Les maîtres d'autrefois: Rubens

Eugène Fromentin
Je ne vous ai pas encore conduit au tombeau de Rubens, à Saint-Jacques. La pierre sépulcrale est placée devant l'autel. Non sui tantum sæculi, sed et omnis ævi Apelles dici meruit: ainsi parle l'inscription du tombeau.

À cela près d'une hyperbole qui d'ailleurs n'ajoute et n'enlève rien ni à l'universelle gloire, ni à la très certaine immortalité de Rubens, ces deux lignes d'éloge funéraire font songer qu'à quelques pieds sous les dalles il y a les cendres de ce grand homme. On le mit là le premier jour de juin 1640. Deux ans après, par une autorisation du 14 mars 1642, sa veuve lui consacrait définitivement cette petite chapelle derrière le choeur; et l'on y plaçait le beau tableau du Saint George, une des plus charmantes œuvres du maître, une œuvre faite tout entière, dit la tradition, avec les portraits des membres de sa famille, c'est-à-dire avec ses affections, ses amours mortes, ses amours vivantes, ses regrets, ses espérances, le passé, le présent, l'avenir de sa maison.

Vous savez en effet qu'on attribue à tous les personnages qui composent cette soi-disant Sainte Famille des ressemblances historiques du plus grand prix. Il y aurait là l'une à côté de l'autre ses deux femmes, et d'abord la belle Hélène Fourment, une enfant de seize ans quand il l'épousa en 1630, une toute jeune femme de vingt-six ans quand il mourut, blonde, grasse, aimable et douce, en grand déshabillé, nue jusqu'à la ceinture. Il y aurait aussi sa fille, — sa nièce, la célèbre personne au chapeau de paille, — son père, son grand-père, — enfin le plus jeune de ses fils sous les traits d'un ange, jeune et délicieux bambin, le plus adorable enfant que peut-être il ait jamais peint. Quant à Rubens lui-même, il y figure dans une armure toute miroitante d'acier sombre et d'argent, tenant en main la bannière de saint George. Il est vieilli, amaigri, grisonnant, échevelé, un peu ravagé, mais superbe de feu intérieur. Sans nulle pose ni emphase, il a terrassé le dragon et posé dessus son pied chaussé de fer. Quel âge avait-il alors? Si l'on se reporte à la date de son second mariage, à l'âge de sa femme, à celui de l'enfant né de ce mariage, Rubens devait avoir cinquante-six ou cinquante-huit ans. Il y avait donc quarante ans à peu près que le combat brillant, impossible pour d'autres, facile pour lui, toujours heureux, qu'il soutenait contre la vie, avait commencé. De quelles entreprises, dans quel ordre d'activité, de lutte et de succès n'avait-il pas triomphé?

Si jamais à cette heure grave des retours sur soi-même, des années révolues, d'une carrière accomplie, à ce moment de certitude en toute chose, un homme eut le droit de se peindre en victorieux, c'est bien lui.

La pensée, vous le voyez, est des plus simples; on n'a pas à la chercher bien loin. Si le tableau recèle une émotion, cette émotion se communique aisément à tout homme dont le cœur est un peu chaud, que la gloire émeut et qui se fait une seconde religion du souvenir de pareils hommes.

Un jour, vers la fin de sa carrière, en pleine gloire, peut-être en plein repos, sous un titre auguste, sous l'invocation de la Vierge et du seul de tous les saints auquel-il lui parut permis de donner sa propre image, il lui a plu de peindre en un petit cadre (2 mètres à peu près) ce qu'il y avait eu de vénérable et de séduisant dans les êtres qu'il avait aimés. Il devait bien cette dernière illustration à ceux de qui il était né, à celles qui avaient partagé, embelli, charmé, ennobli, tout parfumé de grâce, de tendresse et d'honnêteté sa belle et laborieuse carrière. Il la leur donna aussi pleinement, aussi magistralement qu'on pouvait l'attendre de sa main affectueuse, de son génie en sa toute-puissance. Il y mit sa science, sa piété, des soins plus rares. Il fit de l'ouvre ce que vous savez: une merveille infiniment touchante comme oeuvre de fils, de père et d'époux, à tout jamais admirable comme œuvre d'art.

Vous la décrirai-je? L'arrangement est de ceux qu'une note de catalogue suffit à faire connaître. Vous dirai-je ses qualités particulières? Ce sont toutes les qualités du peintre en leur acception familière, sous leur forme la plus précieuse. Elles ne donnent de lui ni une idée nouvelle, ni une idée plus haute, mais une idée plus fine et plus exquise. C'est le Rubens des meilleurs jours, avec plus de naturel, de précision, de caprice, de richesse sans coloris, de puissance sans effort, avec un oeil plus tendre, une main plus caressante, un travail plus amoureux, plus intime et plus profond. Si j'employais les mots du métier, je gâterais la plupart de ces choses subtiles qu'il convient de rendre avec la pure langue des idées pour leur conserver leur caractère et leur prix. Autant il m'en a peu coûté pour étudier le praticien, à propos d'un tableau de pratique comme la Pêche miraculeuse de Malines, autant il est à propos d'alléger sa manière de dire et de l’épurer quand la conception de Rubens s'élève comme dans la Communion de saint François d'Assise, ou bien lorsque sa manière de peindre se pénètre à la fois d'esprit, de sensibilité, d'ardeur, de conscience, d'affection pour ceux qu'il peint, d'attachement pour ce qu'il fait, d'idéal en un mot, comme dans le Saint George.

Rubens a-t-il jamais été plus parfait? Je ne le crois pas. A-t-il été aussi parfait? Je ne l'ai constaté nulle part. Il y a dans la vie des grands artistes de ces œuvres prédestinées, non pas les plus vastes, ni toujours les plus savantes, quelquefois les plus humbles, qui, par une conjonction fortuite de tous les dons de l'homme et de l'artiste, ont exprimé, comme à leur insu, la plus pure essence de leur génie. Le Saint George est de ce nombre.

Ce tableau marque d'ailleurs sinon la fin, au moins les dernières belles années de la vie de Rubens; et, par une sorte de coquetterie grandiose qui ne messied pas dans les choses de l'esprit, il avertit que cette magnifique organisation n'a connu ai fatigue, ni relâchement, ni déclin. Trente-cinq ans au moins se sont écoulés entre la Trinité du musée d'Anvers et le Saint George. Lequel est le plus jeune de ces deux tableaux? À quel moment avait-il le plus de flamme, un plus vif amour pour toutes choses, plus de souplesse en tous les organes de son génie?

Sa vie est presque révolue, on peut la clore et la mesurer. Il semblerait qu'il en prévoyait la fin le jour où il se glorifia lui-même avec tous les siens. Il avait, lui aussi, élevé et à peu près terminé son monument il pouvait se le dire avec autant d'assurance que bien d'autres et sans orgueil. Cinq ou six ans au plus lui restaient à vivre. Le voilà heureux, paisible, un peu rebuté par la politique, retiré des ambassades, plus à lui que jamais. A-t-il bien usé de la vie? a-t-il bien mérité de son pays, de son temps, de lui-même? Il avait des facultés uniques: comment s'en est-il servi? La destinée l'a comblé; a-t-il jamais manqué à sa destinée? Dans cette grande vie, si nette, si claire, si brillante, si aventureuse et cependant si limpide, si correcte en ses plus étonnantes péripéties, si fastueuse et si simple, si troublante et si exempte de petitesses, si partagée et si féconde, découvrez-vous une tache qui cause un regret? Il fut heureux; fut-il ingrat? Il eut ses épreuves; fut-il jamais amer? Il aima beaucoup et vivement; fut-il oublieux?

Il naquit à Spiegen, en exil, au seuil d'une prison, d'une mère admirablement droite et généreuse, d'un père instruit, un savant docteur, mais de cœur léger, de conscience assez faible et de caractère sans grande consistance. À quatorze ans, on le voit dans les pages d'une princesse, à dix-sept dans les ateliers; à vingt ans, il est déjà mûr et maître. À vingt-neuf, il revient d'un voyage d'études, comme d'une victoire remportée à l'étranger, et il rentre chez lui comme en triomphe. On lui demande à voir ses études, et, pour ainsi dire, il n'a rien à montrer que des oeuvres. Il laissait derrière lui des tableaux étranges, aussitôt compris et goûtés. Il avait pris possession de l'Italie au nom de la Flandre, planté de ville en ville les marques de son passage, fondé chemin faisant sa renommée, celle de son pays et quelque chose de plus encore, un art inconnu de l'Italie. Il rapportait pour trophée des marbres, des gravures, des tableaux, de belles œuvres des meilleurs maîtres, et par-dessus tout un art national, un art nouveau, le plus vaste comme surface, le plus extraordinaire en ressources de tous les arts connus.

À mesure que son nom grandit, rayonne, que son talent s'ébruite, sa personnalité semble s'élargir, son cerveau se dilate, ses facultés se multiplient avec ce qu'on lui demande et ce qu'il leur demande. Fut-il un fin politique ? Sa politique me parait être d'avoir nettement, fidèlement et noblement compris et transmis les désirs ou les volontés de ses maîtres, d'avoir plu par sa grande mine, charmé tous ceux qu'il approchait par son esprit, sa culture, sa conversation, son caractère, d'en avoir séduit plus encore par l'infatigable présence d'esprit de son génie de peintre. Il arrivait, souvent en grande pompe, présentait ses lettres de créance, causait et peignait. Il faisait les portraits des princes, ceux des rois, des tableaux mythologiques pour les palais, des tableaux religieux pour les cathédrales. On n'aperçoit pas très bien lequel a le plus de crédit, de Pierre-Paul Rubens pictor, ou du chevalier Rubens, le plénipotentiaire accrédité; mais il y a tout lieu de croire que l'artiste venait singulièrement en aide au diplomate. Il réussissait en toutes choses à la satisfaction de ceux qu'il servait de sa parole et de son talent. Les seuls embarras, les seules lenteurs et les rares ennuis qu'on aperçoive en ses voyages si pittoresquement coupés d'affaires, de galas, de cavalcades et de peinture ne lui sont jamais venus des souverains. Les vrais politiciens étaient plus pointilleux et moins faciles: témoin ses démêlés avec Philippe d'Arenberg, duc d'Arschot, à propos de la dernière mission dont il fut chargé en Hollande. Est-ce l'unique blessure qu'il ait reçue dans ces fonctions délicates? C'est au moins le seul nuage qu'on remarque à distance, et qui jette un peu d'amertume sur une existence rayonnante. En tout autre chose, il est heureux. Sa vie, d'un bout à l'autre, est' de celles qui font aimer la vie. En toute circonstance, c'est un homme qui honore l'homme.

Il est beau, parfaitement élevé et cultivé. Il a gardé de sa rapide éducation première le goût des langues et la facilité à les, parler: il écrit et parle le latin; il a l'amour des saines et fortes lectures; on l'amusait avec Plutarque ou Sénèque pendant qu'il peignait, et il était également attentif à la lecture et à la peinture. Il vit dans le plus grand luxe, habite une maison princière; il a des chevaux de prix qu'il monte le soir, une collection unique d'objets d'art avec lesquels il se délecte à ses heures de repos. Il est réglé, méthodique et froid dans la discipline de sa vie privée, dans l'administration de son travail, dans le gouvernement de son esprit, en quelque sorte dans l'hygiène fortifiante et saine de son génie. Il est simple, tout uni, exemplairement fidèle dans son commerce avec ses amis, sympathique à tous les talents, inépuisable en encouragements pour ceux qui débutent. Il n'est pas de succès qu'il n'aide de sa bourse ou de ses éloges. Sa longanimité à l'égard de Brouwer est un épisode célèbre de sa vie de bienfaisance et l'un des plus piquants témoignages, qu'il ait donnés de son esprit de confraternité. Il adore tout ce qui est beau et n'en sépare pas ce qui est bien.

Il a traversé les accidents de sa grande vie officielle sans en être ni ébloui, ni diminué dans son caractère, ni sensiblement troublé dans ses habitudes domestiques. La fortune ne l'a pas plus gâté que les honneurs. Les femmes ne l'ont pas plus entamé que les princes. On ne lui connaît pas de galanteries affichées. Toujours au contraire on le voit chez lui, dans des mœurs régulières, dans son ménage, de 1609 à 1626 avec sa première femme, depuis 1630 avec la seconde, avec de beaux et nombreux enfants, des amis assidus, c'est-à-dire des distractions, des affections et des devoirs, toutes choses qui lui tiennent l'âme en repos et l'aident à porter, avec la naturelle aisance des colosses, le poids journalier d'un travail surhumain. Tout est simple en ses occupations compliquées, aimables ou écrasantes; tout est droit dans ce milieu sans trouble. Sa vie est en pleine lumière: il y fait grand jour comme dans ses tableaux. Pas l'ombre d'un mystère, pas de chagrin non plus, sinon la douleur sincère d'un premier veuvage; pas de choses suspectes, rien qu'on soit obligé de sous-entendre ou qui soit non plus matière à conjecture, saut une seule: le mystère même de cette incompréhensible fécondité.

Il se soulageait, a-t-on écrit, en créant des mondes (Hyppolite Taine). Dans cette ingénieuse définition, je ne verrais qu'un mot à reprendre: soulager supposerait une tension, le mal du trop-plein, qu'on ne remarque pas dans cet esprit bien portant, jamais en peine. Il créait comme un arbre produit ses fruits, sans plus de malaise ni d'effort. À quel moment pensait-il? Diu noctuque incubando, — telle était sa devise latine, c'est-à-dire qu'il réfléchissait avant de peindre; on le voit d'après ses esquisses, projets, croquis. Au vrai, l'improvisation de la main succédait aux improvisations de l'esprit: même certitude et même facilité d'émission dans un cas que dans l'autre. C'était une âme sans orage, sans langueur, ni tourment, ni chimères. Si jamais les mélancolies du travail ont laissé leurs traces quelque part, ce n'est ni sur les traits de Rubens ni dans ses tableaux. Par sa naissance en plein seizième siècle, il appartenait à cette forte race de penseurs et d'hommes d'action chez qui l'action et la pensée ne faisaient qu'un. Il était peintre comme il eût été homme d'épée; il faisait des tableaux comme il eût fait la guerre, avec autant de sang-froid que d'ardeur, en combinant bien, en se décidant vite, s'en rapportant pour le reste à la sûreté de son coup d'œil sur le terrain. Il prend les choses comme elles sont, ses belles facultés telles qu'il les a reçues; il les exerce autant qu'un homme ait jamais exercé les siennes, les pousse en étendue jusqu'à leurs extrémités, ne leur demande rien au delà, et, la conscience tranquille de ce côté, il poursuit son oeuvre avec l'aide de Dieu.

Son œuvre peinte comprend environ quinze cents ouvrages; c'est la plus immense production qui soit jamais sortie d'un cerveau. Il faudrait ajouter l'une à l'autre la vie de plusieurs hommes parmi les plus fertiles producteurs pour approcher d'un pareil chiffre. Si, indépendamment du nombre, on considère l'importance, la dimension, la complication de ses ouvrages, .c'est alors un spectacle à confondre et qui donne des facultés humaines l'idée la plus haute, disons-le, la plus religieuse. Tel est du moins l'enseignement qui me parait résulter de l'ampleur et de la puissance d'une âme. Sous ce rapport, il est unique, et de toutes manières il est un des plus grands spécimens de l'humanité. Il faut aller dans notre art jusqu'à Raphaël, Léonard et Michel-Ange, jusqu'aux demi-dieux, pour lui trouver des égaux, et par certains côtés des maîtres encore.

Rien ne lui manque, a-t-on dit, excepté les très-purs instincts et les très-nobles. On trouverait en effet deux ou trois esprits dans le monde du beau qui sont allés plus loin, qui ont volé plus haut, qui par conséquent ont aperçu de plus près les divines lumières et les éternelles vérités. Il y a de même dans le monde moral, dans celui des sentiments, des visions, des rêves, des profondeurs où Rembrandt seul est descendu, où Rubens n'a pas pénétré et qu'il n'a même pas aperçues. En revanche, il s'est emparé de la terre, comme pas un autre. Les spectacles sont de son domaine. Son œil est le plus merveilleux des prismes qui nous aient jamais donné, de la lumière et de la couleur des choses, des idées magnifiques et vraies. Les drames, les passions, les attitudes des corps, les expressions des visages, c'est-à-dire l'homme entier dans les multiples incidents de la scène humaine, tout cela passe à travers son cerveau, y prend des traits plus forts, des formes plus robustes, s'amplifie, ne s'épure pas, mais se transfigure dans je ne sais quelle apparence héroïque. Il imprime partout la netteté de son caractère, la chaleur de son sang, la solidité de sa stature, l'admirable équilibre de ses nerfs, et la magnificence de ses ordinaires visions. Il est inégal et dépasse la mesure; il manque de goût quand il dessine, jamais quand il colore. Il s'oublie, se néglige; mais depuis le premier jour jusqu'au dernier, il se relève d'une erreur par un chef-d'œuvre, il rachète un manque de soin, de sérieux ou de goût par le témoignage instantané du respect de lui-même, d'une application presque touchante et d'un goût suprême.

Sa grâce est celle d'on homme qui voit grand et fort, et le sourire d'un pareil homme est délicieux. Quand il met la main sur un sujet plus rare, quand il touche â un sentiment profond et clair, quand il a le coeur qui bat d'une émotion haute et sincère, il fait la Communion de saint François d'Assise, et alors, dans l'ordre des conceptions purement morales, il atteint à ce qu'il y a de plus beau dans le vrai, et il est par là aussi grand que qui que ce soit au monde.

Il a tous les caractères du génie natif, et d'abord le plus infaillible de tous, la spontanéité, le naturel imperturbable, en quelque sorte l'inconscience de lui-même, et certainement l'absence de toute critique; d'où il résulte qu'il n'est jamais ralenti par une difficulté à résoudre, ou mal résolue, jamais découragé par une œuvre défectueuse, jamais gonflé par une œuvre parfaite. Il ne regarde point en arrière, et n'est pas non plus effrayé de ce qui lui reste à faire. Il accepte des tâches accablantes et s'en acquitte. Il suspend son travail, l'abandonne, s'en distrait, s'en détourne. Il y revient après une longue et lointaine ambassade comme s'il ne l'avait pas quitté d'une heure. Un jour lui suffit pour faire la Kermesse, treize jours pour les Mages d'Anvers, peut-être sept ou huit pour la Communion, si l'on s'en rapporte au prix qui lui fût payé.

Aimait-il autant l'argent qu'on l'a dit ? Avait-il, autant qu'on l'a dit, le tort de se faire aider par ses élèves et; traitait-il avec trop de dédain un art qu'il a tant honoré, parce qu'il estimait ses tableaux à raison de 100 florins par jour? La vérité est qu'en ce temps-là le métier de peintre était bien un métier, et qu'on ne le pratiquait ni moins noblement ni moins bien parce qu'on le traitait à peu près comme une haute profession. La vérité, c'est qu'il y avait des apprentis, des maîtres, des corporations, une école qui était bien positivement un atelier, que les élèves étaient les collaborateurs du maître, et que ni les élèves ni le maître n'avaient à se plaindre de ce salutaire et utile échange de leçons et de services.

Plus que personne Rubens avait le droit de s'en tenir aux anciens usages. Il est avec Rembrandt le dernier grand chef d'école, et, mieux que Rembrandt, dont le génie est intransmissible, il a déterminé des lois d'esthétique nouvelles, nombreuses et fixes. Il laisse un double héritage de bons enseignements et de superbes exemples. Son atelier rappelle, avec autant d'éclat qu'aucun autre, les plus belles habitudes des écoles italiennes. Il forme des disciples qui font l'envie des autres écoles, la gloire de la sienne. On le verra toujours entouré de ce cortège d'esprits originaux, de grands talents, sur lesquels il exerce une sorte d'autorité paternelle pleine de douceur, de sollicitude et de majesté.

Il n'eut point de vieillesse accablante: ni infirmités lourdes, ni décrépitude. Le dernier tableau qu'il signa et qu'il n'eut pas le temps de livrer, son Crucifiement de saint Pierre, est un de ses meilleurs. Il en parle dans une lettre de 1638, comme d'une œuvre de prédilection qui le charme et qu'il désire traiter à son aise. À peine était-il averti par quelques misères que nos forces ont des limites, quand il mourut subitement à soixante-trois ans, laissant à ses fils, avec le plus opulent patrimoine, le plus solide héritage de gloire que jamais penseur, au moins en Flandre, eût acquis par le travail de son esprit.

Telle est cette vie exemplaire, que je voudrais voir écrite par quelqu'un de grand savoir et de grand cœur, pour l'honneur de notre art et pour la perpétuelle édification de ceux qui le pratiquent. C'est ici qu'il faudrait l'écrire, si on le pouvait, si on le savait faire, les pieds sur sa tombe et devant le Saint George. Comme on aurait sous les yeux ce qui passe de nous et ce qui dure, ce qui finit et ce qui demeure, on pèserait avec plus de mesure, de certitude et de respect ce qu'il y a, dans la vie d'un grand homme et dans ses oeuvres, d'éphémère, de périssable et de vraiment immortel !

Qui sait d'ailleurs si, médité dans la chapelle où dort Rubens, le miracle du génie, pris en lui-même, ne deviendrait pas un peu plus clair, et si le surnaturel, comme nous l'appelons, ne s'expliquerait pas mieux?

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