappeler que ces changements se font d'abord au niveau municipal et régional, avant d'être repris au niveau provincial et fédéral.
Notes
1. Tax Shift, de Alan Thein Durning et Yoram Bauman, disponible auprès du Northwest Environment Watch à Seattle, (206) 447-1880 ou www.northwestwatch.org
3. Extrait du sommaire du document «Les taxes liées à l'environnement dans les pays de l'OCDE: Problèmes et stratégies» disponible sur le site de l'OCDE
3. Pour des informations générales sur le programme de l'OCDE sur l'environnement, consulter le site: http://oecd.org/env/; on trouvera également dans la revue La Jaune et la Rouge (avril 98) un dossier complet sur la fiscalité verte en Europe dont le texte français est disponible sur Internet à www.x-environnement.org/Jaune_Rouge/JR98/.
4. Une documentation détaillée sur ces propositions sera disponible à compter d'avril 2003 sur le site Internet de Integral Economics.