Le référendum, ce mal aimé. Petite apologie de la démocratie directe

Marc Chevrier

On a dit beaucoup de mal du référendum du 30 octobre. Inutile, inopportun, coûteux, prévisible, illégal et source de division, bref, à entendre tout ce concert de critiques, auquel se sont joints intellectuels, artistes, gens d'affaires et notables politiques, on aurait dit que le Québec se mortifiait. Ce genre de réactions, où se mêlaient le dégoût, la lassitude et chez certains, une certaine condescendance, m'ont laissé perplexe. Je ne pouvais guère comprendre tout ce discrédit jeté sur le référendum, instrument de démocratie.

Heureusement, une autre note a retenti dans ce concert. On a vu des gens, au-delà de tout pronostic, se passionner pour le débat, une certaine ferveur populaire se manifester et culminer par un taux de participation record. Quelques jours avant le scrutin, la démocratie était descendue dans les cafés, restaurants, autobus, écoles et foyers. Ce référendum, qui devait être la chronique d'une apathie annoncée, s'est transformé en une "université populaire", pour reprendre un bon mot d'un des fidèles lecteurs de L'Agora.

Nous avons au Québec, comme au Canada, peu d'expérience du référendum. Notre régime politique, inspiré du parlementarisme britannique qui place la souveraineté dans les élus et non dans le peuple, lui a réservé un rôle secondaire. Mis à part les trois référendums de mai 1980 sur la souveraineté-association, d'octobre 1992 sur les accords de Charlottetown et celui du 30 octobre, nous n'avons connu au Québec que trois autres référendums depuis 1867: un référendum fédéral en 1898 et un autre, provincial, en 1919 sur la prohibition de l'alcool; un référendum fédéral en 1942 sur la conscription. C'est peu. En fait, dès le début du siècle, les tribunaux veillèrent à marginaliser le référendum. Les provinces de l'Ouest tentèrent d'instaurer l'initiative populaire, qui aurait accordé au peuple le droit de soumettre au vote populaire des projets de loi de son initiative. Le Conseil privé de Londres annula certaines de ces réformes, au motif que dans un système parlementaire, une assemblée législative ne peut se dessaisir de son pouvoir législatif au profit du peuple. C'est pour cette raison qu'au Canada le référendum, limité à un rôle consultatif, n'entraîne pas d'effet obligatoire.

Cet obstacle juridique n'explique pas à lui seul notre peu d'engouement pour le référendum. C'est un fait qu'au Canada, comme dans plusieurs autres démocraties électives, l'élite politique redoute le référendum. C'est un instrument imprévisible de gouvernement, qui transfère le pouvoir de décision des partis vers le peuple, dépersonnalise les débats et laisse s'exprimer les clivages de l'opinion. Dans un système représentatif, le parti gouvernemental aime disposer de la marge de manoeuvre conférée par le mandat populaire, ouvert et imprécis. C'est sous couvert de sa légitimité, reçue par la sanction populaire, que le gouvernement élu prétend gouverner au nom du peuple. Le référendum, en ce sens, conteste cette légitimité. Il procède de l'idée que les gouvernements représentent imparfaite-ment l'opinion publique, voire qu'ils ont intrinsèque-ment propension à la trahir.

Les gouvernants répugnent donc à recourir à cela même qui mine leur autorité. Autre motif de crainte: en remettant une question au libre débat du peuple, ils perdent le contrôle de l'agenda politique. Le référendum ne garantit pas, même à un leader très populaire, que le peuple sanctionnera ses décisions. Après mai 1968, le général de Gaulle, croyant pouvoir compter sur sa popularité pour faire avaliser par les Français une réforme du Sénat et du gouvernement local, essuya une cuisante défaite et démissionna.

La méfiance à l'égard du référendum tient aussi à la crainte qu'il ne suscite des excès de populisme; on envisage mal que des foules peu instruites de l'enjeu du débat, influencées par des groupes factieux, tranchent des questions complexes. La démocratie directe a ceci de fragile qu'elle fait appel à l'intelligence et à l'instruction moyennes de l'électorat. Elle requiert de chacun qu'il sorte de sa sphère d'intérêt privé pour l'élargir à la société toute entière et qu'il délibère comme s'il était lui-même législateur. Cette expérience collective est formidable quand elle réussit à former le citoyen à la chose publique, de même qu'à disséminer et à élever le débat; elle est malheureuse quand elle se déroule dans l'apathie et l'indifférence, laissant à des groupes industrieux le soin d'influer sur le vote final.

Malgré ses dangers et ses faiblesses, le référendum demeure un instrument de démocratie sous-employé et mésestimé. Deux pays font exception à ce constat: les États-Unis et la Suisse. Dans ces pays, le référendum et l'initiative populaire sont employés avec une intensité et à une échelle uniques au monde. Historiquement, le référendum et l'initiative se substituèrent aux assemblées populaires - les Landsgemeinde en Suisse, les Town meetings en Nouvelle-Angleterre - où les gentilshommes rassemblés administraient les affaires de la ville ou du canton. La crois-sance de la population et l'extension du suffrage ne permirent plus de tenir de telles assemblées; d'où le recours au référendum et à l'initiative.

Aux États-Unis, ces deux formes de votation, qui ont cours seulement au niveau des États, se sont comptés par milliers depuis l'Indépendance américaine. En Suisse, il s'est tenu 398 référen-dums nationaux de 1848 à 1992, qui ont porté sur des sujets aussi divers que la constitution, le moratoire nucléaire, l'adhésion de la Suisse à la Banque mondiale, la succession des exploitations agricoles, la durée des congés payés et les passages piétonniers. Dans la plupart des États américains et en Suisse, le référendum est bien sûr obligatoire pour la réforme de la constitution; il l'est aussi pour l'adoption de certaines lois. On y rencontre aussi l'initiative populaire sous deux formes, directe et indirec-te. Dans le premier cas, un groupe de citoyens, s'il recueille dans une pétition un nombre suffisant de signatures d'électeurs, peut soumettre au vote populaire une loi ou une question de son crû. Il peut aussi obliger par ce moyen le gouvernement à soumettre au vote populaire une loi adoptée par son Assemblée. Ordinairement, une loi adoptée à la suite d'un vote populaire ne peut être amendée que par le peuple lui-même. Dans le deuxième cas, la pétition est d'abord soumise au parlement; s'il refuse de la prendre en considération, le contenu de la pétition descend vers le peuple.

En dehors de la Suisse et des États-Unis, on observe que le recours au référendum - le plus souvent à l'initiative des gouvernements - augmente dans les démocraties. En France, le président Chirac a proposé d'élargir le champ du référendum aux questions de société. Le référendum est de plus en plus présent dans la vie politique de l'Italie. Il est assez fréquent en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Irlande.

Au lendemain de cette consultation sur l'avenir du Québec, le référendum a encore de l'avenir. Les trois consultations de 1980, de 1992 et de 1995 ont tranquillement habitué l'électorat québécois à la démocratie directe. La Loi sur les consultations populaires, malgré ses quelques difficultés d'application, a su garantir des débats équitables et transparents. Si les Québécois sont las de discuter de leur avenir collectif, le sont-ils vraiment de la démocratie? Le temps est peut-être venu d'employer le référendum à d'autres fins, et plus fréquemment. Les débats de société de manqueront pas dans les années à venir. Pour cela, il n'est pas nécessaire d'entreprendre une réforme de la Constitution - Ciel! Il suffit d'utiliser les outils existants.

À moyen terme, il faudra envisager d'inscrire le référendum - peut-être l'initiative - dans notre système politique. Depuis quelques décennies, ce système a eu tendance à transférer le pouvoir de décision du Parlement vers des bureaucraties expertes et peu imputables, puis aux juges, non élus. C'est une tendance inévitable, observable dans nombre de pays: un État qui a vocation à régler dans le détail la vie sociale ne peut confier cette mission complexe aux seuls parlementaires. Une façon de rééquili-brer notre système politique, de manière à donner au peuple un pouvoir de contrôle réel sur les décisions des gouvernants, serait de lui faire prendre part au gouvernement par le référendum et l'initiative. C'est une avenue que tous les démocrates devraient prendre la peine d'étudier. Assurément, les oligarques de notre Monde abhorreraient cette idée. 

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