Du droit naturel aux droits de l'homme

Jacques Dufresne

Extrait de Le procès du droit, par Jacques Dufresne, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec'' 1987, p.62-66

Pour tout être épris de justice qui, de surcroît, identifierait le droit aux lois et les lois à la justice, le droit dialectique paraîtra décevant, inquiétant même.  On peut toutefois s’accomoder de ce droit sans promesses si, d’une part, on ne rêve pas du paradis sur terre et si, d’autre part, on appartient à une cité où une morale élevée, cohérente et efficace, assure la présence active d’un idéal. On s’en accommodera plus difficilement si l’on croit en la possibilité du paradis sur terre, et on cherchera carrément un autre droit si, en outre, la morale ambiante est incohérente, contradictoire et donc inopérante.

C’est ce qui s’est passé au début des temps modernes, notamment sous l’influence d’une certaine chrétienté. À la suite des guerres de religion, plusieurs grands esprits, en divers points de l’Europe, semblent avoir éprouvé le besoin de transférer sur le droit le Je pouvoir d’élévation et de purification qui avait été jusque-là du ressort de la morale. La loi naturelle évoquée dans la Bible, les lois non écrites représentées par les tragiques et les philosophes grecs devinrent le fondement lointain de ce droit englobant. Ces idées latentes devaient bientôt être rassemblées sous la grande idée de raison.

Pour Aristote, l’homme était un animal raisonnable mais aussi un animal politique, donc civique (polis étant le mot grec traduit par civis en latin et par cité en français). La raison entrait dans sa définition de l’homme mais elle était limitée, au niveau même de la définition, par les conditions biologiques et sociales de son exercice. À l’époque moderne, on eut de plus en plus tendance à définir l’homme par la seule rai-on. On crut pouvoir déduire de cette dernière un certain nombre de biens, la liberté et la propriété parexemple, sans lesquels, la raison étant entravée dans son exercice, l’être humain n’était pas pleinement homme.

Tels furent les débuts à la fois du droit naturel et des droits de l’homme. Le droit naturel est fondé sur l’universelle raison. Les droits de l’homme, les human rights, car c’est ainsi qu’ils furent d’abord appelés par John Locke, sont la puissance conférée à l’individu pour qu’il puisse s’accomplir à la fois en tant que sujet particulier et en conformité avec la raison universelle. Les penseurs les plus rigoureux auraient bien voulu limiter les human rights aux seules exigences de la conformité avec la raison, auquel cas, par exemple,seule la liberté de se conduire rationnellement aurait été l’objet d’un droit. La liberté'caprice, que Descartes appelait liberté d’indifférence, car elle consiste à choisir entre deux biens dont on ignore le rapport à la raison, aurait évidemment été exclue de la sphère des droits. Mais la pesanteur politique, la démagogie, firent tout de suite pencher la balance du côté de l’épanouissement et de l’affirmation du sujet. Parmi tous ceux qui, aujourd’hui, revendiquent le respect de leurs droits, de ceux des Chiliens ou de ceux des Polo-ais, y en a-t-il seulement 1 % qui ont le souci de laraison universelle?

Voici l’opinion de Wunenburger sur cette question:

« Ou bien les droits de l’homme sont universels, mais seulement en principe, ou bien ils deviennent des droits concrets, mais alors particuliers aux hommes tels qu’ils sont […]

 L’accumulation continue, et souvent disparate de nouveaux droits, implique un abandon progressif de leur fondement dans une nature rationnelle, et vérifie la prédominance de plus en plus grande des intérêts de l’individu concret.»[1]

 Le ver de l’idéologie, c’est-à-dire du petit intérêt Inavoué, était présent dès l’origine dans ce fruit alléchant de la pensée que furent les human rights. C’est Hobbes, l’auteur du Leviathan, qui ouvrit la voie. Dans l’état de nature, pense-t-il, avant l’existence de toute société, les hommes, ou plutôt les individus, ont tous les droits, leur liberté ne connaît aucune entrave.»

Les exigences de la vie en société les obligeront à se soumettre à une autorité, l’État, en faveur de laquelle ils se déferont de tous leurs droits en attendant qu’ils leur soient redistribués en conformité avec les exigences de l’ordre général. Ainsi donc, avant même qu’ils ne soient explicités, au moment où ils trouvent leur fondement dans l’état de nature, les droits de l’homme servent à justifier un pouvoir absolu. Le pouvoir souverain en l’occurrence n’est lui-même fondé ni sur un ordre cosmique, ni sur une idée de Dieu. Il est l’ultime recours et l’ultime fondement. On sait d’autre part que Hobbes était du parti des Stuarts, qu’il misait sur eux pour restaurer l’ordre dans une Angleterre agitée. Nous sommes à l’époque de Cromwell.

Partant de prémisses semblables, John Locke érigera le droit de propriété en absolu et l’utilisera comme argument pour limiter le pouvoir de l’État: si l’homme, dit Locke, est le maître et propriétaire de son activité, n’est-il pas maître aussi des fruits de son travail? Locke appartenait au parti opposé à celui de Hobbes.

Sa théorie a connu une immense fortune historique. Le capitalisme le plus sauvage y trouva sa justification, de sorte que, tôt ou tard, devait surgir un grand penseur qui montrerait que les droits formels de l’homme, inspirés de Locke et proclamés notamment à la Révolution française, n’étaient en réalité que les éléments d’une habile propagande en faveur d’une classe sociale déterminée, celle des possédants. Ce penseur, ce fut Karl Marx. «L’esprit des lois, disait-il, c’est la propriété, les droits de l’homme distinct du citoyen ne sont rien d’autre que les droits des membres de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté.» 

Mais Marx était lui aussi progressiste et il avait encore moins d’illusion que Hobbes ou Locke sur la cohérence et l’efficacité de la morale ambiante. Il n’allait donc pas renoncer aux droits de l’homme. Il en inventa plutôt de nouveaux, qu’il appela substantiels, pour les distinguer des droits bourgeois ou formels: les droits à la santé, au travail, à la libre associa- lion, à la grève.

Cependant, on devait bientôt découvrir que le droit au travail n’est pas toujours et partout compatible avec le droit de grève. C’est ce qui explique pour/quoi, dans certains pays socialistes, en Pologne notamment, le droit substantiel de grève est interdit.

Ce sont des constatations de ce genre qui ont inspiré à Michel Villey cette critique définitive des droits de l’homme:

« Ô médicament admirable, propre à tout guérir, jus- qu’aux maladies que lui-même a produites! Maniés par Hobbes, les droits de l’homme sont une arme contre l’anarchie, pour l’instauration de l’absolutisme; par Locke, un remède à l’absolutisme, pour l’instauration du libéralisme; quand se révélèrent les méfaits du libéralisme ils furent la justification des régimes totalitaires et des hôpitaux psychiatriques. Mais en Occident, notre ultime recours contre l’État absolu; et s’ils étaient pris au sérieux, ils nous ramèneraient à l’anarchie. Outil à tout faire. On en fit usage au profit des classes ouvrières ou de la bourgeoisie — des malfaiteurs contre les juges — des victimes contre les malfaiteurs. Mais attention! Il faut choisir: ou bien des uns ou bien des autres. On n’a jamais vu dans l’histoire que les droits de l’homme fussent exercés au profit de tous. L’ennui avec les droits de l’homme c’est que nul ne saurait en jouer qu’au détriment de certains hommes. À quoi tient le succès de ce lieu commun des droits de l’homme dans la rhétorique contemporaine? À ce qu’il réussit à voiler le revers: qu’en militant pour ces droits contre le Chah d’Iran nous avons aidé à l’instauration du régime de Khomeiny.[2]

 

 


[1] Jean-Jacques Wunenburger, Les droits de l’homme, du fondement philosophique à l’illusion idéologique Contrepoint, No 50-51, Paris 1983.

[2] Michel Villey, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, p.9, 1983

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