L'arythmie sociale

Jacques Dufresne

Nous ne rêvons pas de ressusciter le passé récent que nous évoquons dans ce texte. Nous voulons seulement rappeler par un exemple simple, parlant à toutes les imaginations, que rythme et limite vont de pair. D'ici la conférence de Paris, en décembre, il sera constamment question de limites: à l'émission de gaz à effet de serre, à la croissance, etc. Pour plusieurs, la limite ne peut-être qu'une chose qu'on s'impose dans la douleur. Il est bon de rappeler que chaque fruit de la terre est à son meilleur dans son lieu et dans sa saison et que, pour le goûter, il suffit de suivre les rythmes de la nature.

Un consultant en placement de cadres dans les entreprises m’apprenait récemment que 40% des travailleurs canadiens, toutes catégories confondues, ont vécu, vivront ou vivent en ce moment un épisode d’épuisement professionnel, suite logique, dans les entreprises et les administrations, d’une recherche du profit et de mesures d’austérité auxquelles les besoins le plus élémentaires des êtres vivants et humains sont sacrifiés. À l’entendre, j’ai acquis la conviction que les travailleurs actuels ont si bien approuvé et intériorisé les exigences du Système qu’ils les devancent, travaillant 50 heures par semaine, plutôt que 40 pour améliorer leurs chances de conserver leur emploi et d’avoir de l’avancement. Je suis hanté depuis par ce mot d’Auguste Comte : «L’esclavage avilit l’homme au point de s’en faire aimer.»
J’apprenais récemment que Disney exige de 250 informaticiens licenciés qu’ils forment eux-mêmes les techniciens venus de l’Inde pour les remplacer. Sans quoi, ils ne recevront pas leurs indemnités de licenciement.

L’une des caractéristiques de ce milieu de travail c’est que les impératifs de productivité y exercent une poussée asymptotique comprimant le temps des travailleurs à un point tel qu’il n’y a plus de place pour les rythmes dans leur vie. Comme leur entreprise, ils souffrent d’arythmie. Ce mot qui dans le langage courant désigne exclusivement un dérèglement des battements du cœur, a aussi été utilisé, notamment en Allemagne, au début du XXe siècle pour désigner un dérèglement des rythmes biologiques en général : «Au nom d’objectifs purement quantitatifs, la machine vide le travail de tout mouvement vivant et crée petit à petit des hommes à son image. Là où régnait le rythme vital, elle place sa propre règle. Plus la machine tourne vite, plus la production augmente, et plus le travailleur devient arythmique et de ce fait, la civilisation gagne du terrain sur la culture, c’est-à-dire sur toutes les créations de l’homme qui restent enracinées dans la nature et dans la vie.» 1


Cela m’a rappelé, par contraste, l’époque, toute proche encore, puisqu’il s’agit de la décennie 1950, où le monde rural au Québec suivait le rythme des animaux, celui des vaches en particulier, lesquelles à leur tour suivaient le rythme de leurs ancêtres sauvages : vêlage au printemps, saillie à l’automne. Comme chez les caribous!

Il m’a été donné d’observer de près et dans tous ses détails ce passé qui nous paraît aujourd’hui si lointain. Il est si bien révolu qu’il nous semble plus proche de Virgile, il y a 1000 ans, que d’aujourd’hui, soixante ans plus tard. On peut donc le contempler sans nostalgie, sans avoir l’illusion de son possible retour, avec pour seul espoir d’y trouver des indications pour conserver les avantages de la situation actuelle en souffrant moins de ses aspects négatifs.


Responsables d’une coopérative laitière, où l’on fabriquait du beurre, mes parents ne travaillaient à plein temps que huit mois par année, avec un respect absolu du repos du dimanche et des autres jours fériés. Au mois de juin, la journée de mon père commençait à 5h. du matin, mais à un rythme lent puisqu’il s’agissait de mettre la production en marche. Toute sa vie tous les jours, même en juin, il a pu faire sa sieste et prendre ses repas avec la famille. Nous demeurions à l’étage. La journée se terminait vers 16h30, à un rythme lent comme elle avait commencé.


Les tâches à accomplir étaient variées: Décharger les bidons de crème tout en causant avec le cultivateur qui les apportait, faire les tests de laboratoire, sortir le beurre frais de la barate et le mettre en boîte. Une seule opération s’apparentait au travail à la chaîne : envelopper les livres de beurre : trois employés de chaque côté d’une table où glissait un tapis roulant suffisaient à cette tâche. La machine ne leur imposait jamais son rythme Il suffisait de cesser de l’alimenter en beurre pour ralentir la chaîne ou l’arrêter. Tout était prétexte à des arrêts de ce genre, compris l’arrivée du tout petit qui, à l’occasion, prenait sa place au bout de la table pour participer à l’effort commun… au risque de le ralentir. La présence d’un enfant, à l’occasion, achevait d’humaniser cette tâche.

Existait-il des objectifs à atteindre? Peut-être, mais je n’ai jamais entendu ce mot. Ce dont je suis absolument sûr c’est qu’il n’y avait pas de pressions exercées sur les employés pour les inciter à accroître constamment leur productivité. Le nombre de livres à envelopper variait selon le temps de l’année… et selon les ventes. L’atmosphère était généralement festive.
Même s’ils ne travaillaient à plein temps que huit mois par année, et de moins en moins à partir de septembre, mes parents n’étaient pas chômeurs le reste du temps. Ils recevaient un salaire annuel divisé en 52 versements. Ma mère s’occupait du secrétariat, bénévolement au début, mais très tôt avec un salaire raisonnable.

La visite annuelle de l’auditeur ajoutait un rythme humain à tous ces rythmes naturels. Il passait une semaine complète à la maison. Il apportait toujours un cadeau à chacun des enfants et comme il était d’humeur joyeuse les soirées se passaient, pour lui, comme pour mes parents, à jouer aux cartes plutôt qu’à faire du temps supplémentaire.

Belle vie de comptable en effet, mais ce n’était sans doute pas la meilleure méthode pour assurer la croissance économique. C’était plus tôt la fin d’un monde. En quelques années, ce monde allait être complètement bouleversé. Une gestion plus efficace du troupeau, soutenue par l’insémination artificielle, allait permettre aux cultivateurs de produire du lait toute l’année, leur travail devenant ainsi un lourd esclavage. Quelques grandes usines allaient remplacer la multitude de petites entreprises locales. Les petites fermes allaient cesser d’être rentables. Le reste de cette histoire est connu de tous.

Ce qui hélas! n’est pas assez connu c’est l’effet sur l’ensemble de la société de la rupture d’avec les rythmes naturels, à commencer par celui de la reproduction dans les troupeaux. L’univers des rythmes, comme celui de la vie, dont il est indissociable, forment un ensemble dont toutes les parties interagissent les unes sur les autres. Les rythmes de la reproduction animale influent sur ceux du travail humain, lequel influe sur celui de la musique, de la danse et de l’art en général et sur celui du culte religieux. Dans la religion catholique traditionnelle la fête des semences prenait la forme d’une cérémonie appelée Rogations.

Avec ces rythmes de reproduction des troupeaux, disparaissait un certain sens de la qualité des produits laitiers. Le beurre par exemple était à son meilleur à l’automne, à cause de la fraîcheur de l’herbe, de ses parfums tardifs, mais aussi parce le veau était sevré et que la crème ne risquait pas de se corrompre pendant le transport. Les gens bien avisés faisaient leur provision de beurre à l’automne
D’autres rythmes ont été entraînés dans la débâcle, comme celui qui consistait, chaque hiver, à tailler dans la rivière les blocs de glace qui allaient permettre la pasteurisation de la crème au cours de l’été. Cette corvée était aussi une fête.

Mais voici l’essentiel : Le respect de ces rythmes s’accompagnait d’un sens de la limite qui adoucissait les rapports humains et protégeaient la nature. L’argent n’étais pas le seul but, on était heureux certes de tirer profit des dons saisonniers de la nature, mais sans forcer cette dernière, en soi-même par un surcroît de travail, dans le paysage par un abus des fertilisants chimiques.
1-Oliviers Hanse, À l'école du rythme, Publications de l'Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 2010, p.111

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