Un livre pour la génération de la transition

Jacques Dufresne

Quel livre ? Titre: une autre fin du monde est possible.  Sous-titre : vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre).[1] Quelle transition ? Intégrale : écologique, sociale, spirituelle? « Les trois auteurs[2] Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle ont une (dé)formation scientifique et sont devenus chercheurs in-Terre-dépendants ». C’est ainsi qu’ils se présentent eux-mêmes sur la couverture quatre de leur livre, ce qui les situe bien : ils ne se limitent pas à la science moderne réductrice qui est à l’origine de l’effondrement. Cela dit, ils ont fait leurs preuves dans cette science avant de s’en affranchir sans en perdre les vertus. Pablo Servigne est un chercheur français indépendant et transdisciplinaire, ingénieur agronome et docteur en sciences. Gauthier Chapelle est ingénieur agronome et docteur en biologie. Après une thèse en biologie Antarctique, il a rejoint le mouvement du biomimétisme. Raphaël Stevens est un éco-conseiller, expert en résilience des systèmes socio écologiques,

La science post-normale

J’aborde ce livre avec un préjugé favorable qui tient au fait que j’y découvre, entre nos idées et celles des auteurs, une convergence d’autant plus prometteuse que nous appartenons à des générations et des continents différents. Autre convergence rassurante : entre la vision du monde des auteurs et celle des pionniers du mouvement écologique. Dans un domaine comme celui de la transition, il n’y a rien de plus absurde, ni de plus inconséquent que de sous-estimer l’importance des travaux antérieurs. Les auteurs se sont plutôt inscrits avec reconnaissance dans la tradition, ayant compris que chacun doit pour son propre compte franchir les étapes que les précurseurs ont franchies avant eux, étant persuadés aussi que tout dans la culture devrait être comme dans la nature : don et accueil du don.

« Le fait de considérer que nous avons tout reçu (la terre, la vie, les savoirs, etc.), que tout est don, ne provoque-t-il pas des sentiments d'émerveillement, de gratitude, de joie et de reconnaissance ? Et à partir de ce don, comment ne pas ressentir une obligation de contre-don, une redevabilité ? » [3]

Leur livre est un merveilleux contre-don : on y retrouve le souffle commun à la majorité des grands pionniers Arne Naess, René Dubos, Barbara Ward, Thomas Berry, David Suzuki, Teddy Goldsmith, Rachel Carson. [4]

La science post-normale

Notre amie et collaboratrice Andrée Mathieu, décédée il y aura bientôt un an, aurait aimé ce livre. Elle y aurait retrouvé plusieurs des sujets qui l’ont intéressée: le biomimétisme, la pensée complexe, la théorie du chaos, la transdisciplinarité, la résilience. Elle y aurait renoué contact avec quelques-uns de ses chercheurs préférés : Ilya Prigogine, Stuart Kaufmann, Benoît Mandelbrot, lesquels « décrivent l’émergence de phénomènes non-linéaires et imprévisibles », Francisco Varela, Humberto Maturana, dont les noms sont associés à la « très belle théorie de l’autopoièse, qui décrit comment un système vivant se construit lui-même en interaction avec son environnement, s’autorégule et peut se transformer tout en gardant ses fonctions principales », Brian Goodwin, auteur de Signs of Life: How Complexity Pervades Biology, Nature's Due: Healing Our Fragmented Culture, Paul Hawken, auteur de Blessed Unrest, Janine Benyus, à l’origine du biomimétisme, Lynn Margulis et James Lovelock, auteurs de la théorie Gaia. Tous ces savants ont en commun d’avoir rapproché le sensible du rationnel, l’art de la science, la qualité de la quantité, la subjectivité de l’objectivité, dans la perspective, dirions-nous, du passage d’une science conquérante et destructrice de liens, à une science réparatrice et créatrice de liens, aussi appelée science post normale :

« Pour l'écrivain et professeur de sciences environnementales David Orr, la “crise [planétaire] s'est produite au moment et à l'endroit où le lien entre la connaissance, les moyens de subsistance et le fait de vivre a été cassé, et la connaissance a été utilisée dans le seul but d'augmenter la productivité”. Il est grand temps de réparer ces liens et d'employer la puissance de la science à des fins moins destructrices. Il ne s'agit pas d'abandonner la Science pour entrer dans le monde des ténèbres, mais d'enrichir les pratiques des sciences, dans une démarche d'ouverture et de métamorphose.

« Les remises en question de la science “normale” à partir du lien des archives ne datent pas d'hier, elles ont été énoncées dans les années 1970 par le philosophe des sciences Jérôme Ravetz, qui critiquait son tournant industriel et “techno-scientiste” (et rejoignait ainsi les conclusions de Jacques Ellul et d'Ivan Illich). Ces critiques ont abouti dans les années 1990 à la naissance du concept de science “post-normale” {post-normal science), qui est la stratégie de résolution des problèmes scientifiques à laquelle on peut recourir lorsque les « faits sont incertains, les valeurs sont polémiques, les enjeux sont importants et les décisions sont urgentes. »[5]

Unité et contradiction

« Joie de sentir le lien profond d'interdépendance avec la toile de la vie. » Au cœur du livre, cette intuition d’une profonde et mystérieuse unité nourrira l’espoir des jeunes et les aidera à affronter les contradictions dans la vie de tous les jours.

Ces contradictions, les auteurs évitent de les voiler pour entretenir de faux espoirs chez leurs lecteurs. Si, à leurs yeux, il n’est pas trop tard pour tenter de prévenir le pire, l’heure est aussi venue de s’y préparer, de se disposer à transformer en épreuves ce qui risque fort d’être vécu comme un échec désespérant. Au moment où j’écris ces lignes, le Venezuela implose, en Mozambique, des centaines de personnes sont encore accrochées aux branches d’un arbre, six jours après le passage du cyclone Idai. Beira, une ville de plus de 300 000 habitants a été en grande partie détruite. Au même moment, une vague de chaleur sans précédent frappait les Territoires du Nord-Ouest canadien. La multiplication des événements extrêmes de ce genre incite les auteurs au pronostic sombre de Clive Hamilton :

«. Aucun des climatologues ne veut dire publiquement ce que révèle la climatologie : nous ne pouvons plus empêcher un réchauffement climatique qui provoquera, au cours de ce XXIe siècle, une transformation radicale du monde, le rendant bien plus hostile et bien moins favorable au développement de la vie. »[6]

La joie après la peine et grâce à elle

Je paraphrase Bossuet :  la reconnaissance de ses misères n'est possible que par un pressentiment sacré des ressources qu'on sent en soi-même pour les surmonter. Mis en confiance eux-mêmes par un tel pressentiment, les auteurs invitent leurs lecteurs à le laisser surgir au fond d’eux-mêmes. « La peine est plus que la réaction naturelle à la perte, c’est une initiation à la perte, à l’impermanence du monde. »[7]  Vous ne connaissez, nous disent-ils en substance, que les plaisirs de la performance, de la satisfaction accélérée des caprices du moi, dans l’euphorie trompeuse de la pensée positive. Apprenez de vos ancêtres et des autres cultures que pour perpétuer ces plaisirs, vous renoncez aux joies du tragique assumé, de la lenteur, de la contemplation, de l’entraide. On s’attend ici, et l’on n’est pas déçu, à retrouver Kropotkine, ce naturaliste russe (1842-1921) qui a démontré que l’entraide, en particulier dans un environnement difficile, est un facteur d’évolution aussi important que la compétition. Fait essentiel dans un livre qui invite les humains à s’accroître de leurs efforts pour composer avec un environnement de plus en plus hostile. Fait à associer, comme on le fait bien dans le livre, aux découvertes subséquentes sur l’empathie. Kropotkine a inspiré aux auteurs ce passage qui illustre l’importance qu’ils accordent aux récits :

« Dans cette optique, nous pouvons inventer des récits autant qu'en exhumer certains dont on taisait l'existence. Par exemple, pourquoi ne décrirait-on pas à l'école la modernité comme la période qui a permis l'aboutissement suprême de la grande déconnexion avec les autres espèces ? La Renaissance n'est-elle pas aussi le temps de l'écrasement du féminin (massacre des sorcières) et de destruction des liens d'entraide qui soudaient les communautés du Moyen Âge ? Les Trente Glorieuses ne sont-elles pas la plus grande période de gaspillage de l'Histoire (que l'on pourrait renommer les “Trentes Affreuses”) ? Le transhumanisme est-il autre chose que le point de non-retour de cette coupure avec le reste du monde par la création d'êtres hybrides irréversiblement dépendants d'un système socio-politico-technique (les trans-nationales), lui-même accro au pétrole et aux terres rares ? » [8]

Sédentaires et nomades

Plus de liens que de biens! Les auteurs ont adopté cette maxime de la décroissance. Cette cause va tellement de soi à leurs yeux qu’ils ne se donnent pas la peine de la défendre explicitement; pour la même raison leur combat contre le capitalisme se limite à quelques tirs d’artillerie légère. À propos de l’occupation des terres de Notre-Dame des Landes, ils reprennent à leur compte ce slogan des nouveaux paysans : « Nous ne défendons pas la forêt, nous sommes la forêt qui se défend. Et ils précisent qu’ils n’y voient pas une surface bien délimitée, ni une propriété au sens classique, mais une appropriation effective par le biais de pratiques culturelles, agricoles, écologiques, économiques, rituelles, etc. »[9]  

C’est la partie la plus faible de leur livre. « Tout ce qui favorise un attachement à un territoire (liens sociaux inclus), écrivent-ils, est donc bienvenu.[10] » Ils semblent toutefois oublier qu’un tel attachement suppose, dans la culture occidentale tout au moins, un lien durable avec le sol appelé propriété. Un flou semblable entoure leurs propos sur le sentiment d’appartenance à une nation et ses rapports avec l’immigration. Comment concilier l’attachement à un territoire avec ce qu’ils appellent les alliances terrestres ?

Devenir meilleurs 

Quelle sera la source de l’énergie intérieure qui sera nécessaire pour éviter le scénario du Radeau de la Méduse ? Ce livre de 300 pages contient 496 notes, renvoyant pour l’essentiel à des travaux récents dans les sciences humaines, certaines nouvelles, comme l’éco psychologie et la collapsologie. Le but est de faire appel à la raison et aux faits pour stimuler et orienter dans la bonne direction cette empathie et ce sens de l’entraide dont ils semblent tenir pour acquis qu’ils s’inscrivent dans l’équivalent de ce qu’on appelait la nature humaine. Cela donne lieu à des mises en garde de ce genre :

 « Fantasmer sur quelque chose de positif baisse la pression artérielle. Au contraire, souhaiter la même chose mais considérer aussi que l'on pourrait ne pas forcément l'obtenir, augmente la pression artérielle. On se sent donc mieux lorsque nos désirs ne sont pas encombrés de préoccupations mais moins énergique et moins préparé pour agir. L'optimisme aveugle ne motive pas car il crée un sentiment de complaisance et de relaxation. Il est nécessaire de lui ajouter une bonne dose de lucidité sur la situation, les freins et les verrous qui nous ralentissent et nous bloquent. La « pensée positive » seule nous prive des moyens de répondre aux défis, et diminue sensiblement toute possibilité de les traverser le mieux possible. »[11]

Vrai, mais ne faut-il pas voir là un déploiement de la raison instrumentale qui jure un peu dans le contexte du livre ? Après une démonstration de ce genre, on pourrait être tenté de peser sur le bouton alerte ou de prendre une pilule imitant les effets des défis. C’est le risque que l’on court en misant sur la science pour rendre les humains meilleurs : substituer au désir et à l’inspiration une volonté utilisant le corps comme un levier en vue de la performance plutôt que comme une lyre rendant possible le sentiment océanique.

Ce risque, les auteurs en sont bien conscients. C’est pourquoi ils font aussi appel à des témoins inspirés, telle l’éco psychologue Joanna Macy :

 « Heureusement, poursuit Joanna Macy, “que notre monde soit en crise - au point de remettre en question la possibilité d'une vie consciente sur Terre – ne diminue en rien l'émerveillement du moment présent”. Car le grand secret est le suivant : la gratitude ne dépend pas de nos circonstances extérieures, elle s'apprend et s'améliore par la pratique.

Ressentir tout cela, et comprendre que l'humilité est à la base de toutes les spiritualités, nous oblige à poser la question suivante : est-il réellement possible d'aborder la fin d’un monde de manière profane ? Nous ne le pensons pas. Mais le drame est que notre société rationnelle ne nous y a pas du tout préparés ! En rejetant le bébé (spirituel) avec l'eau du bain (religieux), elle s'est privée d'outils fondamentaux pour traverser le temps long. » [12]

Plus loin dans la même page, les auteurs soulignent le fait que la spiritualité est un phénomène primordial par rapport aux religions et de cette antériorité, ils font une supériorité. Sans minimiser l’importance des religions, ils les considèrent comme des régressions : « la religion pourrait être considérée comme une forme infantile et très codée de spiritualité » ; ils prônent un retour au primordial, s’inscrivant ainsi dans un large consensus. Fondement de ce consensus : les religions ont divisé les hommes, pour les unir ne convient-il pas de revenir au stade antérieur ?

Dans cet article nous ne pouvons répondre à une telle question qu’en en posant d’autres tout aussi complexes. 1) Avant les religions, les guerres étaient-elles moins nombreuses et moins violentes ? 2) Dans l’histoire de l’humanité, la maturité des spiritualités aurait-elle précédé l’infantilisme des religions ? 3) En le mettant en garde contre cet infantilisme, les auteurs ne prêtent-ils pas au sapiens moyen une maturité et une autonomie qu’il est bien loin de posséder ? 4) Ce faisant, ne jouent-ils pas le jeu de cette émancipation, de ce culte du moi et du choix qui est l’une des causes des maux qu’ils déplorent? À noter qu’ils sont tout aussi sévères pour le scientisme que pour les vieilles religions. Dans sa prétention de pouvoir résoudre tous les problèmes du monde, ce scientisme constitue à leurs yeux une « religion particulièrement dangereuse de notre époque. »[13]

Signe de leur tolérance, ils font allusion à l’Encyclique Laudato si du pape François, non toutefois pour en souligner la similitude profonde avec leur propre pensée mais pour en tirer un argument contre l’anthropocentrisme. « Même le pape François constate dans son encyclique Laudato si qu'une “présentation inadéquate de l'anthropologie chrétienne a pu conduire à soutenir une conception erronée de la relation entre l'être humain et le monde”, accusant le “rêve prométhéen de domination sur le monde”. Il met en garde contre l'anthropocentrisme, cette idée que l'humain est au centre de l'univers et que toute chose se rapporte à lui. “Si l'être humain se déclare autonome par rapport à la réalité et s’il se pose en dominateur absolu : la base même de son existence s’écroule.” »[14]

Le mot de la fin se trouve au début du livre sous la forme de quelques citations :

 « Nul ne peut se sentir à la fois responsable et désespéré. » Antoine de Saint-Exupéry, auteur du Petit Prince.

 « Il y a des choses qu'on ne voit comme il faut qu'avec des yeux qui ont pleuré. » Henri Lacordaire, célèbre prédicateur qui, au milieu du XIXe siècle, a rétabli l’Ordre des Dominicains en France.

 « Il fallait que nous changions du tout au tout notre attitude à l'égard de la vie. Il fallait que nous apprenions par nous-même et, de plus, il fallait que nous montrions à ceux qui étaient en proie au désespoir que l'important n'était pas ce que nous attendions de la vie, mais ce que nous apportions à la vie. Au lieu de se demander si la vie avait un sens, il fallait s'imaginer que c'était à nous de donner un sens à la vie à chaque jour et à chaque heure. » Victor Frankl. Après avoir survécu à un camp de concentration nazi, ce psychiatre et neurologue autrichien a créé une nouvelle thérapie, la logothérapie, qui prend en compte le besoin de « sens » et la dimension spirituelle de la personne.

« Je ne crois pas que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, que nous n'ayons d'abord corrigé en nous. » Etty Hillesum, mystique hollandaise morte à 28 ans dans un camp de concentration

 



[1] Éditions du Seuil, Paris 1918

[2] https://www.youtube.com/watch?v=a7lMNoWH2qs

https://yetiblog.org/archives/11902

https://www.youtube.com/watch?v=dFUMQzYtYK4

[3] Ibid. p.225

[4] http://encyclopedie.homovivens.org/documents/thomas_berry

http://encyclopedie.homovivens.org/documents/barbara_ward

http://encyclopedie.homovivens.org/documents/arne_naess

http://encyclopedie.homovivens.org/documents/david_suzuki

http://encyclopedie.homovivens.org/documents/rene_dubos_1902_1981

http://encyclopedie.homovivens.org/documents/rachel_carson_1907_1964

http://encyclopedie.homovivens.org/documents/teddy_goldsth

[5] Ibid. p,132

[6] Ibid. p.54

[7] Ibid. p.76

[8] Ibid. p.170

[9] Ibid. p 155

[10] Ibid. p.74

[11] Ibid. p 93

[12] Ibid. p.227

[13] Ibid. p.227

[14] Ibid. p.139

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