Brefs conseils à un journaliste touchant Victor Hugo

Remy de Gourmont
… Vous allez avoir à parler beaucoup de Victor Hugo durant quelques mois et naturellement, comme c’est votre métier, vous vous apprêtez à écrire beaucoup de sottises mêlées aux lieux communs traditionnels. Comme vous avez de l’esprit, vous êtes résigné, mais il vous serait agréable, cependant, d’éviter certaines âneries trop voyantes, certains ponts-neufs trop connus. Il vous faudrait aussi quelques opinions d’une originalité modérée et tolérable à jeter négligemment sur la bosse des phrases toutes faites dont vous prévoyez l’inéluctabilité. Je vais essayer.

Notez d’abord, et ceci est une opinion très modérée, que Victor Hugo ne fut pas un poète, mais un orateur. C’est le plus grand orateur lyrique dont les hommes aient jamais entendu le verbe tumultueux. Maître souverain des mots et des cadences, musicien de tempête, orgue prodigieux aux mille souffles, il fut aussi un magnifique peintre verbal, un Michel-Ange des océans et des batailles, des abîmes et des cimes. C’était une oreille, c’était un œil; c’était une trompette et un gong; ce n’était ni une lyre, ni une syrinx. En d’autres termes, le poète est un émotif; Hugo n’eut jamais que des sensations, mais il les eut toutes et il les traduisit toutes en une langue d’une parfaite beauté oratoire. Il n’y a pas dans son œuvre dix vers qu’un amant puisse lire à sa maîtresse; il n’y en a pas dix qu’une femme ait jamais relus. Voilà pourquoi je voudrais qu’on ne fît pas de lui le type même du poète. Il est autre chose, quelque chose de plus grand peut-être, mais de moins humain. Il fait peur, il n’émeut pas. Il terrasse, il ne trouble pas. D’ailleurs, comme tous les hommes d’un génie excessif, il est parfaitement incompréhensible – comme un Etna qui serait bien réglé, un orage qui serait harmonieux. On a dit, assez bêtement, d’Alexandre Dumas que c’était une des forces de la nature. Victor Hugo semble une force surnaturelle. On vient d’écrire : « Hugo fut toute la poésie et toute la pensée du dix-neuvième siècle. » Ne répétez pas cela. De telles synthèses sont vraiment trop hardies. Est-ce que, sans Vigny, Lamartine, Musset, Baudelaire, Verlaine et quelques autres anciens ou récents, on a « toute la poésie » du siècle dernier? Je voudrais que l’on demandât à deux cents poètes d’aujourd’hui : quel est votre poète? On verrait. Toute la poésie : non, pas plus que l’orgue n’est toute la musique. L’orgue n’est pas le violon.

Si vous tenez à être tout à fait clair et à éviter les explications, continuez d’appeler Victor Hugo un grand poète, et même le plus grand poète du dix-neuvième siècle, mais n’affirmez pas qu’il en fut « toute la poésie ».

Cependant s’il vous faut une sottise énorme pour capter la confiance de vos lecteurs, choisissez celle-là. Si vous alliez jusqu’à la fin de la phrase, si vous ajoutiez : « et toute la pensée », je rougirais de vous. Je vous conseille même de ne point prononcer ce mot à propos de Victor Hugo. Il avait bien autre chose à faire que de penser.

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