Le philistin instruit
L'homme cultivé n'est donc pas nécessairement un érudit, ou un savant, mais on ne pourrait imaginer un homme cultivé qui n'aurait pas une bonne maîtrise de la langue, qui n'aurait jamais fait connaissance avec les grandes oeuvres de l'art et de la pensée, qui n'aurait aucune ouverture à la démarche scientifique, qui n'aurait aucune idée des lois et des institutions qui régissent la société dans laquelle nous vivons.
Quand on parle de culture, on parle d'un ordre de réalité qui dépasse le fait brut. La " barbarie est l'ère du fait " (1), dit Paul Valéry. L'ordre, ou la culture, est " l'empire des fictions ". La culture est une victoire sur les déterminismes biologiques ou sociaux. Elle est de l'ordre de l'appropriation des faits, de la réalité par l'homme.
Il y a culture quand toutes les réalités sont considérées par rapport à l'homme. Elle est l'expression des relations de l'homme au monde. Elle est dans la qualité de la relation de l'homme au monde, aux choses. Elle est appropriation du monde par l'homme. La science en elle-même, la technologie en elle-même, ne sont pas de l'ordre de la culture. " À quoi bon toute science si elle ne doit pas mener à la culture " (2), écrit Nietzsche. La culture n'est pas seulement science, ou connaissance, mais appropriation de la science et de la connaissance par l'homme. La culture apporte à la réalité une dimension autre. Elle peut être considérée comme un espace qu'invente l'homme dans lequel il s'accomplit, se dépasse. Elle est synonyme d'espace spirituel, c'est-à-dire chargé de sens, ce que Valéry appelle les fictions qui s'ajoutent au fait. Pour emprunter une formule de Pierre Bertrand, la culture, c'est " faire du chaos un cosmos " (3). C'est ce que l'homme fait de durable, de signifiant, avec la création. C'est le sens de l'oeuvre chez Hannah Arendt. La culture, c'est ce que l'homme fait de durable, de signifiant avec la réalité brute. L'artiste prend du bois, de la pierre, il fait autre chose, une réalité chargée de sens. L'idée d'altérité est fondamentale dans la culture.
Disons tout cela autrement. Une pierre est une pierre. L'animal est prisonnier de son instinct, de ses réflexes. L'homme inculte prend ses lubies pour des coups de génie. L'homme cultivé a conscience de la complexité de l'être. Il a conscience qu'aucun patron social ou psychologique ou scientifique ne rend compte de la totalité de l'être. Il sait que l'être est inépuisable et qu'on ne peut par conséquent le ramener à une formule. C'est pourquoi l'homme cultivé n'est pas enfermé dans l'immédiat, dans la nécessité triviale. La culture est connaissance, profondeur, liberté d'esprit, jugement personnel. C'est dans ce sens qu'elle est appropriation de la réalité par l'homme.
Pour aller plus loin dans cette perception de la culture, il faut apporter encore quelques distinctions. On peut parler de la culture comme qualité ou activité de l'être humain, ou comme bagage, ou comme héritage. La culture comme qualité de l'être humain désigne le développement des potentialités dont nous venons de parler. Ce développement ne se produit pas spontanément ; il est le résultat d'un long processus, d'un ensemble de démarches, d'exercices. La culture comme bagage désigne les produits culturels qui entretiennent la vie culturelle : livres, vie sociale, concerts, lieux de réflexion, disques, etc. La culture comme héritage, comme patrimoine, comprend tout ce que l'humanité nous laisse d'oeuvres de pensée, d'art, de produits culturels qui nous permettent de développer notre culture, d'être, de créer, de produire à notre tour de la culture. La métaphore agricole est instructive. Pour récolter, il faut d'abord un champ, il faut labourer, semer, entretenir.
Chacun a son bagage culturel particulier. Chacun profite du patrimoine culturel de l'humanité selon ses talents, ses aptitudes. Pour qu'il y ait culture, il faut que ce patrimoine culturel fructifie, produise une nouvelle réalité culturelle. En écoutant Mozart, j'accueille cette musique, elle vient à moi. Je n'ajouterai rien à cette musique, mais elle m'ajoute quelque chose à moi-même, elle me permet d'être plus intensément. Sa force créatrice me transforme. Si je ne l'écoutais que " physiquement ", si je n'étais pas secoué par son langage, elle n'aurait pour moi aucun sens culturel. »
Notes
1. P. Valéry, Variété II, Paris, Gallimard, 1930, p. 55.
2. F. Nietzsche, Oeuvres, édition dirigée par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », tome 1, p. 186.
3. P. Bertrand, La ligne de création, Montréal, Les Herbes rouges / Essais, 1993, p. 97.