Platon et la musique
Musiciens, philosophes et écrivains n'ont jamais tant écrit sur la musique qu'aujourd'hui; jamais savants n'ont autant soumis sa magie à l'expérience, au calcul et à la description formelle. Et pourtant, l'esprit du siècle reste silencieux devant ces grandes questions qui ont préoccupé les penseurs depuis l'antiquité. Quand la perplexité frappe, le retour aux sources s'impose. Platon est le plus solide point de départ, à double titre. D'abord parce que c'est lui qui, systématisant la pensée antique sur la musique, a le premier proposé ces questions aux penseurs. Mais surtout pour cette importante leçon, partout présente dans son oeuvre : savoir conserver, malgré les limites du langage, malgré les pressions des puissants, devant la mort comme devant l'aporie qui signale les limites du discours et de la raison, le courage de penser. Platon n'a écrit en tout, qu'une centaine de lignes sur la musique [note 1], passages largement consacrés au rappel d'anciennes thèses pythagoriciennes et aux fragiles spéculations de Damon sur la valeur éthique de divers modes et rythmes musicaux, passages aussitôt critiqués par Aristote et dont le détail, largement réfuté par les Anciens, n'intéresse plus que les historiens. Et pourtant, l'essentiel survit sans peine aux temps et aux détracteurs.
On ne résume pas Platon en quelques pages et les extraits, hors contexte, font mentir. Il faut le lire, au long, et s'en faire sa propre idée. Je ne chercherai ici qu'à donner le goût d'aller y voir pour soi.
Un point d'appui pour soulever l'univers
Dans le monde antique, dominés par le vent, le sable et la mer, où tout est mouvant et incertain, le mouvement des astres en premier fournit à la raison une prise assez solide pour arrimer l'idée d'un ordre intelligible de l'univers. Les nombres et la logique géométrique permettent de mesurer le temps et les distances et s'imposent comme clés pour percer les secrets de l'univers. La découverte de la nature mathématique de l'organisation des sons quiplaisent à l'oreille et bouleversent l'âme vient confirmer la puissance du nombre et de la raison et soulève l'espoir que la raison puisse élargir son rayonnement au delà du dernier retranchement de l'irrationnel : l'émotion humaine. Platon en conçoit le pari de l'identité du Vrai, révélé par les nombres, du Beau, perçu par la sensibilité esthétique, et du Bien, résultat d'une harmonie entre la raison, les passions et les désirs, harmonie qui, transmise au niveau de la société, fait apparaître la possibilité d'une cité juste fondée sur la loi morale plutôt que la force.
La légende antique - improbable, car, à l'expérience, cela ne fonctionne pas - veut que Pythagore ait eu l'intuition d'un rapport mathématique exact entre les sons qui constituent les intervalles consonants en entendant sonner sur l'enclume des marteaux de tailles différentes. Il se livra à de systématiques expériences sur le monocorde et découvre qu'écourtée du quart, du tiers ou de la moitié, la corde vibrante produit la quarte, la quinte ou l'octave de la note produite par la corde entière. Ces intervalles sont en effet définis par des proportions mathématiques exactes entre leurs fréquences, calcul en partie confirmé par les vibrations sympathiques de cordes voisines de longueurs commensurables (la partie audible, connue dès l'antiquité, de la progression harmonique comprend deux octaves, la quinte et la tierce).
Ces intervalles sont également produits par les vibrations de corps en mouvements rapide dont les vitesses relatives expriment le même rapport mathématique. L'antiquité en déduit l'existence d'une musique des sphères, bruit de fond de l'univers, qui serait l' accord sublime résultant des notes produites par chaque astre en mouvement autour de la terre. Cet hypothèse lance une tradition de recherche qui passionne l'antiquité au même titre que les célèbres problèmes de géométrie tel le rapport entre la circonférence et le rayon d'un cercle ou le rapport entre les côtés de deux carrés dont l'un est d'aire double de l'autre. Ce sera la recherche de la gamme parfaite dont les intervalles consonants correspondraient à des proportion mathématiques harmonieuses et, croyait-on, correspondrait aux intervalles exprimées par la vitesse et la distance relative des astres dans leurs course. Recherches qui aboutissent aux fondements de notre gamme diatonique [note 2] (les notes blanches du piano moderne) bien que certains intervalles, notamment la seconde majeure, résistent à l'analyse mathématique, leur rapport à la tonique s'exprimant par un nombre irrationnel.
Astronomie et Musique, sciences soeurs, donc, unies par les mathématiques, bases de l'éducation des gardiens de la cité juste et premiers pas vers la sagesse parce qu'elles seules permettent d'apercevoir, au delà du chaos des apparences capricieuses et changeantes, au delà des conflits d'opinions contraires de la Cité, la possibilité d'une certitude fondée sur la raison.
Musique vraie qui dispose au Bien, musique fausse, porte du Mal
Mais Platon n'oublie pas que la musique est avant tout une réalité sensible. Elle nous fait vibrer, engage les émotions, secoue et entraîne l'âme. Elle peut disposer à la sagesse en mettant l'âme au diapason de l'harmonie cosmique, conférer le courage et la confiance pour entreprendre le pèlerinage vers la lumière dont l'incontournable mythe de la caverne est l'image la plus saisissante. Mais elle peut aussi précipiter l'âme dans la bestialité et lui faire complètement perdre de vue la raison de son existence.
La musique bonne pour l'âme est simple et sobre, repose sur des règles claires et des rythmes réguliers et sert principalement d'accompagnement à la parole. Elle exprime la maîtrise par la volonté et la raison de l'animalité de l'homme. Platon l'associe aux harmonies ou modes dits dorien et phrygien. Ces harmonies, dont on ne connaît plus aujourd'hui que les échelles d'intervalles qui en constituent les gammes, ont dues, dans l'antiquité, correspondre à des genres précis, ode, péan, dithyrambe ou tragédie, auxquels étaient associés des styles d'exécution correspondant à des atmosphères émotionnelles particulières (Jacques Chailley les compare aux ragas indiens), genres qui pouvaient d'ailleurs évoluer rapidement, s'il faut en croire les descriptions divergentes que font du mode phrygien Platon et Aristote : pour l'un il s'agit d'une musique sereine et optimiste, pour l'autre, d'une musique exaltée et emportée.
L'autre musique, associée au culte dionysiaque, aux lamentations funèbres et aux faste asiatique se caractérise par l'excès, la richesse de texture, la variété des rythmes, la recherche des effets et l'imprécision harmonique. Les sonorités stridentes, à la limite du supportable, de l'aulos, la double flûte à anche privilégiée par le satyre Marsyas que la tradition antique oppose à la lyre d'Apollon, visent à mettre en échec la raison et provoquer tour à tour délire extatique, ivresse communicative, assoupissement dans la volupté. Il s'agit d'une musique qui déchaîne les forces sauvages, imprévisibles et incontrôlables des passions. Platon l'associe aux diverses harmonies lydiennes et ioniennes qu'il décrit comme plaintives, relâchées ou orgiaques et les rythmes compliqués qui incitent à la bassesse, l'insolence, la folie et les autres vices. Comme le croira aussi Aristote, qui, lui, leur accorde au moins une valeur cathartique ou purificatoire, elles finissent par affaiblir ou corrompre le caractère et doivent être évitées.
Cette conception du pouvoir des modes musicaux est ancienne. Pythagore, dont on raconte qu'il entendait la musique des sphères célestes, prétendait induire puis faire résorber la fureur érotique par de simples changements d'accords. Le Moyen Âge se nourrit de ces balivernes transmises par Plutarque et Quintilien et cherchera longtemps à retrouver la cure par la musique de la piqûre d'abeille mentionnée par les Anciens; il n'importe pas que tout ceci ait été refuté dès l'Antiquité, notamment par Aristoxène, père de la musicologie sérieuse. On peut sourire de ces conceptions naïves, mais ce que Platon en affirme au sujet des effets de la musique sur l'âme ou le caractère annonce ce que la science moderne lui accorde d'influence sur le cerveau et le comportement. On songe à la thérapie par la musique, aux nombreuses utilisations commerciales de son influence sur le comportement, aux expériences sur la mémorisation et la relaxation. Les observations étonnantes d'Oliver Sachs sur des sujets souffrants d'important déficits cognitifs dont les effets semblent contrebalancés par le pouvoir organisateur de mélodies suggèrent une influence profonde qui reste à explorer.
En revanche, la science positive a peu à dire sur les effets pervers, individuels ou sociaux, de certaines musiques, sujet abandonné aux clercs et aux moralistes, dont la méfiance envers l'innovation a plus d'une fois discrédité les propos; mais comment ne pas prendre au sérieux la mise en garde contre les effets de certaines musiques criardes qu'accompagnent des appels à l'évasion, au repli narcissique ou à la violence, diffusées à tout vents, à toute heure du jour, bruit de fond du siècle ? On ne peut qu'être frappé par le parallèle entre les propos de Platon et une tradition de recherche qui traite de l'influence sociale de la violence dans les médias, par exemple.
Pour Platon, il n'y a pas de détours : la mauvaise musique doit être bannie de la cité juste, à cause de ses conséquences morales sur l'individu et ses conséquences politiques sur la cité. Le thème de la censure et la liberté d'expression est fondamental chez Platon - on y reviendra. Il s'appui sur une conception de la vérité ou la fausseté des arts qui se superpose au discours sur leur valeur morale et qui tire sa source dans la conception platonicienne des arts comme imitation.
La vraie musique est celle de l'artiste qui a réalisé l'équilibre entre les éléments contraires de sa nature humaine : raison, passions et appétits. Attentif et sensible à la réalité comme on peut seulement l'être lorsqu'envie, colère, orgueil se sont tus, il est comme la surface d'un lac calme qui renvoie au ciel son exacte reflet. Sa musique respire la joie et la sérénité qui est l'émotion de l'humain en harmonie avec l'ordre cosmique. Elle avance d'un pas assuré et régulier: c'est une musique confiante mais discrète, qui mène à l'action, qui est bonne pour l'âme et peut même guérir l'âme agitée. Elle favorise la solidarité dans la cité en fournissant un cadre et une esthétique à l'action commune, sur le plan cérémonial, liturgique ou guerrier.
La fausse musique est celle de l'artiste dont l'âme est aveuglée par les passions et les appétits déréglés; c'est un écho de sa tourmente intérieure, des pièges et des illusions d'un esprit malade, de la fuite devant la réalité d'un esprit lâche. Cet artiste est incapable d'agir comme conduit efficace et désintéressé de l'inspiration divine qui le mettrait en contact avec l'harmonie cosmique; pour masquer ce manque, il a recours à l'imagination libre qui crée un reflet teinté, mensonger, de la réalité. Pour le donner le change, il use d'une vaste panoplie de procédés formels qui font appel aux émotions directement. Pour capter l'attention, il verse dans le varié et l'exagéré, tout comme le mauvais poète choisit comme thème la vie mouvementée du tyran ou du criminel, plus captivante que celle de l'honnête citoyen.
L'esthétique : leurre ou avant-goût du paradis ?
Pour ce qui est de la valeur morale du sentiment esthétique, ses limites et les responsabilités de l'artiste qui en découlent, il faut chercher dans les considérations de Platon sur le Beau, qui étonnamment, font peu de place aux arts, mais achèvent de préciser les liens entre esthétique, vérité, morale et politique.
Dans le mythe du Phèdre, le Beau est le rappel diffus de la perfection entrevue par l'âme avant sa réincarnation. Il éveille la certitude intuitive de l'absolu et une soif de perfection qui suffit à arracher les âmes nobles aux préoccupations mesquines dictées par une vie limitée à nourrir ses appétits et désirs immédiats, désirs du reste jamais comblés. Mais là semble s'arrêter son pouvoir. Le Beau est créé et reçu par dispensation divine; il ne connaît pas de raisons. Au mieux, il donne un avant-goût du dépassement, mais ne saurait en indiquent la voie, de la même manière que l'opinion juste peut sauver celui qui n'a pas accès au savoir mais n'en fait pas un guide pour les autres si tant est, comme le croit Platon, qu'il n'y a pas d'enseignement moral qui tienne en formules toutes faites, toujours vraies, mais qu'il faut plutôt un savoir raisonné, le seul qui puisse s'ajuster aux circonstances diverses. Quant à l'esthétique grossier de l'artiste malhonnête ou moralement faible, sa production inférieure n'en exerce pas moins un attrait pour les âmes frustres en partie à cause de la relation problématique que le sentiment esthétique entretient avec le plaisir - qui lui aussi peut être bon ou mauvais, vrai ou faux, mais jamais un guide sûr.
Le plaisir esthétique, appel vers le Bien, peut pourtant constituer un obstacle à son atteinte en amenant à confondre le reflet pour la chose lorsque le Beau, cessant d'être un premier pas vers la sagesse devient fin en soi. Aussi l'artiste a-t-il le devoir de mettre son art au profit de l'avènement de la cité juste et de s'en tenir à son rôle d'appui à la sagesse que lui assigne la raison. Si le grand artiste atteint la Vérité en suivant l'inspiration divine, comme le philosophe s'y rend par la dialectique, tous deux ont l'obligation de redescendre dans la caverne et servir de guide aux prisonniers qui y restent enchaînés : malgré l'élitisme souvent reproché à Platon, l'idée de la responsabilité du sage envers le peuple est toujours présente. L'artiste, comme le philosophe, est avant tout un éducateur. Il n'y a pas de salut privé chez Platon.
C'est par là que se dégage la perspective de Platon sur la liberté créatrice. Liberté d'explorer et d'exprimer à sa manière, c'est à dire selon ses capacités et sa place dans la cité, la loi de l'univers dont témoigne toute observation non teinté de la réalité, l'harmonie cosmique, modèle à la fois de l'harmonie individuelle et civique. Liberté qui s'accompagne du devoir de partager sa découverte à travers un enseignement responsable. Mais ce n'est pas la liberté d'indifférence, pour reprendre le vocabulaire de Descartes, celle de poursuivre et diffuser ses caprices et fantasmes personnels, au prix de l'ordre civique. Car la musique qui détourne de l'harmonie collective incite au mépris des lois, que ce soit par l'encouragement au repli narcissique, la fuite devant la réalité ou l'insolence des foules aveuglées par une folie collective.
Un monde qui perd pied
Il importe pour saisir le sens et la portée actuelle de ce discours de se replonger quelques instants dans le contexte de son époque si lointaine mais sous certains rapports parfois si semblable à la nôtre. On constate alors que la philosophie de Platon n'est pas un jeu de l'esprit, libre d'attaches terrestres, le loisir d'un aristocrate désoeuvré pontifiant pour les éphèbes comme nous le propose une certaine imagerie, mais bien un cri du coeur et de l'esprit, un cri d'alerte devant un danger réel et imminent.
Platon enseigne et écrit alors qu'autour de lui un monde qu'il espère encore sauver s'éteint : celui de la démocratie grecque. Ingouvernable, défaite moins par l'ennemi que par la corruption des factions démagogiques qui se maintiennent au pouvoir en pillant le trésor public, elle tombe victime de l'immense hypothèque tirée sur la solidarité civique par cinquante années de guerre pour constituer puis défendre un empire colonial, commercial et militaire. Tout autour s'écroule : de Sparte, l'ennemie de la démocratie, exsangue, ramollie par son trésor de guerre, jusqu'au puissant empire du Grand Roi, contaminé par le faste oriental, incapable de protéger son territoire trop vaste, déchiré par la guerre civile, traversé d'armées de mercenaires.
Ce qui anime Platon n'est pas une peur millénariste. À peine dix ans après sa mort, la démocratie grecque, qui, un siècle et demi plus tôt avait repoussé victorieusement les armées impériales de Darius et Xerxès, meurt écrasée par un roitelet de province dont le fils, Alexandre, disperse et épuise en une course folle à travers la Perse moribonde ce qui reste de forces vives en Grèce et inaugure plus de deux millénaires ininterrompus de tyrannie impériale.
Platon mène un combat d'arrière-garde contre ce qu'il considère la source du mal : le relativisme moral et politique colporté par les sophistes et les rhéteurs qui s'abritent derrière Héraclite et tirent des laconiques enseignements du maître une forme d'irrationalisme basé sur ce que le cosmos serait un chaos sans loi, un équilibre instable de contraires en lutte perpétuelle, en changement si constant que jamais on se baigne deux fois dans le même fleuve. Héraclite, vieux sage qui aimait à s'exprimer par énigmes, ne niait pas l'intelligibilité du monde, mais croyait la raison humaine incapable de la saisir. Protagoras et les sophistes, plus pressés, moins prudents, courent aux conclusions radicales: il n'y a pas d'ordre qui tienne, les dieux n'existent pas, ou, ce qui revient au même, ne se manifestent pas. C'est par conséquent l'homme, mesure de toutes choses, avec ses appétits et ses humeurs, qui est le seul point de repère. Il n'y a de certitude que de ce qui est perçu ou ressenti dans le moment; pour le reste, tout se vaut, tout est affaire de préférence personnelle ou de point de vue. C'est le règne du plus habile; ou dans le cas de la fragile démocratie athénienne, de celui qui sait le mieux persuader. La sagesse du sophiste, c'est donc la rhétorique : l'art de plaider, de manipuler l'opinion; la mesure du succès et du bonheur, ce sont pouvoir, richesse et honneurs publiques.
Tout Platon est une révolte contre cette vision résignée, sceptique, opportuniste et ses conséquences esthétiques, morales et politiques. Pour sauver la cité, il faut le courage de s'appuyer sur la réalité et non les apparences, sur le savoir et non les opinions, sur la mesure et non l'insatiable appétit : faire le pari de la raison, même quand les preuves semblent fuir. Platon est persuadé que personne n'est volontairement méchant et que la vertu s'impose par l'intérêt bien compris. Non pas l'intérêt égoïste de l'individu prisonnier de ses appétits et ses passions, mais celui de qui a trouvé un équilibre harmonieux entre raison, passion et appétits, un équilibre harmonieux entre son existence et celle de la cité. C'est pour trouver cet équilibre et construire la cité juste, qu'il propose ce pèlerinage vers la lumière à laquelle toute son oeuvre n'est en fait qu'un prélude, une exhortation.
Voler de nos propres ailes
Il y a donc une musique reflet de l'ordre cosmique qui dispose au Bien, à la fois par son action calmante sur les humeurs et par l'appel du sentiment esthétique, et une autre musique, qui excite les passions et s'enferme dans un esthétique replié sur les désirs et les émotions primaires, et qui, par là, ouvre la porte au Mal, dans l'individu comme dans la cité. Le Mal, c'est l'ignorance arrogante, celle qui se croit connaissance, puis le manque de courage, l'absence de volonté, et leur conséquence, l'intempérance. Ce Mal entraîne inévitablement le relâchement des lois et la corruption de l'ordre dans la cité qui glisse alors vers la tyrannie.
De ceci découle la méfiance de Platon envers l'innovation qui, le plus souvent, n'est que l'hymne à soi-même d'un créateur égocentrique ou le reflet des goûts changeants des foules que les arts inférieurs ne parviennent pas à captiver longtemps sans varier leurs effets. Parce qu'elle vise à plaire plutôt que dire vrai et que rien, sauf le vrai, ne satisfait à la fin, elle est en mouvement constant mais vain. Mais si dans la cité achevée l'innovation est à craindre, comment penser celle qui nous en rapproche ?
Faut-il prendre Platon à la lettre, s'en tenir à des marches militaires ou des adagios baroques, bannir les innovateurs et faire taire les créateurs ? Ou faut-il lire l'ensemble de son oeuvre comme une énigme, un défi à la réflexion et à l'action, un urgent rappel à l'ordre et à la responsabilité ? Entre autres pièges de l'écriture, Platon se méfiait des lecteurs pressés. Il suffit pour s'en persuader de lire les dernières pages du Phèdre et la septième lettre où tout est écrit sur les limites de l'écrit. La vérité, croit Platon doit jaillir du choc des contraires dans le dialogue vivant; elle ne tient pas dans les livres. Au mieux les livres peuvent-il réveiller, secouer les certitudes; aussi ses dialogues débouchent-ils le plus souvent sur des apories ou se terminent sans conclusion nette. Ce qu'il écrit ne dit jamais tout, et parfois, pour piquer la réflexion et forcer à penser pour soi, dit parfois même le contraire de ce qu'il faut comprendre. Aussi les bouts de dialogues arrachés au texte et brandis comme des preuves ont-ils le plus souvent servi à dénaturer et caricaturiser sa pensée. C'est par cette méthode de petit manuel scolaire qu'on en a fait l'aristocrate pisse-vinaigre qui prétendait bannir la créativité et l'innovation artistique, le censeur qui n'admet que les arts édifiants, utiles à l'ordre de la cité, bref, le triste précurseur du réalisme socialiste.
Il y a une ironie qui, pour moi, permet de trancher : c'est que Platon est lui même un artiste, un auteur prolifique (près de 2,500 pages dans mon édition de la Pléiade), un innovateur dans le domaine de la pensée comme de l'écrit, un styliste achevé qui use librement de l'arsenal complet de procédés littéraires de la rhétorique pour la dénoncer (son Ménèxene trompera des siècles de commentateurs qui, ignorant les anachronismes qui en livrent la clé, prendront pour le modèle du genre sa parodie du discours patriotique !). Sans doute, dans la cité juste ses propres dialogues, devenus superflus, devrait-ils être bannis comme Wittgenstein bannissait son propre Tractatus, cure métaphysique de la métaphysique. Mais voilà : malgré leurs injonctions,ni l'un ni l'autre ne s'est tu.
Aussi doit-on, dans ce monde imparfait, ou il est néanmoins faux que tout se vaut et que rien n'est perfectible, continuer à faire son chemin. Et la vision que nous laisse Platon d'une nécessaire unité de la morale et l'esthétique, éclairée par la métaphysique et en harmonie avec les lois du ciel étoilé, pari pascalien sur la raison, brille comme un phare étincelant.
Je relis ces lignes en coulisse; la scène du jugement achêve. Des échos riches et variés, reflets chatoyants, parviennent jusqu'à moi : colère et indignation des prêtres, silences butés de Radamès, désespoir d'Amnéris dont la jalousie a tout précipité. Bientôt ce sera le dernier soupir des amants emmurés, et l'invocation à Ptah provenant des entrailles de la terre (ça, c'est nous, en arrière scène). Une grande paix vient s'étendre sur tout, apportant le pardon jusque dans l'âme tourmentée d'Amnéris. J'ai la gorge nouée par la force émotionnelle de cette musique plus religieuse et plus vraie en un sens que beaucoup de musiques sacrées, mais, en un autre sens, fausse comme sont faux les boucliers de carton appuyés contre le mur. Devient-on meilleur pour avoir un instant respiré cette paix plus grande que le monde ? Non, dirait Platon : c'est trop demander, trop peu donner; tout le danger est là : se croire arrivé, à peine parti. Mais à qui est prêt à faire le long chemin, la vision fugitive, don des dieux, indi
que la voie et prête la force.
notes:
1. Notamment dans le Timée, 47c-d et 80b, la République, livre III, 242c, 398b, livre VII, 530d, livre X, 616, et les Lois, livre II, 654, 667 et livre VII, 798d, 802 et 814e. Quelques échos dans le Lachès, 188d, le Banquet, 215c, le Théétète, 145d, de même que dans le Philèbe, 56a, 62c.
2 ... et de l'ordre des jours de la semaine : Dans le mythe d'Er, Platon décrit l'harmonie des sphères célestes comme l'accord cosmique produit par les vibrations respectives des astres; Boèce, qui transmet ce texte dans De Institutione Musica, observe que l'ordre des jours de la semaine, nommés pour les planètes, s'obtient par une progression par quartes des notes que l'antiquité assignait à chaque astre :
mi (samedi, saturne), la, le jour du soleil, ré (lundi, lune), sol (mardi, mars), do (mercredi, mercure), fa (jeudi, jupiter), si bémol (vendredi, vénus).
[premier encadré]
Pour aller plus loin, consulter Platon lui-même, bien sûr; qui, fort heureusement n'a pas besoin d'être dépoussiéré et se lit encore avec plaisir par qui le veut. Quelques points de départ possibles : l'Alcibiade, le Gorgias, L'Apologie et bien sûr, la République. D'excellentes traductions, bien annotées sont maintenant disponibles. De nombreux guides se proposent pour en accompagner la lecture : on les consulte avec profit, mais après coup. De Guthrie, Corford, Friedlaender, à Vlastos, ce sont des incontournables; la première bibliographie venue les contient tous. En dehors des sentiers battus, je reviens toujours aux Lectures de Platon d'Alexandre, qui fait écho aux Idées d'Alain. Le site de Bernard Suzanne sur l'Internet à (http://phd.evansville.edu/plato.htm) contient une discussion stimulante de l'ensemble de l'oeuvre de Platon, axée sur l'hypothèse de son unité et de son intention pédagogique. Pour Aristote sur la musique, voir le Politique, livre 8. Pour en savoir plus sur la musique de la Grèce ancienne, consulter Jacques Chailley, La musique grecque antique et l'excellent article sur la Grèce antique dans le dictionnaire encyclopédique de la musique de l'université d'Oxford. Iris Murdoch, dans Metaphysics as a guide to morals, traite en détail tous les thèmes soulevés ici avec une passion et une finesse digne de Platon; tout s'y retrouve concentré dans The Fire and the Sun et illustré dans un court dialogue socratique, Acastos qui mérite le détour. Pour un tour d'horizon bien documenté sur les aspects psychologiques de la musique, consulter Anthony Storr : Music and the Mind.
Échos de Platon:
C'est à l'artiste pourtant que le Beau se révèle, mais sans qu'il l'ait recherché, puisqu'il ne tend que vers le Vrai (Arnold Schoenberg)
Une création véritable doit toujours être le reflet d'une loi universelle, tout comme le monde sensible est basé sur des lois universelles (Alexandre Scriabine)
Tout ce qui vibre fait de la musique. La musique que perçoivent les hommes est une musique humaine. Pour que les hommes puissent la percevoir, la musique des atomes, des étoiles, des animaux doit être transformée. (Karlheintz Stockhausen)