Plus de sport, moins de sportifs

Jacques Dufresne

Plus de sport, moins de sportifs ! Pour inverser cette tendance, une révision de la conception dominante du sport

 Trois semaines avant l’ouverture des Jeux de Sotchi, la Société Radio-Canada avait déjà commencé à nous inonder de ses reportages sur cet événement qui rassemblera 2500 athlètes. Ces heures d’antenne s’ajoutent à celles qui sont consacrées chaque semaine aux centaines de matchs disputés dans les grandes ligues de hockey, de football, etc. Telle est la faveur dont jouissent les sports de haute performance. La distinction entre sport amateur et sport professionnel n’ayant plus cours, il faut plutôt opposer les sports de haute performance (industrialisés, technicisés) aux sports communautaires ou aux activités physiques conviviales  et naturelles.

La part que les médias accordent à ces sports communautaires et à ces activités physiques est infinitésimale par rapport à celle qui est accordée aux sports de haute performance. Depuis les Jeux d’été 2012 à Londres, 400 000 personnes ont fait le chemin de Compostelle. Et il existe dans le monde des milliers de chemins sacrés et de sentiers de randonnée; il existe aussi des millions de voyageurs cultivés et curieux qui marchent six ou sept heures par jour dans les lieux qu'ils visitent.

Étant donné la publicité que font les médias aux sports industrialisés, on s’attend à ce que la participation aux sports en général soit en hausse. Or, au Canada du moins, c’est le contraire qui se produit : Selon le rapport 2010 de Patrimoine Canada, «le taux national de participation sportive continue à baisser. En 2010, 26 % des Canadiens de 15 ans et plus, soit 7,2 millions de personnes, participaient régulièrement à des sports, soit 17 % de moins que 18 ans plus tôt.» .  Par sport, on entend dans cette étude les activités physiques de compétition; la bicyclette à des fins récréatives, le jogging, la marche sont exclus du tableau.

Ces activités physiques sont exclues des grands médias et pourtant on a toutes les raisons de croire qu'elles sont en pleine croissance dans tous les groupes d’âge et dans les deux sexes, tandis que le pourcentage des femmes qui font du sport est deux fois moins élevé que celui des hommes. Selon le ICRCP, (Institut canadien de recherche sur la condition physique) l’activité physique au Canada s’est accrue de 10% entre 1994-95 et 2007-2008, passant de 38 % à 48%. Sachant que la participation aux sports a diminué pendant la même période, on peut affirmer que la croissance de l’activité physique conviviale, a crû de beaucoup plus que 10%.

Certes, les prouesses olympiques sur ski, sur planche ou sur patin, prouesses qui s’apparentent de plus en plus à celles du sport extrême sont plus spectaculaires que l’endurance dont il faut faire preuve pour avancer d’un pas, puis d’un autre à la fin d’une journée de randonnée pédestre. D’où la faveur dont elles jouissent auprès des médias. Il n’en reste pas moins que la conception de l’homme et du monde associée à ce sport de performance et de spectacle paraît bien pauvre par rapport à celle que l’on peut rattacher à la marche, par exemple. Nous n’aurons aucune peine à démontrer que la politique des médias équivaut à sacrifier la culture aux jeux du Cirque. Sauf exception, qu'est-ce que les athlètes ont à dire après être descendus du podium ? Quatre phrases, les mêmes dans tous les cas : j’ai bien travaillé, j’avais un bon entraîneur, mes parents m’ont soutenu et j’espère bien faire encore mieux aux prochains jeux. Tandis qu'à leur retour de Compostelle ou de l’Appalachian Trail, les marcheurs livrent tous des témoignages d'un grand intérêt.

Nous réfléchirons sur cinq couples de contraires éclairant divers aspects de l’opposition entre les deux orientations fondamentales que le philosophe Ludwig Klages appelle les mobiles de libération et les mobiles de contrainte. Dans les mobiles de contrainte, c’est la volonté qui domine, dans les mobiles de libération c’est l’abandon (voir le tableau des mobiles).

 

Abandon, volonté

Accomplissement, dépassement,

Plénitude, satisfaction

Inspiration, motivation

Émulation, compétition

Endurance, prouesse

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Abandon, volonté

Par un beau matin de mai, vous entendez le chant de l’oriole, de retour à son nid pour la énième fois. Votre corps commence à se lever avant même que ne preniez consciemment la décision de le faire. Vous éprouvez le besoin de sortir, de baigner dans cet air frais, de revoir le l’oiseau orange, devenu votre ami. Mais un oiseau n’arrive jamais seul au printemps, il est toujours accompagné d’une fleur sauvage dont le rythme semble accordé au sien. Vous partirez en promenade pour découvrir cette fleur sauvage, celle de l’amélanchier peut-être. Vous n’aurez pas beaucoup d’efforts à faire pour marcher. Vous serez porté par des vagues de sensations agréables. Vous vivrez des choses semblables en ville si vous habitez une rue vivante, avec ses pyramides de fruits, ses boucheries, ses charcuteries, ses fromageries ouvertes sur la rue, ses odeurs de café. Abandon!

 Ainsi la vie naît-elle de la vie. La réaction spontanée du corps suppose un milieu vivant. Si vous vivez dans un milieu plus fonctionnel que vivant, vous devrez pour faire de l’exercice le matin avoir comme objectif d’améliorer votre santé, vous devrez ensuite faire un effort de volonté pour conduire votre voiture jusqu’au centre de conditionnement physique du centre commercial voisin.

Pour la personne qui vit en symbiose avec un milieu vivant, la santé n’entre pas en ligne de compte. Elle marche parce qu'elle vit. Et ignorer ainsi la santé est sans doute la meilleure façon de la soutenir. Ce qui nous oblige à mettre en doute la pertinence et l’efficacité de la propagande en faveur de la santé. Proposer aux gens d’avoir comme objectif la santé, c’est déjà les mettre sous la dépendance de leur volonté, avec tout ce qui s’ensuit. Il vaudrait mieux protéger les milieux vivants et en créer de nouveaux plutôt. Mais en attendant ces milieux vivants, le centre de conditionnement physique est un moindre mal.

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Accomplissement ou dépassement

Le dépassement est le principal argument en faveur du sport industrialisé, du sport olympique en particulier. Mais en quoi consiste donc le dépassement? Qui se dépasse? Soi, la personne. Non? Ce qui se dépasse c’est la volonté dans ses efforts pour maîtriser encore plus le corps et lui permettre de gagner quelques secondes sur le corps rival. Et dans ce dépassement, la part des experts entraîneurs et de leurs technologies s’accroît constamment, tandis que la part d’abandon au corps diminue. Au rythme où vont les choses, il n’y aura bientôt plus de différence entre les compétitions entre robots et les compétitions entre humains. La controverse entourant l’athlète aux jambes artificielles, Oscar Pistorius, illustre bien cette tendance. Certes, la discipline acquise par les athlètes sera pour eux un atout précieux dans bien des circonstances de leur vie future, et en ce sens elle est une chose précieuse, mais elle apparaît comme une consolation dérisoire dès lors qu'on la compare à ce quoi elle se substitue : le développement harmonieux, l’accomplissement. Ce n’est pas l’ensemble du corps, et encore moins l’ensemble de la personne qu'il faut développer pour atteindre un objectif précis à la course ou à la nage. Il faut au contraire renforcer un faisceau de muscles bien déterminé, ce qui a pour résultat, chez les nageurs par exemple, des épaules démesurées par rapport au reste du corps. Un des malheurs de l’esclave par rapport à l’homme libre c’est qu'il était souvent le spécialiste de certains gestes, ramer par exemple, qui déformaient son corps. L’homme libre s’il le voulait pouvait se développer harmonieusement par divers exercices, à quoi il pouvait, suivant le conseil de Platon ajouter la musique, la poésie pour que son corps devienne à la fois un signe apte à exprimer toute la gamme des sentiments et un instrument apte à accomplir une grande variété de tâches.

 Tel est l’accomplissement, il ne consiste pas à se dépasser, mais à s’actualiser, à donner forme à tous ses possibles. Une activité physique comme la marche, en promenade ou sur un sentier de randonnée est mille fois plus propice à l’accomplissement qu'une lutte contre la montre à la nage ou à la course. S’il faut bien distinguer la promenade de la grande randonnée, elles ont en commun de vous mettre en symbiose avec un milieu vivant qui stimule la créativité de votre corps tout en libérant votre esprit.

«Dans la promenade, écrit Frédéric Gros, l’auteur de Marcher, une philosophie, on se laisse lentement porter par le désir et par les plaisirs de participation : au paysage qui change, aux fleurs et aux fruits sur les bords du chemin, aux rencontres. Participation : je sens en moi le végétal, le minéral, l'animal. Je me sens fait du même bois dont en passant je touche l'écorce, fait du même tissu que les grandes herbes que je frôle, et ma respiration lourde, quand je m'arrête, s'accorde au halètement du lièvre qui fait brusquement halte devant moi.»

La marche, poursuit Frédéric Gros, « n'est pas un sport, car dans le sport le besoin d'arriver, et d'arriver vite, est plus important que le plaisir d'aller. « Marcher n'est pas un sport. […] Le sport ce sont des scores : quelle est ta place? Quel est ton temps? […] L'argent l'envahit pour vider les âmes et la médecine pour construire des corps artificiels.»

Claude Bernier est au Québec l’un des pionniers du chemin de Compostelle. Cet ancien professeur de latin et de grec, puis de littérature, est aussi un écrivain inspiré et généreux. Il a publié à compte d’auteur neuf récits de ses chemins : le Chemin de Romieu, la voie d’Arles, le Chemin Tours, le Chemin de Cluny. Voici un passage du Chemin de Romieu :

«De la ville de Pau, à moins de cent mètres au-dessus du niveau de la mer, les Pyrénées nous apparaissaient comme un mur presque infranchissable. Cinq jours, vécus sans trop d'efforts, ont suffi pour atteindre le sommet. De cette belle montée, je conserve de magnifiques images de montagnes qui ont rapidement relayé au second plan les efforts nécessaires pour atteindre le col.

La joie qui m'envahit à ce moment n'a rien de celle de l'athlète qui cherche la performance. Humble marcheur au milieu de ce décor grandiose, mon regard est resté constamment attentif au jeu des formes et des couleurs qui varie au gré des rayons de soleil et du mouvement des nuages. Devant ces masses de pierre qui pointent vers le ciel, le pèlerin que je suis mesure ses propres limites. Mes yeux s'émerveillent et chacun de mes pas rend hommage au Maître d'œuvre qui a créé ces paysages titanesques. La montagne, malgré nous, élève nos pensées vers un infini qui nous dépasse.»

Les livres de Claude Bernier, comme celui de Louis Valcke. Compostelle en vélo, et comme bien d’autres sans doute, sont un dialogue avec les gens, les paysages, les monuments, d’une richesse et d’un naturel tels que l’on regrette qu'ils soient si peu connus.  Et tous les pèlerins ont des choses à dire à leur retour. Sur le seul site de l’Association Québec-Compostelle, qui compte 2500 membres,  on peut lire des dizaines de livres et de témoignages intéressants.

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Plénitude ou satisfaction

Certains préfèrent jouer au tennis seulement pour échanger des balles. Puisqu’ils n’ont pas la volonté de vaincre, il leur est facile de s’abandonner à la spontanéité créatrice de leur corps et ainsi d’exceller, de faire ce qu'ils ne peuvent pas faire. Leur plaisir s’en trouve accru. Si leur partenaire est un être cher, leur jeu prendra la forme d’un dialogue amical, ils renverront la balle pour donner une chance à l’autre plutôt que de le prendre en défaut. Si le court est situé près d’un lac ou à flanc de montagne, ils auront aussi le plaisir de participer à la vie et à la beauté de la nature. Ils se rapprocheront de la plénitude.

D’autres préfèrent compter les points et jouer pour gagner. Les plaisirs d’abandon et de participation passent alors au second plan, quand ils ne disparaissent pas complètement. Il n’est pas question alors de dialoguer avec l’autre, de lui donner l’occasion de faire un bon coup et admirer le paysage est une distraction qui peut entrainer la défaite. Même le plaisir élémentaire associé au mouvement s’estompe devant la satisfaction du moi. Les latins disaient satis habere pour avoir assez, être content et satis facere, pour être satisfait. Le vainqueur du match de tennis est sûr d’avoir fait assez, il éprouve donc un sentiment de satisfaction, doublé d’un sentiment de satispossession  s’il reçoit aussi une récompense en argent. Une telle satisfaction est un plaisir du moi qui peut aller jusqu’au paroxysme, mais qui exclut la plénitude.

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Inspiration ou  motivation

On disait jadis mobile. Le succès, assez récent, du mot motivation doit beaucoup, aux expériences sur le conditionnement et en particulier à la psychologie béhavioriste. La motivation vient de l’extérieur. On motive un chien à faire telle ou telle chose en lui donnant une récompense chaque fois chaque fois qu'il a la réaction attendue.  Le rôle des cheerleaders dans le sport professionnel est de motiver les joueurs. Les salaires faramineux ont la même fonction. Staline motivait les travailleurs de l’empire soviétique en placardant sur les murs des usines une photo du mineur Stakhanov, lequel augmentait chaque jour sa productivité.

L’inspiration vient de l’intérieur et s’apparente à la fois à l’impulsion et à l’intuition. Il va de soi qu'on provoque la motivation, tandis qu'il faut s’abstenir de chercher l’inspiration.  Elle désigne un enthousiasme qu'il faut savoir attendre: «Vous ferez votre tragédie quand votre enthousiasme vous commandera; car vous savez qu'il faut recevoir l'inspiration et ne la jamais chercher». (Voltaire, Lett. Chabanon, 1766.). L’inspiration est le fruit de l’abandon. Elle dispense de s’offrir en spectacle. Un skieur inspiré par le paysage n’a pas besoin de cheerleaders pour terminer sa descente. (Voir les dossiers Motivation et Inspiration de l’Encyclopédie de l’Agora.

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Émulation ou compétition

L’émulation est à l’abandon et à l’inspiration, ce que la compétition est à la volonté et à la motivation. L’émulation repose sur un sentiment positif, elle est le désir d’imiter, jusqu’à la dépasser  une personne admirée, mais la dépasser n’est pas le premier but. Tandis que la compétition est fondé sur un sentiment négatif : la rivalité. La volonté de dépasser l'autre l’emporte sur le désir de l’imiter. (Voir les dossiers Émulation et compétition de l’Encyclopédie de l’Agora)

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Endurance ou prouesses

L’endurance est la force sans gloire, sans panache, elle nous ramène aux époques où l’on marchait par nécessité ou pour son salut, elle est l’exploit des humbles, comme on le voit dans l’excursion vers le Lac Trois-Saumons racontée dans les Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé : un vieux paysan guilleret réduit de jeunes aristocrates un peu téméraires à l’épuisement total.

Il entre de la volonté dans l’endurance, mais c’est une volonté entièrement appliquée à soi-même où, au lieu de viser un objectif ambitieux, on reste collé au présent avec le seul souci d’avancer pas à pas. Par là l’endurant s’apparente au flâneur, à cette nuance près que le premier obéit à la nécessité tandis que le second s’abandonne à ses caprices.

L’endurant a le respect des limites, il compose avec elles, ce qui l’oppose au faiseur de prouesses, lequel veut toujours sauter plus haut, courir plus vite et ne trouve satisfaction que dans l’extrême. Il défie le temps et l’espace tandis que l’endurant les habite.

 

Annexe

La société malade de la gestion

Tout se gère désormais, y compris l’enfance, la sexualité, la famille et les carrières des athlètes. Le sociologue Vincent de Gaulejac a écrit un livre intitulé Société malade de la gestion. Voici le résumé qui apparaît sur la couverture 4 du livre. Il suffirait de changer quelques mots dans ce texte pour obtenir un portrait de l’idéologie qui imprègne le sport de haute performance.

 «Sous une apparence pragmatique, la gestion constitue une idéologie qui légitime la guerre économique et l'obsession du rendement financier. Les " gestionnaires " installent en fait un nouveau pouvoir managérial. Il s'agit moins d'un pouvoir autoritaire et hiérarchique que d'une incitation à l'investissement illimité de soi dans le travail pour tenter de satisfaire ses penchants narcissiques et ses besoins de reconnaissance. 

Il s'agit d'instiller dans les esprits une représentation du monde et de la personne humaine, en sorte que la seule voie de réalisation de soi consiste à se jeter à corps perdu dans la " lutte des places " et la course à la productivité. Or, pour comme pour mieux assurer son emprise, cette logique déborde hors du champ de l'entreprise et colonise toute la société. Aujourd'hui, tout se gère, les villes, les administrations, les institutions, mais également la famille, les relations amoureuses, la sexualité... 

Le Moi de chaque individu est devenu un capital qu'il doit faire fructifier. Mais cette culture de la haute performance et le climat de compétition généralisée mettent le monde sous pression. Le harcèlement se banalise, entraînant l'épuisement professionnel, le stress et la souffrance au travail. La société n'est plus qu'un marché, un champ de bataille insensé où le remède proposé aux méfaits de la guerre économique consiste toujours à durcir la lutte. 

Face à ces transformations, la politique, à son tour contaminée par le " réalisme gestionnaire ", semble impuissante à dessiner les contours d'une société harmonieuse, soucieuse du bien commun. Peut-on néanmoins échapper à l'épidémie ? Peut-on repenser la gestion comme l'instrument d'organisation et de construction d'un monde commun où le lien importe plus que le bien ? C'est en tout cas, la piste qu'ouvre ici le diagnostic du sociologue clinicien.»

Vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion, Éditions du Seuil, Paris 2005.

 

 

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