Égalité

Jacques Dufresne
Il importe ici de bien distinguer l'idéal d'égalité de ce que nous appelons l'utopie de l'égalité, en donnant une connotation négative à ce mot. L'idéal d'égalité, c'est par exemple l'empereur Marc-Aurèle s'inclinant avec humilité devant son maître, Épictète, pourtant esclave. Il reconnaissait ainsi que les hommes sont égaux entre eux, quelle que soit leur condition extérieure, en vertu de la pensée et de la liberté intérieure qu'ils possèdent. En cela, il était chrétien. C'est en songeant à cet apport du christianisme à l'humanité que Hegel y a vu la religion absolue. Depuis, aucun penseur digne de ce nom n'a contesté l'idée que toute vie humaine, quelle qu'elle soit, est sacrée. Il était normal qu'au nom de l'égalité intérieure, on veuille réduire les inégalités extérieures. C'est ainsi que peu à peu, on est parvenu à éliminer l'esclavage et à rapprocher le statut des femmes de celui des hommes. C'est ainsi également, comme l'a montré Tocqueville, que l'égalité des conditions a fait des progrès constants d


    epuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours, grâce à l'éducation notamment.

    L'idée même que l'homme puisse être amélioré par l'éducation, que toutes ses qualités ne lui viennent pas de sa race ou de sa lignée, fait partie des efforts faits par l'humanité pour créer l'égalité. Dans la recherche de l'égalité, il y a toutefois un seuil à ne pas dépasser. On atteint ce seuil quand la récompense pour les réussites obtenues ne suffit plus à maintenir les mobiles positifs à leur plus haut niveau. Si ce seuil de tolérance est dépassé, il n'y a bientôt plus d'élite ni de modèles vraiment inspirants dans la société. On voit par là que la seule égalité qui convienne est celle qui se définit par la juste proportion entre le succès et la récompense, cette dernière pouvant s'appliquer à une lignée par le moyen de l'héritage. Il faut seulement souhaiter que cette égalité proportionnelle fasse émerger une élite vraiment digne de ce nom. C'est entre le succès et la récompense, remarquons-le bien, et non entre l'effort et a récompense que la proportion doit exister. L'effort certes a une grande valeur


    morale, mais dans la lutte pour la survie, c'est le succès qui importe, même s'il est obtenu plus facilement par les uns que par les autres, en raison de différences qui trouvent souvent leur explication dans les gènes.

    Par utopie de l'égalité, nous entendons une opération consistant d'abord à séparer la récompense (richesse et autres avantages) de la réussite, pour faire ensuite en sorte que les récompenses soient autant que possible les mêmes pour tout le monde. C'est le nivellement par le bas. Dans nos écoles, l'utopie de l'égalité prend notamment la forme du droit à la réussite; à défaut d'être reconnu intégralement ce qui équivaudrait à supprimer l'école ce dernier se traduit par une tendance générale à minimiser et à occulter les différences entre les forts et les faibles: voilà pourquoi la publication des résultats est interdite. Faut-il s'étonner que dans un tel climat les plus forts soient ostracisés?

    Avec l'étonnement, l'admiration qui conduit à l'imitation (la mimésis) est le mobile principal du progrès vers la connaissance et vers la sagesse. Or qu'est-ce que nous admirons, sinon une supériorité reconnue et acceptée? Devant la supériorité, disait Goethe, il n'y a de salut que dans l'amour. Il nous faut apprendre à aimer l'être qui nous est supérieur soit par l'ensemble de sa personnalité, soit par l'une ou l'autre de ses facultés. Sinon, c'est le ressentiment qui s'installe dans notre âme. Le ressentiment, comme Nietzsche, Klages et Scheler, entre autres, l'ont montré, est l'un des pires venins qui puissent envahir l'âme d'un enfant. Je m'efforce, disait Albert Camus, de ne pas mépriser ce à quoi je n'ai pas accès. L'homme du ressentiment, au contraire, a comme première réaction de mépriser non seulement ce à quoi il n'a pas accès, mais même tout idéal qui exige de grands efforts. Il se comporte comme le Renard de la fable de La Fontaine: Le Corbeau narguait le Renard en dégustant sous ses yeux envieux


    de délicieux raisins bien mûrs, mais hélas! hors de sa portée. Ces raisins ne m'intéressent pas, ils sont trop verts, déclara le Renard... avec ressentiment. Gardez-vous de passer de la misanthropie à la misologie, disaient les maîtres grecs à leurs élèves. Évitez de prendre la raison en haine parce que vous détestez ceux qui l'incarnent à vos yeux. En rendant détestable toute personne vivante, ou tout personnage historique, qui incarne la supériorité et exige des efforts, le ressentiment jette le discrédit sur la raison et la connaissance elles-mêmes.

    Voilà pourquoi on rencontre tant de gens, y compris parmi les jeunes, qui loin de souffrir de leur ignorance, ce qui serait normal, en tirent une fierté qui les rend méprisants et agressifs à l'égard de ceux qui, en faisant innocemment état de ce qu'ils savent, les renvoient à eux-mêmes, c'est-à-dire à leur ignorance. L'amour de la vérité est ainsi atteint au coeur même des écoles et de l'âme des enfants. La vérité a besoin d'un climat approprié. Ce climat est caractérisé par le soutien qu'il apporte à l'élan vital, au courage qui fait qu'on ose voir les choses telles qu'elles sont. Dans une famille, par exemple, le climat de vérité est caractérisé par le fait que les parents aident les enfants, au risque de leur paraître durs, à prendre la mesure précise d'eux-mêmes: Toi Pierre, tu dois bien t'être aperçu que pour les études théoriques tu n'es pas aussi doué que Marie ou Jean; par contre, tu pourrais t'accomplir en développant tes talents de mécanicien.

    Lorsque le climat de vérité se détériore quant à la connaissance que chacun des membres d'une communauté doit acquérir de luimême, il est également détérioré pour ce qui est de la conquête des vérités de la science. L'élan vital et le courage dont il faut être capable pour s'avouer une imperfection sont de même nature que ceux qui sont nécessaires pour reconnaître qu'on s'est trompé dans la solution d'un problème, ce qui nous force à reprendre la démarche à zéro. Les écoles sont censées être des temples de la vérité. La part de l'énergie qui y est consacrée à autre chose qu'à la vérité donne la mesure de leur état de santé. Les écoles sont gravement malades quand le premier souci qu'on y a est d'éviter de donner des complexes aux plus faibles, alors qu'il devrait être de leur apprendre à aimer ce qui est supérieur sans cesser de s'estimer eux-mêmes.

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