Note

Note au sens de prendre des notes

«Nous sommes contraints de nous répéter souvent. Si nous le faisons au maximum en parlant des lectures, de la mémoire et des notes, c'est que ces trois objets n'en font pour ainsi dire qu'un. Il s'agit en tout cela de nous compléter, afin de pouvoir, en son temps, faire notre oeuvre.

Il faut lire relativement peu; il faut retenir encore beaucoup moins, et la nature, du reste, s'en charge. Les notes, qui sont une sorte de mémoire extérieure à nous, une «mémoire de papier», disait Montaigne, doivent se réduire énormément par rapport aux lectures; mais elles peuvent s'élargir plus que le souvenir, le suppléer, par suite le soulager et venir au secours du travail dans une mesure difficilement assignable.

S'il fallait se fier à la mémoire pour garder intact et prêt à servir ce que nous avons rencontré ou découvert au cours de notre vie studieuse, ce serait bien du malheur. La mémoire est une infidèle; elle perd: elle enfouit, et elle n'obéit guère à l'appel, Nous refusons de l'alourdir, d'encombrer l'esprit; nous préférons la liberté de l'âme à une fortune indigeste. La solution, c'est le cahier de notes ou la boîte de fiches.

De plus, la mémoire classe à sa façon et nous avons essayé de l'y aider; mais ses classements sont capricieux et instables. Pour trouver au moment voulu le souvenir voulu, il faudrait une possession de soi-même qui n'est le fait d'aucun mortel. Là encore les folios et les casiers nous secourront. Il faut organiser nos réserves, déposer nos économies à la banque, où elles ne produiront il est vrai aucun intérêt, mais seront du moins en lieu sûr et disponibles. C'est nous qui serons le caissier.

Les pratiques sont ici très diverses; mais il est quelques lois générales qu'il sera bon de rappeler, pour que chacun s'en inspire.

Deux sortes de notes peuvent être distinguées, correspondant à la préparation lointaine ou à la préparation immédiate du travail. Vous lisez ou vous méditez pour vous former et vous nourrir l'esprit; des idées se présentent qui vous paraissent bonnes à fixer; des faits, des indications diverses sont là qui pourront resservir: vous les notez. D'autre part, ayant à étudier un sujet précis, à réaliser une production, vous cherchez à vous documenter, vous lisez ce qui a paru sur la matière, vous recourez à toutes les sources d'information dont vous pouvez disposer et vous réfléchissez pour votre compte, le tout la plume à la main.

La première catégorie de notes a pour caractère d'être un peu fortuite; seuls les cadres de la spécialité et la sagesse de vos lectures y peuvent réduire la dose du hasard. Comme la vie est toujours complexe, l'esprit fugace, et que nous-mêmes avons plaidé les élargissements, beaucoup d'aléa s'introduit dans les notes de cette espèce. Au contraire, quand vous notez en vue de produire, la production ayant un caractère défini, les notes se définissent aussi, elles serrent de près le sujet envisagé et forment un tout plus ou moins organique.

Il y a, pour ces deux groupes de notes, des règles communes, et il y en a de particulières.

Dans les deux cas, il faut éviter l'excès, l'encombrement des matériaux où l'on est ensuite noyé et qui deviennent inutilisables. Certains ont des cahiers si pleins et si nombreux qu'une sorte de découragement anticipé les empêche de les ouvrir jamais. Ces prétendus trésors ont coûté beaucoup de temps et de peine et ils ne rendent rien; une foule de non-valeurs les engorgent; leurs utilités mêmes pourraient souvent demeurer avec avantage dans les volumes dont ils sont extraits, un renvoi avec un mot de résumé tenant lieu de fastidieuses pages.

Ayez des notes prises avec réflexion, avec sobriété. Pour éviter les surprises du premier moment, l'effet de préoccupations passagères et aussi les emballements causés quelquefois par un mot brillant, ne rangez définitivement qu'après un délai. Au calme, à bonne distance, vous jugerez de vos récoltes et n'engrangerez que le bon grain.

Dans les deux cas également, il faut noter après un travail d'esprit énergique et dans un sentiment personnel. Il s'agit de se compléter, soi, de se meubler, soi, de s'armer d'une panoplie vraiment à sa taille, conforme aux besoins de la bataille qu'on entend livrer. Qu'une chose soit belle et bonne, qu'elle soit précieuse théoriquement, ce n'est pas une raison pour l'écrire. Grâce à Dieu, il y a beaucoup de belles choses dans les livres: allez-vous recopier toute la Bibliothèque nationale? On n'achète pas une jaquette parce qu'elle est belle, mais parce qu'elle vous va, et un meuble admiré chez l'antiquaire fera bien d'y demeurer si ni sa taille, ni son caractère ne conviennent à l'appartement qui attend.

Évitez le caprice en tout. Comme la lecture est une nutrition, le souvenir une possession enrichissante qui fait corps avec la personne, les notes sont une réserve alimentaire et personnelle aussi. Lectures, souvenirs, notes, tout cela doit nous achever, donc nous ressembler, être de notre espèce, de notre rôle, de notre vocation, répondre à nos fins et à la forme des gestes par lesquels nous pouvons et voulons les réaliser.

On sait combien un livre de comptes renseigne sur son propriétaire, sur sa façon de vivre et les buts qu'il poursuit: le registre de notes, le casier de fiches devraient se tenir aussi près de l'intellectuel, de ce qu'il doit et veut être; là est son compte avoir, tout au moins pour une partie, et ce compte doit correspondre au possesseur d'une part, à la dépense présumée ensuite. Je me reflète dans mes oeuvres: je dois me refléter dans mes moyens, si j'ai bien adapté les uns aux autres comme à moi-même.

Bien mieux, il serait souhaitable qu'en dehors des documents proprement dits, faits, textes ou statistiques, les notes qu'on prend fussent non seulement adaptées à vous, mais de vous, et cela non seulement quand elles émanent de vos réflexions, mais aussi quand elles procèdent d'une lecture. La lecture aussi doit être réfléchie, et nous disions qu'un emprunt peut devenir nôtre au point de ne plus différer d'une création.

Je lis, et en lisant j'écris; mais j'écris ce que je pense au contact d'autrui, plus que je n'écris la pensée d'autrui, et mon idéal est que cela soit vrai même si je transcris textuellement, n'espérant pas exprimer mieux la pensée commune. L'écrivain est celui qui conçoit, et moi aussi je conçois ce que je m'assimile avec profondeur, ce que je m'efforce de pénétrer, de comprendre au sens complet du mot, ce que je fais mien: j'en suis donc l'écrivain aussi, et je le mets à part comme une richesse propre.

Pour les notes prises de loin, il n'y a plus rien d'essentiel à considérer. De près, en vue d'un travail, il faut d'abord renforcer l'application de nos règles et il faut y ajouter ceci.

Nous demandions que le mode de notation fût personnel, c'est-à-dire en rapport exact avec l'écrivain: il faut qu'il soit encore en rapport rigoureux avec l'oeuvre à faire. Vous avez un objet précis: pensez-y fortement; que votre esprit trace un plan provisoire d'après lequel vous dirigerez vos lectures et vos réflexions, d'après lequel aussi vous noterez ceci ou cela qui en remplira les cases. Claude Bernard déclarait qu'une observation scientifique est une réponse à une question que l'esprit se pose, et qu'on ne trouve en réalité que ce que l'on cherche. De même, une lecture intelligente est une réponse possible à la question posée en nous par le sujet à traiter; il faut donc lire dans un sentiment d'attente, comme on suit des yeux, à la sortie d'une gare, le flot des voyageurs où se coule un ami.

Que la lecture soit en conséquence de plus en plus tendancieuse; qu'elle ait égard non plus seulement à la vocation et à la personne, mais à leur application actuelle. Une telle lecture est un parti pris; or, un parti pris est comme un crible qui retient le grain voulu et laisse passer les autres. Ne vous distrayez pas; ne vous attardez pas; n'ayez que votre objectif présent, sans aucun regard pour celui de l'auteur, qui est peut-être tout autre. J'ose dire, en dépit de ce que ce mot a de déplaisant et de contre-indiqué en presque tous les cas: Posez-vous des oeillères, pour mieux vous concentrer sur ce qui, en ce moment, vous veut tout entier.

Il y a ici deux procédés un peu différents, et que peut-être il y aura lieu d'employer tour à tour, suivant la nature de l'oeuvre.

Vous pouvez établir un plan détaillé et ne vous documenter qu'ensuite. Vous pouvez commencer par la documentation, par des réflexions et des lectures qui supposent évidemment quelques directives, mais sans plan proprement dit. Vous tournez alors autour du sujet, vous l'envisagez sous toutes ses faces, vous y opérez des sondages qui essaient de n'en rien laisser inexploré; des idées de plan vous viennent et vous les notez, comme Pascal quand il écrit en tête d'un fragment: Ordre; vous mettez à part les documents à utiliser tels quels; vous fixez les idées qu'il faudra développer, dont vous marquez seulement, si elles s'offrent, les caractéristiques principales; vous mentionnez les mots justes, les comparaisons heureuses qui se présentent; parfois vous rédigez un passage entier, non dans l'idée de l'achever, mais parce qu'il vient tout seul et que l'inspiration est comme la grâce, qui passe et ne revient pas.

Quand vous pensez avoir épuisé la matière, je dis à l'égard de ce que vous prétendez ou espérez, votre travail est prêt; le chantier est plein de matériaux dont quelques-uns sont informes, d'autres taillés provisoirement. Nous parlerons tout à l'heure de la construction; mais on voit déjà que le plan procédera ici des matériaux mêmes, non les matériaux du plan.

Cette dernière marche, qui paraît la moins logique, et qui l'est moins en effet, abstraitement parlant, a pour avantage de vous laisser plus libre en vos réflexions et en vos études préalables, de vous livrer davantage à l'inspiration, de vous maintenir en joie, du fait que vous trouvez sans vous obliger à chercher trop distinctement, que vous pouvez aller, revenir, surseoir, attendre la veine et ne travailler que d'un travail frais, sans contrainte mentale.

Un ouvrage peut être ainsi achevé sans être commencé; toute sa valeur est déterminée dans vos notes; le plan s'y trouve à l'état latent, un plan à tiroirs, comme disent les architectes, c'est-à-dire que diverses combinaisons sont possibles; mais la matière est enserrée, maîtrisée, et vous êtes sûr, le plan établi, qu'il répondra à une conception réelle, à des idées que vous avez, après lesquelles vous ne courrez point, qu'il ne sera donc pas un schème arbitraire, un système de cases que vous serez forcé de remplir, n'ayant parfois rien à y mettre de jaillissant, de spontané, par suite de vivant.

Les notes ainsi comprises, notes d'étude, notes d'inspiration ne peuvent être prises «à moments perdus»; elles sont du plein travail, on doit en réserver la recherche pour ce que nous avons appelé les instants de plénitude. Les autres notes, sans échapper à l'obligation de l'effort, auront parfois le caractère d'une heureuse trouvaille, d'un hasard. Les meilleures seront pourtant celles qu'une étude approfondie vous invite à moissonner et à engranger comme la richesse d'une vie.
7.11) Comment classer ses notes

Note de Stefan Jetchick: Manifestement, Sertillanges ne pouvait pas prévoir l'invention de l'ordinateur et de l'Internet, et l'impact fulgurant de ces technologies sur le travail intellectuel. Vous pouvez sans grande perte sauter tout-de-suite au chapitre suivant, Le travail créateur.

Les notes prises et à supposer qu'on les croie de nature à servir plus tard, il faut les classer. En industrie, l'ordre, c'est de l'argent, et combien d'argent! en science, c'est de la pensée. Il est inutile de noter, si vous ne pouvez retrouver en temps opportun ce qui ne serait plus en ce cas qu'un trésor sous terre. Garder la trace de ses lectures et de ses réflexions, relever des documents, c'est bien; mais à condition d'être ainsi mis en état de feuilleter quand on voudra l'auteur favori et aussi de se feuilleter soi-même.

Il faut se défier d'un certain esprit de collectionneur qui s'empare fort souvent de ceux qui cueillent des notes. Ils veulent remplir leur cahier ou leur classeur; ils ont hâte de combler les vides, et ils empilent des textes comme on garnit un album de timbres ou de cartes illustrées. Une telle pratique est déplorable; on tombe ainsi à l'enfantillage; on risque de devenir un maniaque. L'ordre est une nécessité; mais c'est lui qui doit nous servir, non pas nous. S'acharner à accumuler, à compléter, c'est se distraire de produire et même d'apprendre; le souci excessif du classement est pris sur l'usage; or, tout ici, doit se subordonner au bien du travail.

Comment classer ses notes? Les hommes célèbres ont adapté des systèmes différents. Le meilleur, en fin de compte, est celui qu'on a expérimenté, confronté avec ses besoins et ses habitudes intellectuelles et consacré par une longue pratique.

Le système du registre sur lequel on écrit ou colle à la file les notes recueillies est très défectueux, en ce qu'il ne permet aucun classement, même avec le secours des réserves de blanc, dont on ne peut déterminer la mesure. Des registres différents pour chaque sujet corrigent un peu cet inconvénient, mais ne permettent pas non plus un classement précis, outre qu'ils se prêtent mal à l'emploi, au moment d'écrire.

On peut avoir des chemises en papier fort, portant un titre, et où l'on enfermera les notes d'une catégorie. Un ensemble de chemises semblables, répondant à un titre plus général, pourra se loger dans un casier, et chaque casier portera à l'extérieur, sinon le titre lui-même, qu'on peut préférer ne pas afficher ainsi, du moins un numéro d'ordre correspondant à une table des matières que le travailleur aura toujours sous la main.

Mais la méthode la plus pratique de beaucoup, semble-t-il, pour la plupart des travaux, c'est la méthode des fiches. Ayez des fiches de papier suffisamment consistant, d'une taille uniforme que vous déterminerez d'après la longueur moyenne de vos notes. Rien n'empêchera de continuer sur une seconde fiche le relevé commencé sur une première. Vos fiches seront coupées très exactement, au massicot, travail que tout relieur ou imprimeur exécutera en cinq minutes, que du reste des maisons spéciales vous évitent, vous procurant des fiches de toute taille, de toute couleur, en même temps que les boîtes et accessoires nécessaires [34].

Il vous faut en effet des boîtes, ou même, si votre collection de notes doit être importante, un meuble à tiroirs d'une dimension appropriée. Il vous faut aussi un certain nombre de fiches spéciales à encoche, ou bien des «cavaliers», pour numéroter visiblement les catégories, après avoir numéroté au coin ou au milieu chaque fiche.

Ce point de départ admis, voici comment vous procédez.

Quand vous prenez une note au cours d'une lecture, en réfléchissant à un travail, au lit, etc., prenez-la sur une fiche, ou, si vous n'en avez pas sous la main, sur un papier plus petit, dont le recto seul sera occupé, et que vous collerez ensuite. La fiche écrite, vous la classez, à moins que vous ne décidiez de surseoir, selon le conseil donné tout à l'heure.

Classer, cela suppose que vous avez adopté un mode de classement très soigneusement choisi en concordance avec vos travaux. On ne peut donner ici que des indications générales. Chacun doit se dresser un catalogue de sujets, avec divisions et subdivisions, sur lesquels il a déjà ou il estime devoir se procurer des notes. Un système très ingénieux, appelé Système décimal, est applicable à tous les genres de recherches; je renvoie pour son exposé à une brochure intéressante et très claire [35].

Si l'on craint la complication, qui est en effet un très grave inconvénient, qu'on s'en rapporte à ses propres vues pratiques. Il faut être en cela réaliste et ne pas s'amuser à établir des divisions a priori, qui ne serviraient de rien.

D'après le catalogue, dont chaque division ou subdivision doit porter une lettre ou un numéro d'ordre, vous pouvez immatriculer vos fiches. Celles-ci rangées, vous les retrouverez sans peine à l'heure du travail.
7.12) Comment utiliser ses notes

Vous voici au moment d'utiliser la documentation. Vous avez votre cueillette immédiate, les notes prises en vue précisément de l'oeuvre actuelle; vous avez de plus en réserve, non extraites encore, les notes anciennes qui s'y rapportent plus ou moins directement. Assemblez le tout en vous reportant au catalogue et aux indications qu'il vous donne. Ensuite, d'après ce qui précède, deux voies vous sont ouvertes.

Si vous avez un plan détaillé et si c'est d'après lui que vous avez constitué ou cherché vos notes, numérotez les articles successifs de ce plan; numérotez en conséquence (au crayon et légèrement si les notes doivent plus tard resservir) les fiches qui les concernent; réunissez les fiches portant les mêmes numéros; insérez chaque petit tas dans une pince à notes, classez les tas, et vous n'avez plus qu'à rédiger en étalant devant vous, successivement, le contenu de chaque tas.

Si, au contraire, vous avez préparé votre ouvrage sans plan arrêté, sur de simples directives, il s'agit maintenant d'établir le plan; vous devez l'extraire de la documentation même. Pour cela, voici comment vous pouvez procéder. Vous avez toutes vos fiches en vrac; vous les prenez l'une après l'autre et inscrivez sur une feuille, à la file, le contenu de chacune, en procédant par propositions aussi brèves que possible. Une fois le stock épuisé, vous avez devant vous les idées dont vous disposez. Parcourez-les en vous rendant compte de leurs rapports et dépendances; dégagez mentalement les idées maîtresses; rangez sous elles ce qui en relève; aidez-vous pour cela d'une numérotation marginale qu'on peut corriger autant de fois qu'il le faut. Peu à peu la clarté se fera et un ordre s'établira dans cette masse confuse.

Cela fait, recopiez vos propositions dans l'ordre obtenu, les numéros se suivant désormais. S'il y a des vides dans votre plan, comblez-les: vous ferez s'il le faut, à leur sujet, des recherches supplémentaires; numérotez d'un numéro correspondant à chaque thème les fiches qui s'y rapportent; classez et pincez comme tout à l'heure, et votre rédaction est prête.»

Source: A-D. Sertillanges, La vie intellectuelle.

 

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