Vers l’équivalent d’un troisième échec référendaire au Québec?

Jacques Dufresne

La tension monte sur plusieurs fronts au Québec. La belle nation est en ce moment engagée simultanément dans trois débats dont les effets périlleux pourraient converger: débats sur le taxi, la laïcité et sur l’affaire SNC-Lavalin. Dans le premier cas, elle défend les droits individuels des clients et des contractuels d’Uber contre les droits collectifs des chauffeurs de taxi. Dans le second cas, elle défend les droits collectifs de la majorité contre des droits individuels.  Dans le troisième cas, elle fait face dans le reste du Canada à une vive hostilité:  protestation contre la seule province corrompue du Canada, coupable en outre de préférer être gouvernée par des élus plutôt que par des juges.

Le taxi

Parce que plusieurs chauffeurs de taxi, à Montréal notamment, sont des immigrants, il faudrait dissocier, en le reportant à plus tard, le projet de loi qui les concerne du projet de loi sur la laïcité. Il faudrait même modifier radicalement, voire supprimer le projet de loi sur le taxi, du moins si l’on voulait respecter les valeurs québécoises invoquées dans les autres débats. Dans l’affaire SNC-Lavalin, ce sont les droits collectifs des employés et ceux de l’ensemble des Québécois que François Legault défend. Dans le cas de la laïcité, les droits collectifs sont aussi l’argument clé. On peut voir là des signes de la préférence québécoise pour la coopération, préférence dont les chauffeurs de taxi ont eux-mêmes fait preuve en formant des coopératives.

Entre les permis coûteux dans le cas du taxi et les quotas en agriculture, la ressemblance est frappante. Dans le contexte des nouveaux traités internationaux on aurait pu réduire à zéro la valeur des quotas. On aurait vu alors les producteurs laitiers envahir les édifices gouvernementaux de Québec et d’Ottawa; le quota correspondant à chacune de leurs vaches valait 24 000$ en 2018. Par-delà les valeurs québécoises, la justice la plus simple et la plus fondamentale est en cause. La politique du gouvernement Legault ne serait justifiée que si les acheteurs de permis de taxi étaient tous des spéculateurs prenant consciemment de grands risques en toute connaissance de cause, ce qui est loin d’être le cas

Laïcité

Il existe un lien non déguisé entre le nationalisme et le projet de loi sur la laïcité, et c’est en raison de ce lien que ledit projet est le plus critiqué et pas toujours avec discernement. Le nationalisme, ce sentiment d’appartenance si souvent décrié en raison des excès auxquels il a donné lieu, peut par exemple prendre la forme du patriotisme de compassion, lequel ne consiste pas à promouvoir des intérêts raciaux ou financiers mais à veiller sur des biens, un paysage, des œuvres d’art, une cité, une forêt, un pays pouvant contribuer à l’accomplissement des êtres humains et des autres vivants qui les ont en partage. Telle rue du village de Kamouraska longeant le Saint-Laurent est bordée de petites maisons traditionnelle entourées d’un jardin; dans un tel cas, la collectivité a non seulement le droit mais l’obligation de limiter par des lois les droits individuels des promoteurs immobiliers. Mutatis mutandis, il en est de même pour les biens précieux du patrimoine local ou mondial.

« Volonté de puissance chez les grands peuples, le nationalisme chez les petits, est une volonté d'être » (Jean Bouthillette). La volonté de persister dans l’être, chez un petit peuple comme le Québec possédant assez de biens précieux pour assurer l’épanouissement de ses membres, n’est-elle pas une autre forme légitime du sentiment d’appartenance! Si faible qu’il soit en Amérique du Nord, le Québec peut toutefois être perçu comme fort, à l’intérieur de ses frontières, ce qui le place dans une situation difficile à comprendre pour les nouveaux venus tout aussi bien que pour les premiers occupants. Ce fait est au cœur de son interminable crise identitaire.

Le Québec, disent les pourfendeurs de toute forme de nationalisme, devraient inclure les immigrants à leurs conditions plutôt que de les intégrer à ses conditions. Ils s’identifient par là au bloc anglo-saxon libéral d’Amérique du Nord, au prix d’une mauvaise lecture des faits. C’est la langue qui est désormais le premier facteur en cause dans le débat sur l’identité. Or sur ce plan, nos voisins anglo-saxons n’ont aucun effort à faire pour intégrer les nouveaux venus. Ces derniers s’empressent d’adopter le basic English. Il n’empêche que le english-only movement a persuadé 30 états de faire de l’anglais leur seule langue officielle. Le Mouvement Québec français est-il moins légitime?

Comme tant d’autres nationalistes, comme René Lévesque lui-même sans doute, j’ai toujours souhaité que les Québécois se sentent assez maîtres chez eux pour inclure les immigrants sur tous les plans sans avoir à recourir à des lois, fussent-elles aussi justes et modérées que la loi 101. J’ai pensé que ce jour pourrait venir avec l’indépendance, mais je ne prends pas à la légère le fait qu’une majorité de Québécois éprouvent encore le besoin de se protéger par des lois défendant certains de leurs droits collectifs. La question de l’immigration relève à mes yeux de celle de l’hospitalité du pays hôte, au moins autant que de celle des droits de l’homme dont les immigrants sont titulaires.

Or cette hospitalité, qui la pratique dans la vie quotidienne sinon d’abord et avant tout ceux que l’on diabolise en les accusant de populisme? Si nobles que soient dans l’abstrait les droits de l’homme, ils n’ont pas le pouvoir de transformer chacun d’entre nous en un citoyen idéal, en un bon samaritain. On devient bon samaritain par consentement libre et sous l’effet d’une inspiration d’un autre ordre. C’est pourquoi il faut se garder de faire des lois en présumant que le citoyen se conformera à un idéal abstrait. Ce que Solon, le premier législateur en Occident, avait compris. Plutarque dit de lui « qu’il accommodait bien plus les lois aux choses que les choses aux lois. » C’est pourquoi aussi les obligations ont préséance sur les droits.

Les droits ne dépassent le stade du mot creux et démagogique que dans la mesure où il existe des êtres capables de remplir les obligations qui leur correspondent. Ces êtres, les droits ne les créent pas, ils les supposent. Et s’il est souhaitable de ne pas contraindre les immigrants à l’intégration par des lois, il est tout aussi souhaitable de ne pas contraindre les citoyens à l’hospitalité par d’autres lois appelées droits de l’homme, que l’on place au-dessus des lois ordinaires, généralement plus souples sans cesser d’être justes. Dans de telles conditions, que peut-on souhaiter de mieux qu’une loi ébauchée sous le signe du compromis? C’est le cas de loi sur la laïcité.

Faut-il s’arrêter là ? Devant des contractions semblables, la philosophe Simone Weil se demandait, dans l’Enracinement (1942) comment insuffler à un peuple une inspiration qui l’élève au-dessus de la pesanteur sociale et individuelle. Ce n’est toutefois pas sur l’État qu’il faut miser pour cela. Qu’il lui suffise d’assurer le moindre mal par des lois qui seront toujours imparfaites. Rien n’interdit toutefois à une collectivité de rechercher par le dialogue entre les croyances, le meilleur sens de la vie possible pour elle-même et pour ses membres, ce que font déjà au Québec de nombreux lecteurs des auteurs les plus inspirants, du poète persan Rumi à James Lovelock auteur de la Théorie Gaia, en passant par Tagore et l’encyclique Laudato si.

SNC Lavalin

En attendant que ces dialogues aient porté fruit, le Québec doit sortir indemne du triple combat dans lequel il est engagé. Une humiliation ne serait-elle pas l’équivalent d’une défaite à un troisième référendum sur la souveraineté?

Il y a une troublante analogie entre l’affaire SNC Lavalin et celle du Lac Meech en 1990. Dans ce dernier cas, c’est un autochtone, Elijah Harper, qui a sonné la charge, suivi de Clyde Wells, le premier ministre d’une province, Terre-Neuve, en position de faiblesse par rapport au Québec. La puissante majorité britannique du Canada échappait ainsi à l’odieux d’un nouvel affront au Québec. Dans l’affaire SNC Lavalin c’est de nouveau le monde autochtone, en la personne de madame Jody Wilson-Raybould, qui occupe la première ligne dans la fronde contre le Québec et son principal représentant à Ottawa.

Ce Québec, qu’on accuse au même moment de discrimination contre les femmes musulmanes et d’une corruption dont il aurait le monopole au Canada. Ajoutons que dans un moment analogue en 1990 le Premier ministre du Québec, Robert Bourassa, avait indisposé le reste du Canada en invoquant la clause nonobstant pour protéger sa Charte de la langue française. Ce que vient de faire le Premier ministre actuel, François Legault, pour assurer le succès de son projet de loi sur la laïcité.

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