Réflexions sur l'agriculture

Daniel Cérézuelle
Le Groupe du Chêne (chez Daniel Cérézuelle au 6, rue Saint Joseph, 3300 Bordeaux) réunit des hommes et des femmes préoccupés par l'évolution de la société contemporaine, en particulier dans ses rapports avec l'environnement. Si nous nous intéressons à l'agriculture, c'est que celle-ci continue de subir de profondes mutations qui sont liées à la crise globale de la société. Ce qui se passe dans ce domaine, et les tendances qui s'y inscrivent, sont un bon révélateur des contradictions du développement de la société «moderne», et nous concerne donc tous.
Il faut dès maintenant réfléchir à la situation réelle de l'agriculture et ouvrir le débat sur les orientations productivistes qui ont été prises. Il faut dire dans quelles impasses l'industrialisation croissante de l'agriculture nous mène. Il faut enfin poser des jalons pour réorienter les activités agricoles et revitaliser le monde rural.
«PREMIÈRE PARTIE
OÙ VA L'AGRICULTURE CONTEMPORAINE?

A - Les impasses socio-économiques
Des actuelles difficultés des agricultures européenne et française, l'expression la plus évidente est l'impasse dans laquelle semble s'enfoncer la Politique Agricole Commune. Il convient de rappeler qu'elle était née du souci d'assurer la sécurité des approvisionnements européens aux prix les plus avantageux pour les consommateurs, grâce à un protectionnisme externe et à la libéralisation des échanges à l'intérieur de la Communauté. Ces mesures, associées à l'industrialisation de l'agriculture, ont provoqué un accroissement extraordinaire de la production européenne de sorte que la C.E.E produit certaines denrées (lait, sucre, céréales) bien au-delà de ses besoins, ce qui la contraint à exporter de plus en plus, en même temps que se protéger des productions de l'étranger. Aussi le protectionnisme européen se trouve menacé.
La modernisation agricole requiert une consommation croissante de biens de production (pétrole, engrais, métaux). Il en résulte que nos exportations coûtent bien plus cher qu'on ne le croit: en valeur elles ne couvrent pas ce que nous importons pour être en mesure de produire tant ce que nous consommons que ce que nous exportons. C'est l'échec de la politique du pétrole vert.
La généralisation des échanges à longue distance de produits agricoles a amené des spécialisations, de sorte qu'en même temps que nous devenions de grands exportateurs agricoles, nous avons accru les importations de denrées agricoles et alimentaires; en particulier oléagineux, fruits et légumes, aliments du bétail.
Un des objectifs de le Politique Agricole Commune consistait à assurer un niveau de vie équitable aux agriculteurs. Si le revenu moyen de ceux-ci s'est accru jusqu'en 1973 en France (cette moyenne couvrant d'ailleurs de très grandes disparités), c'est grâce à l'augmentation des rendements et de la productivité du travail. Mais cette dernière a eu pour conséquence le départ de la terre de quatre millions d'actifs paysans en trente ans. Le maintien du revenu des agriculteurs, aujourd'hui menacé, exigerait, si rien ne change par ailleurs, de nouveaux départs pour que la productivité des survivants puisse encore s'accroître. Mais l'agriculture française peut-elle continuer à détruire 60 000 emplois par an, dissuader sept sur dix de ses jeunes de s'installer alors que l'industrie ne recrute plus?
La fuite en avant dont témoignent les orientations actuelles de la P.A.C., en faveur «des forces du marché» et donc de la baisse indifférenciée des prix, apparaît suicidaire pour l'agriculture pour l'agriculture européenne et profondément contradictoire avec ses velléités de limiter, parallèlement, les atteintes à l'environnement.
L'alignement sur les prix mondiaux est suicidaire pour plusieurs raisons: tout d'abord, parce que les agriculteurs européens ne pourront jamais gagner au jeu de la compétitivité mondiale, que ce soit face aux Etats Unis ou face à certains pays du Tiers-Monde, même si les rendements européens sont généralement plus élevés. Il suffit de voir la situation dramatique où sont acculés un nombre croissant de «farmers» étasuniens, en dépit des subventions gouvernementales, dépassant maintenant celles de la C.E.E, laquelle souffre de plus en plus du super-dumping nord-américain à l'exportation (le BICEP, Bonus Incentive Commodity Export Program, en est l'exemple le plus récent ). Quant à produire moins cher que certaines agro-industries installées dans le Tiers-Monde, cela supposerait une baisse du niveau de revenus agricoles tout à fait inacceptable pour nos agriculteurs.
En outre, favoriser, par l'alignement sur les prix mondiaux, l'exode agricole et rural, c'est oublier que comme en 1972-74, ces prix peuvent connaître à nouveau des flambées imprévisibles et que la demande à long terme devrait s'accroître notablement parce qu'en dépit des excédents actuels dont on parle tant, on oublie que la C.E.E continue d'enregistrer un énorme déficit dans ses échanges agricoles (bois inclus) et alimentaires. Favoriser le départ des agriculteurs «peu efficients», ce n'est pas automatiquement augmenter l'efficience des autres: la dévitalisation rurale rendrait la vie sociale encore plus précaire (poursuite de la tendance à la fermeture des écoles et des centres des différents services) et la «récupération» des terres de ceux qui sont partis ne serait pas toujours facile ni rentable.
Enfin, il est clair que s'orienter durablement vers une politique de bas prix mondiaux, c'est susciter le désespoir et la ruine des agriculteurs de régions entières et même des pays entiers comme le Portugal, par exemple, dont l'ensemble de la paysannerie est appelée à disparaître, sauf à être totalement assistée, ce qui est peu crédible pour des raisons à la fois psychologiques, politiques et financières.
Une autre caractéristique de la fuite en avant consiste en un accroissement d'une part des aides au revenu des agriculteurs et d'autre part des dépenses à prévoir pour la réhabilitation de l'environnement.
En admettant même que la C.E.E. puisse accroître substantiellement ces aides au revenu, il est exclu d'une part que celles-ci puissent soutenir efficacement les revenus des producteurs «marginaux» actuels: cela serait trop coûteux. D'autre part, ce soutien serait psychologiquement et politiquement difficilement acceptable tant par les «assistés» que par les agriculteurs «efficients» appelés à payer pour les premiers, ainsi que par les autres contribuables. Pourtant, de telles mesures associées au «gel» des terres des agriculteurs aux rendements les plus faibles, sont actuellement à l'étude. Cette solution oublie tout simplement de comptabiliser la dégradation accrue de l'environnement par les agriculteurs «efficients» invités à intensifier de plus en plus. Ceux-ci sont d'ailleurs confrontés à des difficultés croissantes à cause de l'augmentation, présentée comme inévitable, de l'endettement et de la mécanisation.
Il ne faut pas oublier qu'au revers de la médaille de la modernisation il y a l'abandon des terres et la désertification: quand une terre agricole retourne à l'état de friche, c'est tout un capital d'aménagement, accumulé par le labeur de plusieurs générations et dont les haies, les fossés, les chemins et les murettes sont la trace, qui se gaspille en quelques années.
Ainsi, la recherche prioritaire et quasi-absolue du coût minimum des produits alimentaires rencontre aujourd'hui des blocages fondamentaux qu'une politique au jour le jour ne saurait résoudre. Au problème commercial et à celui de l'emploi posés par la forme de l'agriculture, s'ajoute la question de l'occupation de l'espace ; on peut en effet se demander s'il est raisonnable d'y faire coexister des villes surpeuplées, avec de nombreux chômeurs, et des campagnes vides.
A l'hypothèse d'une agriculture où tout irait pour le mieux pourvu que les productions soient au plus bas, la réalité oppose aujourd'hui un démenti cinglant: il n'y a pas que l'argent qui compte, mais aussi les hommes, mais aussi l'espace. Du reste, dans la logique de la seule prise en compte des coûts financiers, l'agriculture, devenue aujourd'hui une industrie lourde de par les capitaux qu'elle emploie, devrait délocaliser dans les pays où la main d'oeuvre est le meilleur marché. Cette conséquence paraît absurde, car contraire à la sécurité des approvisionnements et du travail des hommes de la terre.

B - Les impasses écologiques
Les catastrophes de Seveso et de Bohpal illustrent bien la permanence du danger de pollution induit par les industries d'agrochimie en amont. Mais il faut rappeler les autres impacts les plus notables de l'agriculture productiviste: après avoir été longtemps niés, l'épuisement des sols par perte d'humus et l'appauvrissement du patrimoine génétique sont aujourd'hui un sujet de préoccupation pour nombre de chercheurs. L'élimination des espèces peu productives ou considérées comme des obstacles à l'augmentation de la production a conduit les généticiens d'abord, les techniciens des chambres d'agriculture ensuite et les agriculteurs en dernier lieu, à ne retenir qu'une ou deux espèces à haut rendement; cela est vrai des légumes comme des fruits. En l'état actuel de la situation, on a du mal à mesurer aujourd'hui les conséquences futures de ce processus et, de ce point de vue, ce n'est pas le conservatoire des espèces de l'I.N.R.A. qui résoudra le problème: il suffirait d'une calamité pour détruire d'un seul coup les derniers spécimens de plusieurs variétés d'espèces en voie de disparition. Seul un retour à un modèle d'agriculture plus proche de la nature garantirait effectivement la diversité de notre patrimoine génétique. De la même façon, il est clair que les recherches sur la manipulation du code génétique, et leur diffusion technologique courante, ne sont allées que dans le sens d'une uniformisation, laquelle est forcément payée par une très grande fragilité et une sensibilité aux risque de toutes natures.
Dans les régions rurales où depuis plus de vingt ans se pratique intensivement l'agrochimie, il n'y a plus une parcelle d'espace cultivé qui ne soit plus ou moins contaminée par des polluants divers. Cette pollution des sols et des eaux par des micro polluants produits par les engrais, les herbicides et les insecticides, est en extension permanente. Elle a récemment atteint un stade supplémentaire caractérisé par l'accroissement très rapide de la teneur en nitrate des eaux souterraines (Rapport Hénin de 1980) avec même, dans les zones de maïsiculture intensive, la présence de lindane (Rapport Seux de 1983). Cette accumulation de micropolluants de toutes natures pose d'autant plus problème que la dégradation de certains d'entre eux est très lente et qu'on en connaît mal les effets à long terme sur le sol et sur les plantes. Si un jour notre société décidait de pratiquer à nouveau une agriculture plus écologique, il faudrait de nombreuses années avant que la situation redevienne normale. Dans certains cas, réparer les dégâts devient impossible ou bien extrêmement coûteux, par exemple pour la dénitrification des eaux destinées à la consommation humaine ; quant à la dépollution des nappes souterraines, on ne voit même pas comment résoudre ce problème.
Enfin, il faut revenir sur la destruction du bocage et du paysage campagnard par les défrichements, les recalibrages de ruisseaux et les travaux hydrauliques de nature diverse (irrigation et drainage) . Depuis vingt ans, des campagnes ont été littéralement dévastées par ces opérations qui n'ont considéré la terre que comme «un instrument de production». Les conséquences écologiques maintes fois soulignées par les associations de protection de la nature ne sont peut-être pas toutes irréversibles mais la reconstitution d'un paysage, malgré les progrès des techniques modernes, demandera forcément du temps.

C - Les impasses sociales et culturelles
L'orientation de l'agriculture vers la spécialisation à outrance, et les gains de productivité sans cesse croissants, n'ont pas que des conséquences d'ordres économique et écologique: pour ce qui est du mode de vie et de la culture, les impasses dans lesquelles le modèle dominant s'est engagé concernent l'ensemble de la société. Ce qu'on appelle la «Révolution agricole» n'est rien d'autre que l'extension de la société industrielle et urbaine à la totalité de l'espace et de la population. Evénement énorme, quelle que soit l'opinion qu'on en ait et qui ne peut guère être comparé qu'à la découverte du feu et de l'agriculture. En effet, la première révolution industrielle avait accusé le contraste de la campagne et de la ville, la seconde tend à l'abolir, confondant l'une et l'autre dans une organisation totale, sinon totalitaire, dont on risque de ne plus sortir.
L'uniformisation des modes de consommation sous la houlette des grandes sociétés de commercialisation-distribution représente une aberration culturelle dans un pays d'une aussi grande diversité régionale que la France: on touche en fait sur ce point à un des nombreux aspects de la liquidation de la variété des cultures et des traditions. Sans s'appesantir davantage sur la perte de qualité de ce qu'on mange couramment, il est nécessaire de souligner que l'origine et les caractéristiques propres de chaque produit alimentaire sont de plus en plus indifférenciées: on a supprimé quasi-totalement le lien entre la nourriture et le travail qui l'a produite; on a effacé, oublié, nié, la relation avec l'espace spécifique de sa production. Le lien à la nature est pratiquement rompu: comme cet enfant qui ne reconnaissait pas, dans la montagne, les sapins parce qu'ils ne portaient ni guirlandes, ni boules, nous sommes sur le point de croire que le cabillaud a de tous temps été parallélépipédique... La transformation de l'agriculture en industrie agro-alimentaire produisant en masse des aliments standardisés et banalisés entraîne un appauvrissement considérable de notre relation quotidienne à la réalité: elle élimine les multiples significations symboliques, sociales voire spirituelles, qui donnent un sens spécifiquement humain à la préparation et à la consommation des aliments.
La perte culturelle que ces phénomènes manifestent se reflète d'une façon étonnante dans le comportement des agriculteurs: leurs productions n'évoluent pas, en nature, quantité et qualité, pour répondre à des besoins réels de la population mais bien pour s'adapter seulement aux changements de la législation - souvent induits par les groupes de pression du négoce en aval de la production - mais aussi, et surtout, à des politiques d'intervention décidées «au sommet».
La délocalisation de certaines activités agricoles - on pourrait «faire», n'importe où en France, du poulet ou du porc «hors-sol» - est aussi une conséquence de la dissolution de tout ce qui reliait un produit alimentaire à l'espace et à la société agraire dont il était le fruit. Cette délocalisation s'inscrit dans le paysage rural par l'enlaidissement uniformisé de nos campagnes, parsemées des mêmes bâtiments d'élevage, aux mêmes charpentes métalliques, aux mêmes murs de béton et aux mêmes toits de tôle...
L'agriculture productiviste a, au fil des années, fait litière des savoirs paysans: ceux-ci procédaient d'une fine connaissance du milieu naturel et de ses contraintes et se traduisaient par des pratiques particulièrement bien adaptées au terroir. Ces connaissances et ces pratiques étaient décrites dans la langue vernaculaire avec une grande richesse d'expression. Le dédain dans lequel sont tenus ces savoirs, dont témoigne d'ailleurs leur mise à l'écart des programmes de formations professionnelles agricoles, continue d'entraîner leur disparition et leur oubli progressifs et définitifs. L'exode rural peut être perçu, ainsi, autrement que dans sa seule dimension économique: on a tellement dévalorisé les savoirs et les traditions paysannes, à travers l'image que la société se donne d'elle-même à elle-même (manuels scolaires, média, publicité, cinéma, etc...), que de moins en moins de jeunes ont voulu rester à la terre. Aujourd'hui, l'identification de la majorité de la population à un modèle urbanisé et typiquement citadin de la réussite fait fi d'une occupation et d'une gestion rationnelles de l'espace et des ressources.


DEUXIÈME PARTIE
LES FONCTIONS DE L'AGRICULTURE

Si l'agriculture a pour mission de nourrir la vie humaine, sa fonction ne se borne pas pour autant à produire au moindre coût la plus grande quantité possible de denrées alimentaires commercialisables. Au moment, précisément, où l'agriculture tend à ne plus remplir que cette fonction, on doit affirmer l'insuffisance de ce point de vue étroitement mercantile et rappeler qu'une politique agricole viable à long terme doit tenir compte d'autres fonctions essentielles.

Nourrir une population sur son territoire
L'agriculture doit assurer l'autonomie et l'indépendance alimentaire d'une population grâce à la mise en valeur du territoire qu'elle habite. Elle doit d'abord garantir au groupe social son indépendance et la possibilté de produire, par le travail, les moyens de son existence.
De ce premier principe en découlent d'autres selon qu'on se penche sur l'aspect «nourriture», «territoires» ou «société».

Produire des nourritures et pas seulement des denrées alimentaires, nécessaires pour assurer la reproduction de la vie humaine. En effet, les produits de l'agriculture doivent incarner de manière sensible, à travers leur diversité et par la variété des saveurs de terroir et des cuisines, les rapports complexes et divers qui lient chaque individu à la nature, à un pays, à un groupe social.

Humaniser l'espace et assurer son entretien pour la société entière
L'agriculture doit assurer dans le temps la reproduction des ressources naturelles indispensables à l'homme. Outre la production de nourriture par l'exploitation de l'énergie solaire indéfiniment renouvelable, elle doit nous garantir contre la pollution des eaux, la déforestation excessive, l'appauvrissement des sols et la dégradation brutale, voire irréversible, de l'environnement. En Europe, où la campagne occupe 90% de l'espace, l'agriculture joue un rôle primordial dans l'entretien et la régulation de l'environnement et la prévention des catastrophes «naturelles»: crues, incendies, effets de sécheresses sur les nappes phréatiques, avalanches, etc... Humanisant l'espace en répartissant les activités sur l'ensemble du territoire, l'agriculture associée à l'élevage est indispensable pour une gestion cohérente et authentiquement «économique» de toutes les ressources du pays, y compris de l'espace urbain saturé de population du fait de la désertification rurale.

Créer des paysages
Du même coup, l'agriculture crée et entretient un espace beau, habitable et varié où l'homme se sente partout chez lui. Car lorsqu'elle est effective, cette fonction de gestion et d'adaptation finement ajustée de l'activité humaine à des terres et des climats partout différents se traduit par la diversité infinie des paysages et des campagnes. Par contre, il est difficile de se sentir bien dans les mornes étendues livrées à l'agrochimie mécanisée, à la sylviculture industrielle ou à la friche où le tourisme n'a plus sa place. L'uniformité et la laideur des paysages engendrés par l'agro-industrie est le signe d'une relation unidimensionnelle et déséquilibrée entre l'homme et un espace qu'il n'habite plus mais qu'il exploite.

Atténuer les coûts sociaux et culturels de l'industrialisation
L'agriculture joue un rôle de gestion sociale: ainsi le maintien d'une importante population agricole permet de sérieuses économies. En outre, alors que la crise de l'emploi s'annonce comme une caractéristique structurelle durable de nos sociétés industrielles et techniciennes, l'agriculture non industrielle reste un des derniers secteurs d'activité susceptible d'offrir à un grand nombre de personnes du travail indépendant, varié, intéressant, sollicitant l'ensemble des facultés intellectuelles et physique et ayant un sens concret. Seule une telle agriculture, qui exige une connaissance fine du terroir, peut garantir à chacun le droit et la possibilité de vivre et de travailler dans un pays différent de tous les autres. Car, nécessairement partout différente, l'agriculture fonde la diversité des moeurs, des traditions, des cultures régionales et, finalement, la diversité des sociétés, qui contribuent à la richesse d'une civilisation.


TROISIÈME PARTIE
LES FAUSSES ALTERNATIVES

A - Les incantations libérales:
Il peut paraître paradoxal de voir dans le renforcement du discours sur le libéralisme, c'est à dire dans l'accentuation de la tendance au productivisme, une solution aux problèmes de l'agriculture, puisque c'est précisément cette politique qui a conduit aux impasses recensées. C'est pourtant ce qui est parfois envisagé aujourd'hui. En effet, certains demandent la baisse des prix européens pour les aligner sur ceux du marché mondial, ainsi que la déreglementation et l'abolition des barrières douanières. Pour ne promouvoir que des agriculteurs compétitifs et dissuader les «canards boiteux» d'encombrer plus longtemps le secteur agricole, ils réclament de faire tomber, dans les prochaines années, le nombre des exploitations françaises de 800 000 à 400 000.
Pourtant il faut répéter que les conséquences du développement de l'avant-garde productiviste ont été jusqu'à présent payées ou compensées ailleurs: compensées, pour l'exode rural, par la création d'emplois dans l'industrie, payées, pour les dépenses de soutien, les infrastructures et l'environnement par la collectivité: enfin nos exportations ont été payées au prix de la survie des agricultures locales des pays du Tiers-Monde. Tous ces mécanismes ont «bien» fonctionné tant que s'accroissaient les besoins internes de la C.E.E et que l'approvisionnement en matières premières, à cause des processus de domination, paraissait illimité. La mise en pratique du credo productiviste supposerait, pour que cela se fasse sans trop de heurts, que toutes ces conditions soient encore réunies. Comme il n'en est rien, même les chantres du productivisme réclament «un filet protecteur de soutien des prix»: en somme, le prétendu libéralisme n'est qu'un discours, une théorie qu'on recommande aux autres en se gardant de l'appliquer chez soi, pour mieux essayer de dominer le marché.

B - Le dualisme
De plus en plus fréquemment, on voit prôner par des hommes politiques ou des militants l'instauration d'une agriculture à deux vitesses. D'un côté, disent-ils, certaines productions iront vers une intégration plus poussée au sein des processus industriels. Elles seront très dépendantes de la politique agricole européenne et du marché mondial. D'un autre côté, il y aura place pour une agriculture plus économe en énergie et en matière premières, intégrant plus de main-d'oeuvre, donnant des produits de qualité commercialisés, la plupart du temps, par des circuits de commercialisation courts.
Le dualisme, tel qu'il est ici défini à grands traits, a pris ces dernières années deux formes particulières. À l'échelle des petites régions, il a inspiré les stratégies de développement local et, en particulier, la politique, à la fois technocratique et militante, des contrats de Pays. À un niveau plus individuel, on le rencontre dans l'option qu'ont prise certains exploitants de faire de l'agriculture biologique. La politique de développement local essaie de créer des activités en milieu rural par la recherche d'une meilleure efficacité économique que l'on pense obtenir par une relocalisation de la décision. On remarquera toutefois que cette politique se veut purement compensatrice: car le recours à l'innovation et au développement local, censé revitaliser le monde rural, s'inscrit dans un contexte d'économie mondiale, productiviste et industrielle qui n'est pas remis en cause. Le «dualisme» consiste à vouloir gagner sur les deux tableaux. Au niveau local, il s'agit de ruser en s'adaptant, grâce à une meilleure utilisation des ressources et des énergies, à une économie dominante qu'il n'est pas question de toucher . Il n'est donc pas étonnant de constater sur le terrain l'échec de cette politique qui prétend remplir au compte-gouttes un tonneau dont on a ouvert la bonde. Ainsi on proposera aux agriculteurs de telle micro-région de diversifier leur production en développant la culture de petits «fruits rouges» (groseilles, framboises, etc...) mais d'un autre côté, on ne fera rien pour empêcher ailleurs le développement de la culture de ces mêmes fruits à l'échelle industrielle, ce qui ruinera à long terme les petits producteurs qui auront fait la preuve de la rentabilité de cette production. Identifiant développement et production de plus-value, refusant de toucher aux ressorts économiques et techniques de l'industrialisation agricole, les stratégies de développement local favorisent souvent une fuite en avant en rationalisant des productions locales qui seront ensuite dévorées par le mode de production dominant.
Le décalage entre les objectifs et le contenu des actions de développement local est dès lors inévitable: ce n'est pas en déplaçant au niveau local la décision qu'on enrayera la désertification qui résulte de l'industrialisation. Prenant une condition peut-être nécessaire pour une condition suffisante, les promoteurs du développement local sont victimes d'une illusion d'optique.
Le dualisme dans sa version «développement local» traduit la volonté de protéger des «espaces socio-économiques». Il prône en quelque sorte la création de «réserves d'activités non industrielles», de la même façon qu'on a voulu préserver des «ressources naturelles». De fait, cette politique a toute la valeur, mais aussi toutes les ambiguïtés de la création de réserves. Sans doute, elle met les acteurs locaux en situation de responsabilité et de recherche d'alternatives. Mais en même temps, elle les trompe: mobilisés pour le développement local sans pouvoir agir sur le contexte global, ils s'apercevront tôt ou tard que toute l'économie dominante tend à absorber les activités qu'ils auront créées à grand peine.
Quant au courant de l'agriculture «biologique», il a l'avantage d'attirer l'attention des producteurs et des consommateurs sur le problème de la qualité des produits et sur le fait qu'il existe des alternatives techniques intéressantes. Pourtant, ce courant n'arrive pas à sortir de la marginalité parce qu'il n'a que l'appui d'une poignée de consommateurs exigeants. Il néglige le fait qu'il ne suffit pas, pour réformer l'agriculture, de proposer de nouvelles techniques dont l'orientation scientiste exclut à priori l'adhésion de la grande majorité des agriculteurs. Il faut donc se préoccuper de créer des conditions économiques qui feront qu'un agriculteur peut gagner sa vie en produisant avec des techniques respectueuses du milieu, fussent-elles celles de la paysannerie traditionnelle qui, bien que «non scientifiques», ont été non polluantes pendant des siècles.


QUATRIÈME PARTIE
DÉSINDUSTRIALISER L'AGRICULTURE

Qu'elles soient productivistes, dualistes ou naturistes, les diverses alternatives couramment proposées ne sauraient offrir une solution crédible aux contradictions dans lesquelles s'enfonce l'agriculture contemporaine. C'est que l'on n'y retient qu'une des fonctions de l'agriculture au détriment des autres et, du même coup, on cherche à remédier à tel ou tel symptôme plutôt qu'à leur cause commune. Essayons de définir cette dernière:
Selon nous, si l'agriculture moderne est devenue un problème écologique, social et culturel, aussi bien qu'économique, c'est parce qu'elle est soumise à un processus d' industrialisation, dont les diverses dimensions sont rigoureusement liées entre elles: sur le plan technique, mécanisation, motorisation, accroissement des apports spécifiques extérieurs (machine, engrais, herbicides, pesticides de synthèse) et de la consommation en énergie brute. Sur le plan économique: croissance et développement de la production de masse, capitalisation, concentration et suppression d'emploi, structuration en filière agro-alimentaire et mondialisation du marché.
On peut donc de moins en moins parler de l'agriculture comme du domaine stable et relativement autonome des «métiers de la terre». Au contraire, nous assistons au renforcement d'un nouveau mode de production: celui l'industrie agro-alimentaire. Le nouveau secteur industriel présente de plus en plus les caractères d'un système dans lequel chaque type d'activité est soumis à des interdépendances techniques et économiques de plus en plus étendues, complexes et contraignantes, tant à l'égard des autres secteurs du complexe agro-alimentaire qu' à l'égard de l'ensemble du système industriel.
Aiguillonné par le climat de «guerre économique», il est dans la logique de ce système agro-industriel de continuer à se développer et à supplanter presque partout les agricultures locales et traditionnelles. La coexistence que l'on peut encore observer d'un mode de production paysan avec l'agro-industrie ne saurait être que provisoire. D'une part, la recherche scientifique et technique, d'autre part les mécanismes de l'économie de marché confèrent à ce processus d'industrialisation un dynamisme tel qu'il se poursuit de lui-même, indépendamment des politiques volontaristes de droite ou de gauche. On peut parler d'un véritable emballement, dont le terme sera la disparition de toute agriculture paysanne et l'aggravation des contradictions économiques, sociales, culturelles et écologiques que nous avons évoquées. Certes, on peut justifier cette évolution au nom du «progrès de la production», d'autant que tout le poids de notre société industrielle et technicienne semble la rendre inévitable. Mais si, comme nous, l'on refuse les conséquences «inéluctables» de ce devenir industriel de l'agriculture il ne faut pas se tromper d'adversaire: la seule voie, c'est d'enrayer le processus même d'industrialisation de l'agriculture incompatible avec le rôle que doit jouer cette dernière. Il est certain qu'une telle réorientation, pour autant qu'elle soit un jour voulue par l'opinion, présente des difficultés considérables; mais refuser de les affronter, c'est, selon nous, s'exposer à subir un peu plus tard des difficultés encore plus grandes. C'est aussi condamner à l'inefficacité toutes les autres mesures partielles. Il faut donc désindustrialiser l'agriculture. Mais comment lutter contre l'ordre actuel des choses? La difficulté est énorme et il ne saurait être question dans la suite de ce texte de proposer un ensemble de mesures techniques et économiques susceptibles d'entraîner sans douleur la désindustrialisation de l'agriculture. Plutôt qu'un plan d'action et de réformes, nous proposons donc un débat sur les principes susceptibles de guider une nouvelle politique agricole.

A - Préserver ce qui reste d'agriculture paysanne tout en cherchant du nouveau:
On ne voit pas comment une politique qui ne serait pas capable de préserver ce qui mérite de l'être peut sérieusement construire du nouveau. C'est pourquoi, se méfiant des utopies technocratiques ou naturistes, toute réforme de l'agriculture doit commencer par un souci d'inventaire et de préservation de l'existant. En effet, il subsiste encore, dans certaines régions une agriculture paysanne de moyennes, voire de petites exploitations, qui, en dépit d'un machinisme trop lourd et d'un gaspillage d'engrais, assurent un minimum de peuplement, des nourritures de qualité ainsi que l'entretien de ce qui nous reste de nature et de campagne. Ce patrimoine agricole et rural, légué par le passé, est sur la voie d'une destruction irréversible. La première urgence consiste à le défendre et l'effort d'innovation doit d'abord se soucier des moyens d'y parvenir efficacement. Ce n'est que sur cette base réaliste qu'il faut tenter de chercher des solutions nouvelles pour reconstituer progressivement à la place de l'agro-industrie, sans s'enfermer dans le ghetto naturiste ou celui des produits de luxe, une agriculture digne de ce nom.

B - Ne plus dissimuler les coûts:
Tout d'abord un débat sur l'agriculture suppose une information plus objective et complète. Il n'est pas possible de définir une politique réaliste si l'on ne prend pas en compte les vrais coûts de l'agro-industrie, dont la «rentabilité» est largement factice. Dans nos sociétés industrielles, les comportements sociaux, les choix de société sont de plus en plus pensés et orientés sur la base d'un calcul purement monétaire. Or, il s'agit d'un instrument de mesure fondamentalement biaisé et réducteur et ceci à plusieurs titres.
Tout d'abord, il n'est pas réaliste de déterminer une politique agricole en fonction des seuls signaux donnés par les prix des denrées: cela conduit trop souvent à négliger les effets que la production et la consommation peuvent avoir sur l'emploi, l'environnement, la santé etc. Ces effets font pourtant partie des «coûts» indirects qui devront être payés, mais souvent plus tard, par la collectivité. De plus, même s'ils sont payés sur le moment, beaucoup de ces coûts restent occultés: certes, les aides dont bénéficient les agriculteurs peuvent paraître coûteuses mais, d'un autre côté, sait-on qu'en 1982 les dépenses de santé des ruraux étaient, par habitant et pour les classes d'âges identiques, de 40% inférieures à la moyenne nationale alors que pour les Parisiens elles étaient supérieures à 40% à cette moyenne? La politique agricole tient-elle compte de tous ces coûts indirects qui sont pourtant supportés par le contribuable?
Quant aux «gains» liés à l'industrialisation du secteur agro-alimentaire, leur évaluation n'est pas toujours aussi claire qu'on nous le dit: lorsque l'on compare les produits de l'agriculture paysanne à ceux de l'agro-industrie le rapport qualité/prix est défavorable pour la première parce que de nombreux éléments qualitatifs ne sont pas pris en compte: saveur, quantité nutritionnelle utile (par exemple, le taux de matière sèche) etc. On nous dit que les gains de productivité du travail dans l'agriculture française ont progressé de 6 % par an de 1949 à 1973, mais c'est parce qu'on ne tient compte que du travail direct des actifs agricoles (censés ne travailler que 40 heures par semaine) et qu'on ne prend pas en compte tout le travail indirectement contenu dans les apports scientifiques, le matériel, les bâtiments dont ils se servent...
En règle générale, il faut rappeler que le système agro-alimentaire s'est développé au temps de l'énergie bon marché et que les fluctuations de son coût imposent des limites, voire une réévaluation de l'augmentation réelle de la productivité. Ainsi, face au credo productiviste, il faut donc rappeler que d'autres modes de calcul sont possibles pour infléchir la politique agricole dans une nouvelle direction. On peut, par exemple, réorienter la politique des revenus au moyen de prix différenciés: il s'agit finalement de garantir aux agriculteurs un revenu minimum en différenciant les prix selon les quantités produites par actif et selon les régions, voire selon les méthodes de production, et ceci dans le cadre d'un quantum global de production. D'autres façons de calculer les coûts sont également envisageables. Par exemple, en intégrant dans les prix de revient des produits agricoles les coûts réels d'équipement et d'énergie qui rendent possibles les transports à longue distance et qui sont assurés jusqu'ici par la collectivité: du même coup, des productions locales pourraient redevenir compétitives et la diversification retrouverait une base économique plus solide. Si le consommateur doit y perdre un peu, il n'est pas exclu que le contribuable y gagne d'autant. Ceci dit, de telles orientations strictement économiques ont l'inconvénient de ne retenir que la fonction de production: d'autres principes doivent les compléter pour permettre à l'agriculture de remplir toutes ses fonctions

C - Pour une véritable politique d'aide à l'installation
Dans les années soixante, la réduction du nombre des agriculteurs a été acceptée par la majeure partie de l'opinion, y compris paysanne, comme une nécessité: produire avec moins de monde et plus de moyens techniques devait permettre en abaissant les coûts de production, de faire baisser les prix des produits alimentaires et d'accroître les revenus des agriculteurs. La réduction du nombre des actifs agricoles de 5 à moins de 2 millions en trente ans a été socialement acceptable dans la mesure où la plus grande part de ceux qui ont quitté l'agriculture ont trouvé à se réemployer dans l'industrie. En particulier, le «complexe agro-alimentaire» s'est développé, occupant près de 3 millions de personne de l'amont à l'aval de l'agriculture et on a pu dire qu'il avait pris le relais de l'activité agricole directe.
Mais l'exode qui affectait encore dans les années récentes sept à huit sur dix des enfants d'agriculteurs peut-il encore se poursuivre? Le complexe agro-alimentaire paraît saturé et dans les autres secteurs, il ne se crée plus d'emploi, bien au contraire. Dans ces conditions, l'agriculture doit-elle continuer à réduire les siens, au rythme actuel de 60 000 par an? L'exode rural commence du reste à être reconnu comme une calamité et dénoncé comme tel depuis une dizaine d'années par les hommes politiques sans pourtant qu'aucune mesure efficace n'ait été réellement prise.
Aujourd'hui, il y a urgence. La population vivant de l'agriculture peut encore très largement se renouveler étant donné l'importance numérique de la génération des 16 à 25 ans, ce qui donnerait plus de chances aux actions entreprises aujourd'hui avec la génération suivante, deux fois moins nombreuse. Il faut d'abord revoir la politique d'installation des jeunes dans l'agriculture, aujourd'hui plus dissuasive qu'incitative alors qu'il faudrait d'abord considérer et encourager les vocations d'agriculteurs. Par ailleurs, les terres s'enfrichent, faute d'une politique foncière. Enfin, puisque dans des régions considérées comme difficiles, c'est une agriculture moins exigeante en capitaux qui tente des jeunes en voie d'installation, il ne faudrait pas, comme c'est le cas actuellement, les défavoriser par le système des distribution des aides. De telles mesures pourraient avoir pour conséquence une légère hausse du prix de l'alimentation. Celle-ci n'aurait rien de choquant étant donné d'une part les «avantages acquis» ces dernières années par les consommateurs sur ce plan, d'autre part les économies qui pourraient être faites, par exemple, sur les conditionnements et les gaspillages inutiles.

D - Une autre politique foncière:
La politique foncière et l'aménagement du droit de propriété peuvent jouer un rôle essentiel dans la revitalisation de l'agriculture. Mais jusqu'à maintenant, celle-ci a été conçue , qu'il s'agisse du remembrement, de l'aide à l'installation ou de l'aménagement du territoire (zoning), en fonction d'objectifs productivistes visant à faciliter la concentration des exploitations et à spécialiser les usages de l'espace en vue du rendement maximum. Que des modifications du régime de propriété de la terre soient nécessaires au maintien d'une véritable agriculture n'est pas contestable. Mais une telle politique foncière devrait s'inspirer de nouveaux principes car lorsqu'on ne considère plus la terre que comme un «outil de travail», un substrat foncier, dont il s'agit de tirer le maximum, rien n'empêche de l'exploiter à fond sans se soucier des générations à venir.C'est pourquoi il est urgent de promouvoir des régimes de propriété favorisant la responsabilisation des exploitants et des usagers en encourageant l'entretien, l'embellissement et la transmission du patrimoine campagnard, qu'il s'agisse de terres ou de l'habitat.

E - Contre la logique marchande généralisée
On sait que la recherche de la productivité maximale qui oriente les politiques actuelles conduit à des monoproductions et à des surproductions. Celle-ci, cautionnées par des prix garantis n'ont d'autres débouchés qu'au-delà des frontières. Les exportations s'inscrivent donc «naturellement» dans une politique de croissance économique ou tout au moins d'équilibre de la balance des paiements.
Cette logique est sans doute cohérente, mais elle n'est pas inéluctable. Rappelons tout d'abord que l'intégration au marché mondial a des conséquences néfastes. En France, par exemple, la spécialisation des productions agricoles fragilise tout le système agro-alimentaire et rend le marché intérieur sensible à des pénuries, soit accidentelles, soit provoquées par tel ou tel épisode de la guerre économique que se livrent entre elles les grandes puissances agricoles de la planète.
Mais c'est surtout à l'extérieur que les effets de cette logique marchande sont les plus graves. En effet, exporter des céréales ou du lait en poudre par exemple, comme nous y invitent périodiquement des campagnes humanitaires et la propagande des industries agro-alimentaires, c'est provoquer l'asphyxie des paysanneries non industrialisées: les marchés locaux, provisoirement inondés d'excédents bradés à bas prix, n'offrent plus de débouchés aux productions locales dont la ruine entraîne une pénurie chronique et l'assistance indéfinie.
Sans entrer dans le détail, il paraît donc contradictoire d'une part de prêcher l'autosuffisance alimentaire au Mali et à la Tunisie par exemple, et d'autre part, de vouloir nous servir de nos surproductions agricoles comme d'un «pétrole vert». En effet, ces excédents ne garantissent nullement notre autosuffisance puisqu'ils coexistent avec d'énormes déficits agro-alimentaires (oléagineux, bois, pêche, etc...) qu'il faut compenser par des importations en provenance du Tiers-Monde. Ne serait-il pas plus sain, tant pour nous que pour les sociétés non-industrialisées, de revenir à une certaine indépendance alimentaire et à l'autosuffisance en produits de base? Les échanges inter-régionaux n'en seraient-ils pas valorisés et revigorés? Le potentiel naturel et la diversité des écologies n'en seraient-ils pas mieux exploités? Opposé à la spécialisation, le souci d' autosuffisance favorise la diversification et les complémentarités locales et régionales, ainsi que le respect et l'autonomie des sociétés différentes. »

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