La table des dieux

Jacques Dufresne

Conférence prononcée à l'occasion du Colloque Manger Santé, tenu au Palais des Congrès de Montréal, le samedi 8 mars 2003.

Au moment où madame Renée Frappier m’a invité à participer à cet événement, nous venions tout juste de publier deux numéros consécutifs de notre magazine sur l’agriculture. Et je menais une recherche sur l’environnement et la santé, en vue d’une exposition qui doit s’ouvrir bientôt au Biodôme. Le mandat précis qui m’avait été confié s’énonçait comme suit : la santé et l’environnement dans une approche écosystémique, avec accent sur l’alimentation. Soyez rassurés, je ne fais pas d’études écosystémiques à table. Or je veux causer avec vous comme je le ferais à l’occasion d’un repas que nous prendrions ensemble.

Madame Frappier avait bien choisi son moment pour m’inviter à sa table. Je venais de découvrir le problème de l’obésité dans toute son ampleur et toute son acuité. Une idée simple et fondamentale, où se combinaient le fruit de mes travaux sur l’agriculture et celui de mes découvertes sur la nourriture, s’est imposée à moi dès ma première conversation avec Madame Frappier : nous nous traitons nous-mêmes comme nous traitons la nature autour de nous. Nous ressemblons de plus en plus à ces pommes de terre devenues géantes à force d’avoir été surmalnourries. Et de même que nous hypothéquons le capital naturel appelé sol pour en accroître le plus rapidement possible la productivité, de même nous hypothéquons notre capital naturel personnel, notre humus intérieur, appelé santé, vitalité, créativité, dans l’espoir de gagner la course à la richesse. Nos voitures elles-mêmes ressemblent aussi de plus en plus à des patates géantes. On les appelle véhicules utilitaires.

Selon les idées reçues, les maladies liées à l'alimentation frappent surtout, voire exclusivement, les pays pauvres. On constate maintenant que la malnutrition par excès est aussi importante dans le monde que la malnutrition par manque. Selon une étude récente de l’OMS, il y a désormais autant d’humains (1,1 milliard) qui souffrent de la première forme de malnutrition, accompagnée d’obésité, que de la seconde, associée au rachitisme et à l’anémie. Le manque et la surabondance. Deux symptômes universels souvent illustrés par une même image : ces enfants au ventre gonflé, tantôt par le manque, tantôt par l’excès.

De la malnutrition par manque, je ne dirai qu’une chose : elle est en grande partie causée par la démesure des riches, démesure dont ils subissent eux-mêmes les effets négatifs sous la forme de maladies de la civilisation, de l’obésité plus particulièrement. Frances Moore Lappé avait raison, il y a vingt ans, quand elle soutenait que le problème n'était pas la rareté des aliments mais la rareté de la démocratie. Les faits lui donnent encore davantage raison aujourd'hui. Miguel Altieri, un expert reconnu qui enseigne à l’Université de Californie à Berkeley, soulignait récemment «le fait qu’à l’échelle mondiale, nous disposons de deux fois plus d’aliments que nous pouvons en manger. Le monde actuel produit plus de nourriture par habitant que jamais auparavant, 4,3 kg par personne par jour ; 2,5 kg de céréales, de fèves, de noix, 450 grammes de viande, de lait, d’œufs et un autre 450 grammes de fruits et de légumes. La vraie cause de la faim est l’inégale répartition de cette manne. » Pratiquement aucun expert ne conteste les chiffres d’Altieri. (1)

Le gaspillage de nourriture atteint 96 milliards de livres par année aux États-Unis, soit 27 % des 356 milliards de livres produites. Chaque famille gaspille en moyenne 280 livres de nourriture par année. Si le gaspillage causé par la négligence est choquant, celui qui résulte d'un mauvais système fiscal ou d'un système de mise en marché inadéquat est scandaleux. Au Québec et au Canada, par exemple, les producteurs laitiers en sont souvent réduits à jeter leur surplus de lait à l'égout quand ils ont atteint leur quota de production. Une infime minorité de ceux qui ont des surplus parviennent à les vendre à rabais. Pour des raisons évidentes, il est difficile d'obtenir des chiffres précis sur cette question. L'Inde elle-même accumule pour le plaisir des rats des surplus de grain alors que dans ce pays 350 millions d'habitants n'ont pas accès au minimum vital de nourriture. (2)

Je m’arrête sur cette aberration, car j’ai choisi de me limiter à la malnutrition par excès qui nous concerne plus directement. En janvier 2002, le gouvernement américain présentait l'obésité comme une épidémie nationale. Plus de 60 % des Américains font de l'embonpoint et 27 % d'entre eux souffrent d'obésité, deux fois plus qu'il y a dix ans. Les chiffres pour le Québec sont respectivement de 46 % et de 13 % ; ces chiffres sont à la hausse ; c’est pourquoi quand je parlerai des Américains je penserai à nous autant qu’à nos voisins du Sud. Chez ces voisins, le pourcentage d'adolescents obèses a doublé depuis la décennie 1970. La compagnie Southwest Airlines a mis le feu aux poudres en faisant payer le prix de deux sièges aux wide body fliers.( 3) Les coûts de ces infirmités s'élèvent à 117 milliards de dollars par année en frais médicaux et en pertes de salaires. Et ce mal gagne peu à peu le reste du monde : la Chine, l'Arabie, le Mexique, la Micronésie. Dans certaines îles de la Micronésie, 85% des personnes âgées de plus de 45 ans sont obèses à force de se gaver de croupions de dinde, interdits aux Etats-Unis pour leur teneur en gras, mais aussi pour des raisons d’ordre génétique. (4)

Je laisse à d’autres le soin de repérer les causes précises de ce mal dans notre société, les plus aptes à le faire étant à mes yeux les parents qui dans l’éducation de leurs enfants subissent la concurrence déloyale de la publicité télévisuelle.

Je veux centrer mon attention sur quelques grandes causes, réunies dans la définition que nous avons choisie pour le mot nourriture dans notre encyclopédie, celle du philosophe et écologiste français Bernard Charbonneau. «Se nourrir ou nourrir, écrit-il, n'est pas une simple fonction alimentaire, c'est un acte total: in-carner, c'est-à-dire édifier de la vie et de l'homme avec le matériau physique et spirituel de la terre. Un acte religieux, hautement significatif, dont dépend la suite: ceci, toutes les sociétés avant la nôtre l'ont reconnu d'instinct. Mal manger c'est mal vivre. Qui accepte de manger n'importe quoi n'importe comment fera et pensera n'importe quoi.»(5)

Cette définition m’amène à distinguer quatre grandes causes de la malnutrition par excès :

1. La perte d’autonomie, résultant de la disparition du savoir traditionnel au profit du savoir des experts.
2. La fragmentation de l’acte total de manger.
3. Le mépris de soi, sous la forme de la séparation du corps et de l’âme et de la réduction du corps à une machine.
4. La désacralisation de l’acte de se nourrir.

Par souci de clarté je traiterai séparément ces quatre causes même si je sais, comme vous, qu’elles sont indissociables.

]La perte d’autonomie On dit qu'un homme averti en vaut deux. La chose est littéralement vraie aux États-Unis où l’information sur la nutrition est pléthorique, où également les mises en garde contre le junk food se sont multipliées. Des milliers d'ouvrages ont traité de ces questions au cours des trente dernières années, parmi lesquels plusieurs best-sellers : Food for Nought ( Ross Hume Hall) ; Diet for a Small Planet (Frances Moore Lappé) ; Diet for a New America (John Robbins) ; New Diet Revolution (traduit en français chez Stanké en 1990 sous le titre de Se nourrir sans faire souffrir (Robert C. Atkins). Nous savons que ce que nous mangeons est du junk food et néanmoins nous en mangeons chaque jour davantage. « Entre 1990 et 2000, la consommation alimentaire moyenne a augmenté de 8 %, selon le Ministère de l'agriculture des États-Unis. Cette augmentation correspond à environ 63 kg de plus par personne et par année. Quand on apprend que le niveau d'activité physique n'a pas changé depuis 1990, il n'est pas surprenant que pendant la même période, le taux d'obésité ait augmenté de 61 %.» (6) Les personnes les mieux informées au monde sur les dangers du junk food sont aussi celles qui succombent le plus à ses attraits. Un seul mot convient parfaitement à un tel paradoxe : échec. Si j’étais membre de la confrérie des experts en nutrition je prierais l’ensemble de mes collègues de s’imposer un silence d’au moins cinq ans. Je les inviterais ensuite à profiter de ce moratoire pour réfléchir sur la cause principale de leur échec. Certes, la publicité joue un rôle déterminant et c’est pourquoi l’on songe à adopter dans ce cas la même stratégie que dans la lutte contre le tabagisme : les poursuites judiciaires et les hausses de taxes sur le junk food. Ces deux questions ont occupé une place centrale lors du colloque de la North American Association for the Study of Obesity, qui s'est tenu à Québec en octobre 2001. C'est en Angleterre que les procédures ont commencé. Le procès connu sous le nom de McLibel aura été le plus long de toute l'histoire de la justice britannique. Il aura peut-être été celui qui aura fait le plus de tort à une entreprise, McDonald et aura le plus contribué à discréditer un mode de vie. Mais si la publicité est si efficace n’est-ce pas parce que rien ne s’oppose à elle, que devant elle il n’y a que du vide? Ce vide, Ross Hume Hall, l’avait identifié il y a trente ans : c’est la perte d’autonomie consécutive à l’élimination du savoir traditionnel au profit du savoir des experts. Selon certains anthropologues, «les chasseurs-cueilleurs tiraient leur subsistance de 30 000 espèces; 3 000 de ces plantes sauvages auraient sans doute pu avoir un sort semblable à celui du blé ou du maïs : être domestiquées. Il nous est aujourd’hui impossible d’imaginer la somme d’observations, d’expériences sensorielles diverses, de jugements nécessaires pour distinguer les 30 000 espèces comestibles, les composer entre elles.» (7) S’inspirant de la La pensée sauvage de Claude Levi-Strauss, Ross Hume Hall décrit l'attitude des peuples primitifs face à l'environnement. «Le Négritos, un Pygmée des Philippines (Aëta), a une connaissance inépuisable du royaume des plantes et des animaux autour de lui. Non seulement est-il en mesure de reconnaître un nombre phénoménal de plantes, d'oiseaux, d'animaux et d'insectes, mais il possède une connaissance précise de leurs habitudes et de leur comportement. Il peut distinguer par exemple les mœurs de 15 espèces de chauve-souris. « Plusieurs fois, écrit le biologiste R. B. Fox, j'ai vu un Négritos qui, lorsqu'il n'était pas sûr d'avoir bien identifié une plante, avait soin de goûter son fruit, de sentir ses feuilles, de briser sa tige pour bien l'examiner, de prendre note des caractéristiques de son habitat. C'est seulement après toutes ces précautions qu'il se prononçait sur son identité.»(8) La chose la plus importante ici n'est pas la quantité de connaissances acquises par le Négritos, mais le fait que pour l'acquisition, la mise à jour et l'application de ces connaissances, il dépend de son propre jugement, lequel s'appuie sur le témoignage de ses sens. Ce Négritos aurait été en droit de dire que dans son rapport avec l'environnement, en matière d'alimentation, il était autonome. Les habitants des pays industrialisés d'aujourd'hui ne peuvent pas en dire autant. Aux États-Unis ou dans n’importe quel autre pays industrialisé, le Négritos n’a plus à assurer lui-même sa sécurité alimentaire. L’État, éclairé par la science et l’industrie, jugera en son nom de ce qui est bon pour lui et de ce qu’il peut manger sans crainte. Il n’aurait plus besoin de s’en remettre à ses sens et de toute façon, ses sens ne pourraient que le tromper puisque la saveur et la couleur des aliments sont généralement modifiées artificiellement. La langue anglaise a un mot, surrogate, dont l’équivalent français, «substitut», n’est pas aussi fort. Les grandes agences de l’État associées à l’industrie agroalimentaire et aux chercheurs des universités constituent un surrogate for the senses. C’est l’expression utilisée par Ross Hume Hall. Nous ne savons plus distinguer par nous-mêmes ce qui nous fait du mal et ce qui est bon pour nous. Nous dépendons d’un savoir hétéronome à la fois prolifique, instable et rempli de contradictions. D’où le doute, l’incertitude, l’inquiétude, l’angoisse parfois dans le rapport à la nourriture. D’où aussi une conscience toujours en alerte et un sentiment de culpabilité associé aux aliments placés sur la liste noir des experts : le sucre, le sel, le gras, les viandes rouges, la liste est longue. L’acte de manger comporte ainsi un stress qui s’ajoute à celui dont on est souvent atteint au moment de se mettre à table. Les psychiatres ont même identifié une maladie causée par cette culpabilité : l’orthorexie, caractérisée par l’obsession de la rectitude alimentaire. Nous voilà partagés entre une autonomie atrophiée et une hétéronomie aliénante et inefficace. Disparition du savoir traditionnel et invasion d’un savoir d’experts qui ne peut le remplacer ! Voilà l’état de nos rapports avec la nourriture. Dans le cas des Micronésiens et de bien d’autres autochtones, partout dans le monde, le mal semble irrémédiable, la transition ayant été trop violente. C’est grâce à leur capacité d’emmagasiner la matière grasse que les Micronésiens ont survécu aux catastrophes écologiques dont leur histoire est ponctuée. On comprend qu’ils raffolent du gras. Il était rare jadis. Il est aujourd’hui offert en surabondance à des pêcheurs devenus sédentaires. Heureusement, dans de nombreuses cultures où la transition a été plus lente, la greffe du savoir scientifique sur le savoir traditionnel a mieux réussi. C’est le cas en Europe, en France et en Italie notamment. La France à cet égard doit beaucoup à Brillat-Savarin : son grand ouvrage Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante est une admirable synthèse des deux cultures. En France, les écoles coopèrent avec les familles et l’ensemble de la société pour assurer une éducation du goût où l’on met à profit l’apport des deux types de savoir. D’où le plaisir sans prétention et sans culpabilité, sans conscience excessive de lui-même, négative ou positive, que l’on éprouve à toute bonne table dans ce pays pourtant gagné lui aussi par le fast food et les plats préparés. En Amérique, nous sommes à mi-chemin entre l’Europe et la Micronésie. Le défi à relever est énorme. Parce qu’ils ne coûtent rien et parce qu’ils sont la condition du bon usage des aliments, il faut d’abord protéger les rites et les savoirs alimentaires traditionnels là où ils existent encore, en se souvenant que dans la transmission du savoir traditionnel, l’exemple est plus important que l’enseignement formel. C’est en regardant pétrir qu’on apprend à faire du pain… Si l’enseignement écrit demeure nécessaire, il faut qu’il s’incarne dans la langue des poètes, terme qui englobe ici les grands romanciers, comme Balzac, qui ont su transformer les plaisirs de la table en plaisirs de lecture. L’échec de la récente littérature alimentaire c’est celui d’une prose de laboratoire, armée de statistiques, presque toujours didactique, souvent moralisatrice. Elle ne vise que la tête et elle y reste, n’atteignant jamais ce ventre où s’ébauchent les choix durables en matière de nourriture. En 1975, nous avions invité le célèbre nutritioniste français Jean Trémolières à un colloque sur la santé. (Je dois préciser ici que la famille Trémolières comptait parmi ses amis un certain Gilles Vigneault ). Par amitié pour Jean Trémolières, pour lui rendre hommage en même temps que pour illustrer sa philosophie, nous eûmes la bonne idée de demander à Gilles Vigenault et à l’ensemble Claude Gervaise de se réunir pour présenter à nos invités des chansons à boire et à manger de la Renaissance. Il en est résulté un disque qui connut un grand succès. Nous avions découvert, je pense, la bonne méthode, le chant et la poésie. Il y a une étroite analogie entre la nourriture vivante et le style vivant. La nourriture vivante ressemble à l'humus dont elle est le fruit. La pomme de terre a sa flore qui se modifie avec le temps; il en est de même du riz ou du raisin fermenté. Les bactéries qui prospèrent dans ce milieu contiennent des enzymes, lesquelles, une fois entrées dans l'organisme qui les a absorbées, briseront les molécules coriaces, facilitant ainsi leur absorption par les intestins. «Notre corps en effet perçoit la présence de ces enzymes et réduit alors sa production. Cela s'appelle la "sécrétion enzymatique adaptative", découverte dans les années 1940 par le Dr Edward Howell, qui a démontré que le manque d'enzymes caractérise non seulement les troubles de digestion, mais également de nombreuses maladies chroniques ­ allergies, diabète, inflammations ­ et le vieillissement précoce.»(9) La nourriture vivante est donc celle qui se digère d'elle-même en nous. La nourriture morte, en surabondance dans nos pays riches, provoque dans nos organismes des surplus de produits chimiques qui nous alourdissent et nous intoxiquent, plutôt que de nous nourrir. Il en est de même du style. Alors que le style mort encombre les circuits nerveux de concepts incolores qui se minéralisent avec le temps, le style vivant est celui qui contient des aromates et des enzymes, appelés figures de style, grâce auxquels il charme l'esprit qui l'accueille et se digère de lui-même lentement, dans une mémoire qui devient ainsi un humus intérieur. Notre bonne méthode, le style vivant du chant et de la poésie, n’a guère été imitée depuis, mais en revanche, ce qui peut nous rassurer pour l’avenir, Homère y avait eu recours pour enseigner à ses concitoyens l’art de l’hospitalité et de la table. Voici comment on accueille les étrangers dans l’Odyssée: «Vint une chambrière, qui, portant une aiguière en or et du plus beau, leur donnait à laver sur un bassin d'argent et dressait devant eux une table polie. Vint la digne intendante: elle apportait le pain et le mit devant eux. Puis le maître-tranchant, portant haut ses plateaux de viandes assorties, les présenta et leur donna des coupes d'or. Un héraut s'empressait pour leur verser à boire... les femmes entassaient le pain dans les corbeilles; puis vers les parts de choix préparées et servies, chacun tendit les mains... Quand on eut satisfait la soif et l'appétit, le coeur des prétendants n'eut plus d'autre désir que le chant et la danse, ces atours du festin.» []La fragmentation de l’acte total de manger Parmi les peuples qui peuvent servir de modèle au reste du monde en matière de nourriture, il y a, au sommet de la hiérarchie, les Hunzas. Ce peuple minuscule de l’Himalaya ignorait hier encore les maladies de la civilisation. Parmi les choses qui retiennent l’attention dans leur mode de vie, il y a le fait que toutes les activités reliées de près ou de loin à leur nourriture constituent dans leur vie un ensemble intégré, depuis le soin apporté aux canaux de pierre qui apportent l’eau des glaciers à leurs jardins potagers et à leurs célèbres abricotiers jusqu’aux folles cavalcades – ce sont des passionnés du polo – qui leur permettent de bien assimiler les fruits et les céréales qu’ils consomment selon les rites, avec modération. À l’autre extrême, il y a les pauvres de nos grandes villes. Les pauvres souffrent plus que tous les autres de la désagrégation de l’acte de se nourrir. La première dissociation est celle du repas en tant que rite social et religieux et du repas en tant que fonction biologique. Je déplore ici, vous l’aurez compris, la disparition du repas en commun, bienfaisant pour le corps et l’âme. On peut difficilement imaginer une meilleure médecine préventive contre l’obésité. C’est là un thème cher à Raoul Ponchon. Commentant la règle, qui a disparu, selon laquelle le Pape doit manger seul, il écrit : Puis, quand on mange seul, sait-on ce que l'on mange? Si c'est de l'ambroisie ou quelque affreux mélange! Que dis-je? Mange-t-on? On bouffe, on se nourrit... Le corps peut y trouver son compte, non l'esprit. Ce qui prouve, de sorte aiguë et péremptoire, Et dussiez-vous trouver mon propos hasardeux, Que pour manger tout seul, il faut être au moins deux. Dans notre société bien des pauvres jettent le lundi un poulet qu’on leur a donné le samedi. Parce qu’ils sont fiers, dédaigneux ? Non. Parce qu’ils ne savent pas comment l’apprêter, ignorant tout de l’art culinaire. Plusieurs sont incapables de faire cuire un oeuf. Voici donc une autre dissociation : entre la préparation de la nourriture et la dégustation. Parmi ceux qui subissent les méfaits de cette dissociation, plusieurs ignorent tout de la façon dont les aliments sont produits dans les fermes, autre dissociation dont les conséquences peuvent être dramatiques. C’est pourquoi il faut se réjouir de toutes les initiatives ayant pour but de réunir ces divers actes aujourd’hui séparés. Dans une boulangerie de quartier ou un marché public on n’achète pas que du pain ou des fruits et légumes, on achète aussi un savoir sur le pain et sur les produits du potager, on réunit une à une les conditions qui vont un jour permettre de retrouver l’acte complet de se nourrir. []Le mépris de soi Les habitudes alimentaires des peuples sont pour leurs voisins un réservoir inépuisable d’injures et de termes de mépris. Pour les Anglais de Londres les Français sont des grenouilles, à quoi les Français répliquent en empruntant aux Anglais un jugement qu’ils portent eux-mêmes sur leur cuisine : les Français ont quinze façons d’apprêter un même légume, nous avons une seule façon d’apprêter quinze légumes ! En matière de cuisine, les Anglo-saxons ont l’habitude de faire de l’ironie à leurs propres dépens. Est-ce la raison pour laquelle ils se traitent eux-mêmes de mangeurs de junk food, le terme le plus méprisant que l’on puisse utiliser pour qualifier le rapport de l’humain avec la nourriture. Cette lourde ironie nous amène à ce terrible jugement : êtes-vous donc des poubelles pour vous remplir ainsi de déchets ? Je ne peux m’empêcher d’y voir l’aboutissement d’une vision mécaniste et utilitariste du monde. On mange comme on fait le plein de sa voiture. On aura même parfois plus de respect pour sa voiture que pour soi-même. On la nourrira d’essence super pendant qu’on fera pour soi-même le plein de junk food. Notre corps est-il un signe ou un outil ? Le signe de nos pensées et de nos sentiments, ou l’instrument de notre volonté ? La lyre de nos amours ou le moteur de nos performances ? Il nous appartient d’en décider. Et nous en décidons jour après jour par notre art de vivre, par notre art de manger en particulier. Par plusieurs de ses fonctions, notre corps s’apparente à une machine. Qui voudrait le nier ? Ce n’est toutefois pas une raison de le réduire à ces fonctions. Il faut plutôt faire en sorte que le corps machine soit au service du corps signe. C’est d’ailleurs la préséance accordée à cette dimension signe, dans le corps comme dans les aliments, qui explique pourquoi certaines personnes et certains peuples peuvent avoir une diète très lourde sans s’exposer aux maladies qui, dans un autre contexte moins hédoniste, découlent d’un tel comportement. On pense ici à la France du foie gras par comparaison aux États-Unis du deep frye. C’est un sujet bien connu. [Le plaisir

Le plaisir associé aux aliments, quand il est authentique et subtil, dispose le corps à bien assimiler ce qu'il absorbe et réduit ainsi les risques d'obésité ; et les effets de ce plaisir vont bien au-delà de ces fonctions biologiques immédiates. Le plaisir de la table appelle le plaisir du mouvement. Pourquoi mangeons-nous ? Pour pouvoir ensuite bouger, agir. Le plaisir de manger est une invitation au plaisir de la promenade qui suit ou précède un repas bien pensé. Dans certains cas, on peut même dire que la promenade fait partie du repas. Il existe encore des maisons où l'on pratique cet art de vivre. Dans le journal inédit d'un ami, je trouve cette note sur une table à laquelle il était souvent invité: «Le menu ne variait guère et vous comprendrez pourquoi personne ne souhaitait qu’il varie : gigot d’agneau, gratin dauphinois, morilles, verdures du jardin, fromage frais à la crème, clafoutis, fraises des champs, le tout accompagné d’un Côte du Rhône authentique. En dégustant ces produits du terroir, nous savions tous que nous allions ensuite fouler du pied le même terroir, nous imprégner de ses odeurs, au cours d’une marche d’au moins deux heures dans les collines environnantes. Cette anticipation de la marche à venir avait sur les convives un effet modérateur. Celui qui dépassait la mesure était au moment de la promenade beaucoup plus tenté par la sieste que par l’effort physique.»

Brillat Savarin recommandait la promenade avant le repas. C’est la bonne règle quand le festin a lieu le soir. Le plaisir de la promenade est solidaire de celui de la bonne table. Inversement, la gloutonnerie triste, solitaire et masochiste, accompagnée d'une satisfaction qui ne mérite pas le nom de plaisir, est un premier mouvement en direction du fauteuil où l'on se laissera passivement remplir par la télévision d'une nourriture intellectuelle de même nature que la nourriture matérielle qu'on vient d'avaler sans y penser.

Des plaisirs de la table aux plaisirs de la promenade, aux plaisirs de l'étude, aux plaisirs de la création, au plaisir de l'amour… La nature humaine est ainsi faite que les plaisirs authentiques s'attirent les uns les autres et qu'ils forment une chaîne dont les maillons sont solidaires. D'où l'importance de la formation du goût dans l'éducation, surtout dans un contexte où la principale menace pour la santé vient de la mauvaise alimentation. Il serait toutefois vain de poursuivre un tel but, si les autres plaisirs étaient abandonnés à leur grossièreté native. L'interdépendance dans les plaisirs existe dans les deux sens. C'est parce qu'ils ont ignoré cette loi de la solidarité des plaisirs, analogue au transfert des apprentissages cher aux pédagogues, que les réformateurs des mœurs alimentaires américaines ont échoué si lamentablement. Ils ont traité les troubles de l'alimentation comme la médecine officielle a appréhendé toutes les maladies : en en faisant des choses séparées de l'ensemble de la personne et de son environnement. Dans le cas des troubles de l'alimentation, l'erreur est plus manifeste encore que dans les autres cas.

]La désacralisation de l’acte de se nourrir L’une des conséquences de la fragmentation de l’acte de se nourrir, c’est que nous ignorons aujourd’hui que toute table est une table du sacrifice. J’ai fait moi-même l’expérience de tuer le cochon élevé sur notre ferme et destiné à notre table. C’est une expérience que tous les mangeurs de viande devraient vivre. Elle les convertirait au végétarisme ou les ramènerait au sacré. On est moins sensible à la mort des végétaux. Elle n’en est pas moins réelle. Tout ce qui est offert sur nos tables est la suite directe ou indirecte d’un sacrifice. À quoi il faut ajouter le travail de ceux qui ont cultivé les plantes, nourri les bêtes, préparé le repas. Je soulève ici une question d’une insondable profondeur. Nous appartenons à une tradition religieuse au centre de laquelle se trouve un repas qui fut aussi un sacrifice, la dernière Cène, un sacrifice divin qui marqua la fin des sacrifices humains et celle des sacrifices d’animaux, encore pratiqués dans le paganisme finissant. Ce paganisme avait laissé sa marque sur le christianisme. Le mot terre a deux sens : planète et sol. Les anciens Grecs avaient deux déesses distinctes pour l’une et l’autre, Gaia pour la planète et Déméter pour le sol et sa fertilité. Déméter est la déesse de la glèbe fertile ; un de ses surnoms est Karpophoros, « celle qui porte fruit ». Elle a fait don aux humains de l'agriculture : la diffusion de l'agriculture était considérée, en Grèce, comme le commencement de la civilisation. En outre, Déméter, en fondant les mystères d'Éleusis, avait permis aux initiés d’accéder à une voie vers l’immortalité. La graine meurt dans le sol pour ressusciter dans la plante. «Si le grain ne meurt», lit-on dans l’Évangile. En passant de la fertilité du sol à la productivité de l’agriculture, nous avons tourné le dos à Déméter et à toute la poésie sacrée qui entourait la nourriture. Mais en prenant ainsi la relève de Déméter, l’homme a pu nourrir un plus grand nombre de ses semblables. Vous connaissez la suite de cette histoire. Elle se poursuit aujourd’hui avec les OGM. Le sacré antique a disparu à jamais. Nous ne le vivrons plus. Pourrons-nous au moins freiner un mouvement qui semble accompagner ce progrès comme son ombre : la désacralisation, puis la déshumanisation, la réduction à l’état de machine de ces êtres humains à qui sont destinés les aliments industriels? Nous avons malgré tout encore bien des raisons d’être optimistes. Derrière toute recherche de la qualité dans la nourriture (et ce salon en est la preuve) et dans les rites de la table, il y a l’ébauche d’un mouvement vers le bien transcendant. Ce qu’avait déjà indiqué Brillat-Savarin dans le sous-titre de son livre : Méditations de gastronomie transcendante. Derrière toute recherche de l’authenticité et de l’intégrité des aliments, derrière tous les efforts pour recréer un climat de confiance à leur endroit, derrière la réhabilitation du temps réservé au repas, du slow food, s’ébauche une résurrection du corps signe et de l’homme intégral. Bien des repas parfaitement profanes en apparence peuvent, si la table est belle, le menu bien ordonné et la compagnie amicale, être des occasions de s’élever. Nous sommes en permanence la proie de nos désirs, lesquels sont toujours contrariés par la réalité. Ce sont ces déchirements qui nous clouent à cette illusion que nous appelons le temps. Il est heureusement des situations où cette illusion se dissipe, dans l’amour, dans la contemplation des paysages, des oeuvres d’art, dans le travail même pour certains. Un repas peut être une situation de ce genre. Au milieu d’un bon repas, il y a un plateau où le temps est suspendu. C’est le moment où l’on n’est plus tenaillé par le désir de manger sans être encore la proie du désir de dormir ou de travailler. Moment de dialogue, d’intelligence, de paix : oasis. On voudrait faire durer cet instant... D’où, à la fin du repas, la succession de ces petits plaisirs dont le but n’est pas de sustenter mais de retarder l’obligation de quitter la table. Nous sommes alors, sans le savoir, à la table des dieux. Notes 1-A conversation with Miguel Altieri. http://www.alumni.berkeley.edu/Alumni/Cal_Monthly/June_2001/QA-_A_conversation_with_Miguel_Altieri.asp 2-Voir le site: http://www.flonnet.com/fl1720/17201070.htm 3-.« America's Junk Food Debate Heats Up », U.S. News & World Report, World At Large, 7 janvier 2002). 4-Atlantic Monthly Juin 2001 5-Bernard Charbonneau, Un festin de Tantale, Nourriture et société industrielle, Éditions du Sang de la Terre, Paris, 1997, p. 83. 6-Article du New-York Times, repris dans La Presse du 3 août 2002. 7-Gary Paul Nabham, Stephan L. Buchanann, in Nature’s Services, Gretchen C. Daily, Island Press, Washington, D.C. 1997, p. 133. 8- Ross Hume Hall, Food for Nought, Vintage, New York 1976, p. 140. (Voir le dossier Humus de l’Encyclopédie : http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Humus) 9-Voir le site Proteus: http://www.reseauproteus.net/therapies/nutritio/histoiredetripes.htm[

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle &

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, litt&eacu

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

De Desmarais en Sirois
Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal




Articles récents