Les maîtres d'autrefois: Rembrandt

Eugène Fromentin
L'historien de la critique d'art Lionello Venturi disait que les pages de Fromentin sur Rembrandt et Rubens n'ont jamais été égalées. Rembrandt n'est pas le maître du clair-obscur. Cette gloire revient au Caravage. Mais il est le maître de la lumière et de l'ombre. Sa lumière exalte, transmue les choses; ses ombres abritent des passions, des solitudes indicibles. Pour raconter Rembrandt, il faut une plume riche en nuances, en demi-teintes, capable de soutenir les éclats de lumière que jettent l'œuvre du peintre, capable de pénétrer du côté obscur: comme Valéry, il doit sentir que chez lui «la chair est de la boue dont la lumière fait de l'or».

L'historiographie contemporaine a sans doute revu quelques traits, quelques anecdotes relatés par Fromentin, mais le portrait demeure magnifique du peintre le plus génial, le plus solitaire, le plus étrange dans ses manières qui ne s'inspirent de rien ni de personne, par son goût pour les costumes exotiques et le bric-à-brac de son atelier qui faisait croire à des recherches secrètes d'alchimiste. Fromentin est bien de son époque lorsqu'il juge sévèrement le métier du peintre, mais il sait que ce qu'on peut trouver de laideur, de maladresses, dans cette œuvre n'enlèvent rien, au contraire, à sa puissance: «On verrait que toutes les scories de cet art, un des plus difficiles à épurer qu'il y ait au monde, n'altèrent en rien la gamme incomparablement belle qui brûle au dedans, et je crois qu'on changerait enfin tous les noms qu'on a donnés à Rembrandt pour lui donner les noms contraires.»
La vie de Rembrandt est, comme sa peinture, pleine de demi-teintes et de coins sombres. Autant Rubens se montre tel qu'il était au plein jour de ses œuvres, de sa vie publique, de sa vie privée, net, lumineux et tout chatoyant d'esprit, de bonne humeur, de grâce hautaine et de grandeur, autant Rembrandt se dérobe et semble toujours cacher quelque chose, soit qu'il ait peint, soit qu'il ait vécu. Point de palais avec l'état de maison d'un grand seigneur, point de train et de galeries à l'italienne. Une installation médiocre, la maison noirâtre d'un petit marchand, le pêle-mêle intérieur d'un collectionneur, d'un bouquiniste, d'un amateur d'estampes et de raretés. Nulle affaire publique qui le tire hors de son atelier et le fasse entrer dans la politique de son temps, nulles grandes faveurs qui jamais l’aient rattaché à aucun prince. Point d'honneurs officiels, ni ordres, ni titres, ni cordons, rien qui le mêle de près ni de loin à tel fait ou à tels personnages qui l'auraient sauvé de l'oubli, car l'histoire en s'occupant d'eux aurait incidemment parlé de lui. Rembrandt était du tiers, à peine du tiers, comme on eût dit en France en 1789. Il appartenait à ces foules où les individus se confondent, dont les mœurs sont plates, les habitudes sans aucun cachet qui les relève; et même en ce pays de soi-disant égalité dans les classes, protestant, républicain, sans préjugés nobiliaires, la singularité de son génie n'a pas empêché que la médiocrité sociale de l'homme ne le retint en bas dans les couches obscures et ne l'y noyât.

Pendant fort longtemps on n'a rien su de lui que d'après le témoignage de Sandrart ou de ses élèves, ceux du moins qui ont écrit, Hoogstraeten, Houbraken, et tout se réduisit à quelques légendes d'ateliers, à des renseignements contestables, à des jugements trop légers, à des commérages. Ce qu'on apercevait de sa personne, c'étaient des bizarreries, des manies, quelques trivialités, des défauts, presque des vices. On le disait intéressé, cupide, même avare, quelque peu trafiquant, et d'autre part on le disait dissipateur et désordonné dans ses dépenses, témoin sa ruine. Il avait beaucoup d'élèves, les mettait en cellule dans des chambres à compartiments, veillait à ce qu'il n'y eût entre eux ni contact, ni influences, et tirait de cet enseignement méticuleux de gros revenus. On cite quelques fragments de leçons orales recueillis par la tradition qui sont des vérités de simple bon sens, mais ne tirent point à conséquence. Il n'avait pas vu l'Italie, ne recommandait pas ce voyage, et ce fut là, pour ses disciples devenus des docteurs en esthétique, un grief et l'occasion de regretter que leur maître n'eût pas ajouté cette culture nécessaire à ses saines doctrines et à son original talent. On lui savait des goûts singuliers, l'amour des vieilles défroques, des friperies orientales, des casques, des épées, des tapis d'Asie. Avant de connaître plus exactement le détail de son mobilier d'artiste et toutes les curiosités instructives et utiles dont il avait encombré sa maison, on n'y voyait qu'un désordre de choses hétéroclites, tenant de l'histoire naturelle et du bric-à-brac, panoplies sauvages, bêtes empaillées, herbes desséchées. Cela sentait le capharnaüm, le laboratoire, un peu la science occulte et la cabale, et cette baroquerie, jointe à la passion qu'on lui supposait pour l'argent, donnait à la figure méditative et rechignée de ce travailleur acharné je ne sais quel air compromettant de chercheur d'or.

Il avait la rage de poser devant un miroir et de se peindre, non pas, comme Rubens le faisait dans des tableaux héroïques, sous de chevaleresques dehors, en homme de guerre et pêle-mêle avec des figures d'épopée, mais tout seul, en un petit cadre, les yeux dans les yeux, pour lui-même et pour le seul prix d'une lumière frisante ou d'une demi-teinte plus rare, jouant sur les plans arrondis de sa grosse figure à pulpe injectée. Il se retroussait la moustache, mettait de l'air et du jeu dans sa chevelure frisottante; il souriait d'une lèvre forte et sanguine, et son petit œil noyé sous d'épaisses saillies frontales dardait un regard singulier, où il y avait de l'ardeur, de la fixité, de l'insolence et du contentement. Ce n'était pas l'œil de tout le monde. Le masque avait des plans solides; la bouche était expressive, le menton volontaire. Entre les deux sourcils, le travail avait tracé deux sillons verticaux, des rendements, et ce pli contracté par l'habitude de froncer propre aux cerveaux qui se concentrent, réfractent les sensations reçues et font effort du dehors au dedans. Il se parait d'ailleurs et se travestissait à la façon des gens de théâtre. Il empruntait à son vestiaire de quoi se vêtir, se coiffer ou s'orner, se mettait des turbans, des toques de velours, des feutres, des pourpoints, des manteaux, quelquefois une cuirasse; il agrafait une joaillerie à sa coiffure, attachait à son cou des chaînes d'or avec pierreries. Et pour peu qu'on ne fût pas dans le secret de ses recherches, on arrivait à se demander si toutes ces complaisances du peintre pour le modèle n'étaient pas des faiblesses de l'homme auxquelles l'artiste se prêtait. Plus tard, après ses années mûres, dans les jours difficiles, on le vit paraître en des tenues plus graves, plus modestes, plus véridiques: sans or, sans velours, en vestes sombres, avec un mouchoir en serre-tête, le visage attristé, ridé, macéré, la palette entre ses rudes mains. Cette tenue de désabusé fut une forme nouvelle que prit l'homme quand il eut passé cinquante ans, mais elle ne fit que compliquer davantage l'idée vraie qu'on aimerait à se former de lui.

Tout cela en somme ne faisait pas un ensemble très concordant, ne se tenait pas, cadrait mal avec le sens de ses œuvres, la haute portée de ses conceptions, le sérieux profond de ses visées habituelles. Les saillies de ce caractère mal défini, les points révélés de ses habitudes presque inédites, se détachaient avec quelque aigreur sur le fond d'une existence terne, neutre, enfumée d'incertitudes et biographiquement assez confuse.

Depuis lors, la lumière s'est répandue à peu près sur toutes les parties demeurées douteuses de ce tableau ténébreux. L'histoire de Rembrandt a été faite et fort bien en Hollande, et même en France, d'après les écrivains hollandais. Grâce aux travaux d'un de ses adorateurs les plus fervents, M. Vosmaert, nous savons maintenant de Rembrandt sinon tout ce qu'il importe de savoir, du moins tout ce que probablement on saura jamais, et cela suffit pour le faire aimer, plaindre, estimer et, je crois, bien comprendre.

À le considérer par l'extérieur, c'était un brave homme, aimant le chez-soi, la vie de ménage, le coin du feu, un homme de famille, une nature d'époux plus que ale libertin, un monogame qui ne put jamais supporter ni le célibat ni le veuvage, et que des circonstances mal expliquées entraînèrent à se marier trois fois; un casanier, cela va de soi; peu économe, car il ne su pas aligner ses comptes; pas avare, car il se ruina, et, s'il dépensa peu d'argent pour son bien-être, il le prodigua, parait-il, pour les curiosités de son esprit; difficile à vivre, peut-être ombrageux, solitaire, en tout et dans sa sphère modeste un être singulier. Il n'eut pas de faste, mais il eut une sorte d'opulence cachée, des trésors enfouis en valeurs d'art, qui lui causèrent bien des joies, qu'il perdit dans un total désastre et qui sous ses yeux, devant une porte d'auberge, en un jour vraiment sinistre, se vendirent à vil prix. Tout n'était pas bric-à-brac, on l'a bien vu d'après l'inventaire dressé lors de la vente, dans ce mobilier, dont la postérité s'occupa longtemps sans le connaître. Il y avait là des marbres, des tableaux italiens, des tableaux hollandais, en grand nombre des œuvres de lui, surtout des gravures, et des plus rares, qu'il échangeait contre les siennes ou payait fort cher. Il tenait à toutes ces choses, belles, curieusement recueillies et de choix, comme à des compagnons de solitude, à des témoins de son travail, aux confidents de sa pensée, aux inspirateurs de son esprit. Peut-être thésaurisait-il comme un dilettante, comme un érudit, comme un délicat en fait de jouissances intellectuelles, et telle est probablement la forme inusitée d'une avarice dont on ne comprenait pas le sens intime. Quant à ses dettes, qui l'écrasèrent, il en avait déjà 'à l'époque où, dans une correspondance qui nous a été conservée, il se disait riche. Il était assez fier, et il souscrivait des lettres de change avec le sans-façon d'un homme qui ne connaît pas le prix de l'argent et ne compte pas assez exactement ni celui qu'il possède ni celui qu'il doit.

II eut une femme charmante, Saskia, qui fut comme un rayon dans ce perpétuel clair-obscur et pendant des années trop courtes, à défaut d'élégance et de charmes bien réels, y mit quelque chose comme un éclat plus vif. Ce qui manque à cet intérieur morne, comme à ce labeur morose tout en profondeur, c'est l'expansion, un peu de jeunesse amoureuse, de grâce féminine et de tendresse. Saskia lui apportait-elle tout cela ? On ne le voit pas distinctement. Il en fut épris, dit-on, la peignit souvent, l'affubla, comme il avait fait pour lui-même, de déguisements bizarres ou magnifiques, la couvrit ainsi que lui-même de je ne sais quel luxe d'occasion, la représenta en Juive, en Odalisque, en Judith, peut-être en Suzanne et en Bethsabée, ne la peignit jamais comme elle était vraiment, et ne laissa pas d'elle un portrait habillé ou non qui fût fidèle, — on aime à le croire. Voila tout ce que nous connaissons de ses joies domestiques trop vite éteintes. Saskia mourut jeune, en 1642, l'année même où il produisait la Ronde de nuit. De ses enfants, car il en eut plusieurs de ses trois mariages, on ne rencontre pas une seule fois l'aimable et riante figure dans ses tableaux. Son fils Titus mourut quelques mois avant lui. Les autres disparaissent dans l'obscurité qui couvrit ses dernières années et suivit sa mort.

On sait que Rubens, dans sa grande vie si entraînante et toujours heureuse, eut à son retour d'Italie, quand il se sentit dépaysé dans son propre pays, puis après la mort d'Isabelle Brandt, quand il se vit veuf et seul dans sa maison, un moment de grande faiblesse et comme une soudaine défaillance. On en a la preuve d'après ses lettres. Chez Rembrandt, il est impossible de savoir ce que le cœur souffrit. Saskia meurt, son labeur continue sans un jour d'arrêt, on le constate par la date de ses tableaux et mieux encore par ses eaux-fortes. Sa fortune s'écroule, il est traîné devant la chambre des insolvables, tout ce qu'il aimait lui est enlevé: il emporte son chevalet, s'installe ailleurs, et ni les contemporains, ni la postérité n'ont recueilli ni un cri, ni une plainte de cette étrange nature qu'on aurait pu croire absolument terrassée. Sa production ne faiblit ni ne décline. La faveur l'abandonne avec la fortune, avec le bonheur, avec le bien-être: il répond aux injustices du sort, aux infidélités de l'opinion par le portrait de Six et par les Syndics, sans parler du Jeune homme du Louvre et de tant d'autres œuvres classées parmi ses plus posées, ses plus convaincues et ses plus vigoureuses. Dans ses deuils, au milieu de malheurs humiliants, il conserve je ne sais quelle impassibilité, qui serait tout à fait inexplicable, si l'on ne savait ce dont est capable, comme ressort, comme indifférence ou comme promptitude d'oubli, une âme occupée de vues profondes.

Eut-il beaucoup d'amis? On ne le croit pas; à coup sûr il n'eut pas tous ceux qu'il méritait d'avoir: ni Vondel, qui lui-même était un familier de la maison Six; ni Rubens, qu'il connaissait bien, qui vint en Hollande en 1636, y visita tous les peintres célèbres, lui excepté, et mourut l'année qui précéda la Ronde de nuit, sans que le nom de Rembrandt figure on dans ses lettres ou dans ses collections. Était-il fêté, très entouré, très en vue? Non plus. Quand il est question de lui dans les Apologies, dans les écrits, dans les petites poésies fugitives et de circonstances du temps, c'est en sous-ordre, un: peu par esprit de justice, par hasard, sans grande chaleur. Les littérateurs avaient d'autres préférences, après lesquelles venait Rembrandt, lui le seul illustre. Dans les cérémonies officielles, aux grands jours des pompes de tout genre, on l'oubliait, ou, pour ainsi parler, on ne le voit nulle part, au premier rang, sur les estrades.

Malgré son génie, sa gloire, le prodigieux engouement qui poussa les peintres vers lui dans ses débuts, ce qu'on appelle le monde était, même à Amsterdam, un milieu social dont on lui entr'ouvrit la porte peut-être, mais dont il ne fut jamais. Ses portraits ne le recommandaient pas plus que sa personne. Quoiqu'il en eût fait de magnifiques et d'après des personnages d'élite, ce n'était point de ces œuvres plaisantes, naturelles, lucides, qui pouvaient le poser dans certaines compagnies, y être goûtées et l'y faire admettre. Je vous ai dit que le capitaine Kock, qui figure dans la Ronde de nuit, s'était dédommagé plus tard avec Van der Helst; quant à Six, un jeune homme par rapport à lui, et qui, je persiste à le croire, ne se fit peindre qu'à son corps défendant, lorsque Rembrandt allait chez ce personnage officiel, il allait plutôt chez le bourgmestre et le Mécène que chez l'ami. D'habitude et de préférence, il frayait avec des gens de peu, boutiquiers, petits bourgeois. On a même trop rabaissé ces fréquentations très humbles, mais non dégradantes, comme on le disait. Encore un peu, on lui eût reproché des habitudes crapuleuses, lui qui ne hantait guère les cabarets, chose rare alors, parce que dix ans après son veuvage on crut s'apercevoir que ce solitaire avait des relations suspectes avec sa servante. Pour cela la servante fut réprimandée et Rembrandt passablement décrié. A ce moment d'ailleurs, tout tournait mal, fortune, honneur, et quand il quitte le Breestraal, sans gîte, sans le sou, mais en règle avec ses créanciers, il n'y a plus ni talent ni gloire acquise qui tienne. On perd sa trace, on l'oublie, et pour le coup sa personne disparaît dans la petite vie nécessiteuse et obscure d'où il n'était, à dire vrai, jamais sorti:

En tout, comme on le voit, c'était un homme à part, un rêveur, peut-être un taciturne, quoique sa figure dise le contraire; peut-être un caractère anguleux et un peu rude, tendu, tranchant, peu commode à contredire, encore moins à convaincre, ondoyant au fond, roide en ses formes, à coup sûr un original. S'il fut célèbre et choyé et vanté d'abord, en dépit des jaloux, des gens à courte vue, des pédants et des imbéciles, on se vengea bien quand il ne fut plus là.

Dans sa pratique, il ne peignait, ne crayonnait, ne gravait comme personne. Ses œuvres étaient même, en leurs procédés, des énigmes. On admirait non sans quelque inquiétude; on le suivait sans trop le comprendre. C'était surtout à son travail qu'il avait des airs d'alchimiste. À le voir à son chevalet, avec une palette certainement engluée, d'où sortaient tant de matières lourdes, d'où se dégageaient tant d'essences subtiles, ou penché sur ses planches de cuivre et burinant contre toutes les règles, — on cherchait, au bout de son burin et de sa brosse, des secrets qui venaient de plus loin. Sa manière était si nouvelle, qu'elle déroutait les esprits forts, passionnait les esprits simples. Tout ce qu'il y avait de jeune, d'entreprenant, d'insubordonné et d'étourdi parmi les écoliers peintres courait à lui. Ses disciples directs furent médiocres; la queue fut détestable. Chose frappante après l'enseignement cellulaire que je vous ai dit, pas un ne sauva tout à fait son indépendance. Ils l'imitèrent comme jamais maître ne fut imité par des copistes serviles, et bien entendu ne prirent de lui que le pire de ses procédés.

Était-il savant, instruit? Avait-il seulement quelque lecture? Parce qu'il avait l'esprit des mises en scène, qu'il toucha à l'histoire, à la mythologie, aux dogmes chrétiens, on dit oui. On dit non, parce qu'à l'examen de son mobilier on découvrit d'innombrables gravures et presque pas de livres. Était-ce enfin un philosophe comme on entend le mot philosopher? Qu'a-t-il pris au mouvement de la réforme? A-t-il, comme on s'en est avisé de nos jours, contribué pour sa part d'artiste à déchirer les dogmes et à révéler les côtés purement humains de l'Évangile? Aurait-il intentionnellement dit son mot dans les questions politiques, religieuses, sociales, qui si longtemps avaient bouleversé son pays et qui fort heureusement étaient enfin résolues? Il peignit des mendiants, des déshérités, des gueux, plus encore que des riches, des juifs plus souvent encore que des chrétiens; s'ensuit-il qu'il eut pour les classes misérables autre chose que des prédilections purement pittoresques? Tout cela est plus que conjectural, et je ne vois pas la nécessité de creuser davantage une œuvre déjà si profonde et d'ajouter une hypothèse à tant d'hypothèses.

Le fait est qu'il est difficile de l'isoler du mouvement intellectuel et moral de son pays et de son temps, qu'il a respiré dans le dix-septième siècle hollandais l'air natal dont il a vécu. Venu plus tôt, il serait inexplicable; né partout ailleurs, il jouerait plus étrangement encore ce rôle de comète qu'on lui attribue hors des axes de l'art moderne; venu plus tard, il n'aurait plus cet immense mérite de clore un passé et d'ouvrir une des grandes portes de l'avenir. Sous tous les rapports, il a trompé bien des gens. Comme homme, il manquait de dehors, d'où l'on a conclu qu'il était grossier. Comme homme d'études, il a dérangé plus d'un système, d'où l'on a conclu qu'il manquait d'études. Comme homme de goût, il a péché contre toutes les lois communes, d'où l'on a conclu qu'il manquait de goût. Comme artiste épris du beau, il a donné des choses de la terre quelques idées fort laides. On n'a pas remarqué qu'il regardait ailleurs. Bref, si fort qu'on le vantât, si méchamment qu'on l'ait dénigré, si injustement qu'on l'ait pris, en bien comme en mal, à l'inverse de sa nature, personne ne soupçonnait exactement sa vraie grandeur.

Remarquez qu'il est le moins hollandais des peintres hollandais, et que, s'il est de son temps, il n'en est jamais tout à fait. Ce que ses compatriotes ont observé, il ne le voit pas; ce dont ils s'écartent, c'est là qu'il revient. On a dit adieu à la fable, et il y retourne; à la Bible: il l'illustre; aux Évangiles: il s'y comptait. Il les habille à sa mode personnelle, mais il en dégage un sens unique, nouveau, universellement compréhensible. Il rêve de Saint Siméon, de Jacob et de Laban, de l'Enfant prodigue, de Tobie, des Apôtres, de la Sainte Famille, du Roi David, du Calvaire, du Samaritain, de Lazare, des Évangélistes. Il tourne autour de Jérusalem, d'Emmaüs, toujours, on le sent, tenté par la synagogue. Ces thèmes consacrés, il les voit apparaître en des milieux sans noms, sous des costumes sans bon sens. Il les conçoit, il les formule avec aussi peu de souci des traditions que peu d'égards pour la vérité locale. Et telle est cependant sa force créatrice que cet esprit si particulier, si personnel, donne aux sujets qu'il traite une expression générale, un sens intime et typique que les grands penseurs on dessinateurs épiques n'atteignent pas toujours.

Je vous ai dit quelque part en cette étude que son principe était d'extraire des choses un élément parmi tous les autres, ou plutôt de les abstraire tous pour n'en saisir expressément qu'un seul. Il a fait ainsi dans tous ses ouvrages œuvre d'analyste, de distillateur, ou, pour parler plus noblement, de métaphysicien plus encore que de poëte. Jamais la réalité ne l'a saisi par des ensembles. À voir la façon dont il traitait les corps, on pourrait douter de l'intérêt qu'il prenait aux enveloppes. Il aimait les femmes et ne les a vues que difformes, il aimait les tissus et ne les imitait pas; mais en revanche, à défaut de grâce, de beauté, de lignes pures, de délicatesse dans les chairs, il exprimait le corps nu par des souplesses, des rondeurs, des élasticités, avec un amour des substances, un sens de l'être vivant, qui font le ravissement des praticiens. Il décomposait et réduisait tout, la couleur autant que la lumière, de sorte qu'en éliminant des apparences tout ce qui est multiple, en condensant ce qui est épars, il arrivait à dessiner sans bords, à peindre un portrait presque sans traits apparents, à colorer sans coloris, à concentrer la lumière du monde solaire en un rayon. Il n'est pas possible dans un art plastique de pousser plus loin la curiosité de l'être en soi. À la beauté physique il substitue l'expression morale, — à l'imitation des choses, leur métamorphose presque totale; — à l'examen, les spéculations du psychologue; — à l'observation nette, savante ou naïve, des aperçus de visionnaire et des apparitions si sincères que lui-même il en est la dupe. Par cette faculté de double vue, grâce à cette intuition de somnambule, dans le surnaturel, il voit plus loin que n'importe qui. La vie qu'il perçoit en songe a je ne sais quel accent de l'autre monde qui rend la vie réelle presque froide et la fait pâlir. Voyez au Louvre son Portrait de femme, à deux pas de la Maîtresse de Titien. Comparez les deux êtres, interrogez bien les deux peintures, et vous comprendrez la différence des deux cerveaux. Son idéal, comme dans un rêve poursuivi les yeux fermés, c'est la lumière: le nimbe autour des objets, la phosphorescence sur un fond noir. C'est fugitif, incertain, formé de linéaments insensibles, tout prêts à disparaître avant qu'on ne les fixe, éphémère et éblouissant. Arrêter la vision, la poser sur la toile, lui donner sa forme, son relief, lui conserver sa contexture fragile, lui rendre son éclat, et que le résultat soit une solide, mâle et substantielle peinture, réelle autant que pas une autre, et qui résiste au contact de Rubens, de Titien, de Véronèse, de Giorgione, de Van Dyck, voilà ce que Rembrandt a tenté. L'a-t-il fait? Le témoignage universel est là pour le dire.

Un dernier mot. En procédant comme il procédait lui-même, en extrayant de cet œuvre si vaste et de ce multiple génie ce qui le représente en son principe, en le réduisant à ses éléments natifs, en éliminant sa palette, ses pinceaux, ses huiles colorantes, ses glacis, ses empâtements, tout le mécanisme du peintre, on arriverait enfin à saisir l'essence première de l'artiste dans le graveur. Rembrandt est tout entier dans ses eaux-fortes. Esprit, tendances, imaginations, rêveries, bon sens, chimères, difficultés de rendre l'impossible, réalités dans le rien, — vingt eaux-fortes de lui le révèlent, font pressentir tout le peintre, et, mieux encore, l'expliquent: Même métier, même parti pris, même négligé, même insistance, même étrangeté dans le faire, même désespérante et soudaine réussite par l'expression. À les bien confronter, je ne vois nulle différence entre le Tobie du Louvre et telle planche gravée. Il n'est personne qui ne mette le graveur au-dessus de tous les graveurs. Sans aller aussi loin quand il s'agit de sa peinture, il serait bon de penser plus souvent à la Pièce aux cent florins lorsqu'on hésite à le comprendre en ses tableaux. On verrait que toutes les scories de cet art, un des plus difficiles à épurer qu'il y ait au monde, n'altèrent en rien la gamme incomparablement belle qui brûle au dedans, et je crois qu'on changerait enfin tous les noms qu'on a donnés à Rembrandt pour lui donner les noms contraires.

Au vrai, c'était un cerveau servi par un œil de noctiluque, par une main habile sans grande adresse. Ce travail pénible venait d'un esprit agile et délié. Cet homme de rien, ce fureteur, ce costumier, cet érudit nourri de disparates, cet homme des bas-fonds, de vol si haut; cette nature de phalène qui va à ce qui brille, cette âme si sensible à certaines formes de la vie, si indifférente aux autres; cette ardeur sans tendresse, cet amoureux sans flamme visible, cette nature de contrastes, de contradictions et d'équivoques, émue et peu éloquente, aimante et peu aimable; ce disgracié si bien doué, ce prétendu homme de matière, ce trivial, ce laid, c'était un pur spiritualiste, disons-le d'un seul mot: un idéologue, je veux dire un esprit dont le domaine est celui des idées et la langue celle des idées. La clef du mystère est là.

À le prendre ainsi, tout Rembrandt s'explique: sa vie, son œuvre, ses penchants, ses conceptions, sa poétique, sa méthode, ses procédés, et jusqu'à la patine de sa peinture, qui n'est qu'une spiritualisation audacieuse et cherchée des éléments matériels de son métier.

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