Les réformes de César: les provinces et l'Empire

Theodor Mommsen
Les provinces. — Leur administration par l'oligarchie. — Les capitalistes dans les provinces. — Guerres et brigandages. — Résumé de la situation. — Les magistrats césariens. — Réglementation des taxes. — Réaction contre le système capitaliste. — Commencement de l'empire italo-hellénique. — Les nations prédominantes. — Le judaïsme. — L'hellénisme. — La latinisation en Gaule cisalpine, narbonnaise et septentrionale, en Espagne, à Carthage, à Corinthe et en Orient. — Le système des cités italiques étendus aux provinces.
Jules César selon Theodor Mommsen
1. Vie Jules César
2. Les réformes césariennes: les réformes en Italie
3. Les réformes césariennes: les provinces et l'Empire
4. Les réformes césariennes: la religion et le droit
5. Les réformes césariennes: le système de mesures et le calendrier julien


Les provinces
A l'avènement de César, il y avait dans l'Empire 14 provinces: sept en Europe, les deux Espagne citérieure et ultérieure, la Gaule Transalpine, la Gaule Italienne avec l'Illyrique, la Macédoine avec la Grèce, la Sicile, la Sardaigne avec la Corse: cinq en Asie, l'Asie propre, la Bithynie et le Pont, la Cilicie avec Chypre, la Syrie, la Crète: deux en Afrique, Cyrène, et l'Afrique propre. Ajoutez-y les trois gouvernements de création nouvelle institués par César, les deux Gaules Lyonnaise et Belgique (VII; p. 106}, et l'Illyrie, détachée de la Cisalpine: en tout 17 provinces 15.

Leur administration par l'oligarchie
On peut l'affirmer, l'administration des quatorze provinces de la république, entre les mains de l'oligarchie, avait dépassé tout ce qui s'est vu jamais en abus, tout au moins dans l'occident; où pourtant se rencontrent nombreux les exemples à noter en ce genre. L'imagination ne saurait aller au delà en fait d'horrible et d'odieux. Disons de suite que les Romains seuls n'étaient point responsables. Avant eux, presque en tous pays, les régimes grecs, phéniciens ou asiatiques avaient chassé de l'âme des peuples tous les sentiments élevés, l'idée du droit, les souvenirs de la liberté des temps meilleurs. Tout provincial accusé était tenu, s'il en était requis, de se présenter en personne à .Rome pour y répondre à l'accusation. Tout proconsul ou préteur s'immisçait de son plein arbitre dans la justice et dans l'administration des cités sujettes: il prononçait la peine capitale, il cassait les actes des conseils locaux: en temps de guerre, il disposait à son gré, et Dieu sait de quelle scandaleuse façon, des milices. Ainsi Cotta, au siège d'Héraclée Pontique (VI, p. l94), avait mis celles-ci aux postes dangereux, pour épargner ses Italiens, et les opérations n'ayant point marché à souhait, avait fait décapiter les ingénieurs. Ni la loi morale, ni la loi criminelle n'étaient faites pour le gouverneur romain et les gens de sa suite: voies de fait, profanation; meurtres avec ou sans forme de procès, tous les jours ils commettaient tous les crimes. Et pourtant, ce n'était point là un spectacle nouveau: quelle contrée n'était point habituée à un régime d'esclavage? Gouverneur carthaginois, satrape syrien, ou proconsul venu de Rome, peu importait qui fût le tyran? Les jouissances du bien-être matériel, les seules dont on eût encore le goût dans les provinces, auprès de ces nombreux et cruels maîtres, étaient souvent troublées par les événements: toutefois si nombreux que fussent les retours de fortune, encore ne frappaient-ils que des individus isolés. Mais un joug affreux pesait également sur tous, le joug d'une exploitation financière systématique, implacable, sans pareille dans le passé. Ici les Romains continuaient à faire preuve, et d'une terrible façon, de leur génie d'hommes d'argent. Nous avons esquissé dans un autre volume (VI, pp. 7-16) le système de l'impôt provincial, ses conditions, d'abord modérées et intelligentes, puis l'accroissement de ses exigences, et ses effets destructeurs: il va de soi que ceux-ci seuls avaient progressé. Les taxes ordinaires causaient d'ailleurs plus de souffrances par l'inégalité de la répartition et les vices de la perception, que par l'élévation de leur taux. Les politiques romains confessaient tout les premiers que l'obligation du logement militaire équivalait pour une cité à une prise d'assaut par l'ennemi, quand les légions s'y cantonnaient en quartiers d'hiver.

L'impôt, dans son principe, avait eu le caractère d'une compensation en échange du fardeau de la guerre accepté par la République, la cité contribuable étant en droit, par conséquent, de réclamer l'immunité du service ordinaire de guerre. Mais voici qu'un jour, en Sardaigne, par exemple, Rome oblige des provinciaux à fournir presque toutes les garnisons des places; puis bientôt, elle les condamne à un impôt plus onéreux, à la fourniture de toute la cavalerie des armées régulières. Quant aux prestations irrégulières, livraisons de blé, gratuites ou à peu de chose près, au profit exclusif du prolétariat de la capitale, armements quotidiens et toujours coûteux des flottes, défense des côtes contre les pirates, contributions énormes en travaux d'art, en bêtes fauves, avances de tout genre pour subvenir aux folies luxueuses du théâtre et des combats d'animaux, réquisitions militaires en cas de guerre, toutes ces charges étaient souvent écrasantes autant qu'incalculables. Un exemple nous en fera voir le résultat. Pendant les trois années que dura le gouvernement de Gaius Verrès en Sicile, le nombre des agriculteurs tomba de 84 à 32, à Leontini, de 187 à 86 à Motyka, à Herbita de 252 à 120, à Agyrion de 250 à 80, si bien que dans quatre des plus fertiles districts de l’île, il se trouva 59 propriétaires sur 100 aimant mieux laisser leurs terres en jachère que d'en continuer la culture sous un pareil régime. Et ces propriétaires encore n'étaient point de petits et pauvres paysans: leur nombre minime l'indique, et des documents précis l'attestent 'ils appartenaient tous à la classe des gros planteurs, presque tous, ils étaient citoyens romains 16!

Dans les États clients, si les formes de l'impôt différaient, l'impôt pesait plus lourdement encore: à côté des Romains, le prince indigène pressurait les sujets. En Cappadoce, en Égypte, le paysan était ruiné aussi bien que le roi; l'un ne pouvait payer le collecteur des taxes, l'autre ne pouvait payer son créancier. Ajoutez à cela les exactions du préteur, celles de ses «amis,» dont chacun se gérait comme ayant titre sur lui, et comme étant en droit, grâce à lui, de ne s'en retourner à Rome que la poche bien garnie. En vérité, l'oligarchie romaine, semblable à une grande troupe de voleurs, s'en allait, par vocation et par métier, au pillage des malheureuses provinces. A être le plus habile, on n'y mettait pas plus de ménagements. A quoi bon? Ne faudrait-il pas un jour partager avec avocats et jurés? On volait plus sûrement, en volant davantage. Et puis on se piquait d'honneur: le grand bandit n'avait que mépris pour le petit pillard, celui-ci que mépris pour le simple écornifleur: que si, par cas extraordinaire, l'un d'eux venait à être condamné, quelles n'étaient point ses vanteries sur le gros chiffre des concussions dont il demeurait convaincu? Ainsi se comportaient aujourd'hui dans les magistratures provinciales les descendants des grands hommes habitués jadis à ne revenir en Italie qu'avec la reconnaissance des sujets, et l'approbation de leurs concitoyens!

Les capitalistes dans les provinces
Ce n'était pas tout. Un autre fléau, plus redoutable s'il est possible, l'armée des trafiquants italiques, encore moins contrôlés que les gouverneurs, s'était abattu sur les provinces. Les plus grandes terres, tout le commerce, tout l'argent s'y concentraient dans leurs mains. Dans les territoires transmaritimes, tous les biens-fonds appartenant aux familles notables de l'Italie, abandonnés qu'ils étaient à la lèpre des régisseurs, étaient voués à la ruine, et ne recevaient jamais la visite du maître, si ce n'est pourtant ceux convertis en parcs de chasse, et qui, dès ces temps, dans la Gaule transalpine, s'étendaient chacun sur une superficie de près d'un mille carré d'Allemagne 17. L'usure florissait comme par le passé. Les petits propriétaires ruraux de l'Illyrique, de l'Asie, de l’Égypte, à l'époque contemporaine de Varron, n'étaient déjà plus, d'ordinaire, que les esclaves pour dettes de leurs créanciers romains ou non romains, comme autrefois les nexi plébéiens au regard des prêteurs à intérêt. On voyait jusqu'à des villes placer leurs capitaux à quatre du cent par mois. D'ordinaire, les trafiquants actifs et influents, en vue de faciliter leurs spéculations hors de Rome, se faisaient donner un titre de chargé d'affaire par le Sénat 18, un titre d'officier par le propréteur, avec bonne escorte, s'il était possible. Nous tenons le récit suivant de source très autorisée. Un de ces honnêtes et belliqueux banquiers avait un jour je ne sais quelle créance sur Salamine de Chypre. Il exigeait paiement, et bloqua tout le conseil de ville, tant et si bien que quatre des conseillers moururent affamés. Au supplice de cette double oppression, l'une et l'autre également intolérable, et dont les moyens combinés étaient devenus de règle usuelle, venaient s'ajouter les souffrances générales, imputables aussi à la République, indirectement à tout le moins.

Guerres et brigandages
Les guerres nombreuses coûtaient aux provinces de gros capitaux, soit qu'ils et fussent la proie des barbares et des armées romaines, soit qu'ils fussent anéantis. De police sur terre ou sur mer, il n'y en avait point: partout se montraient les brigands et les pirates. En Sardaigne, dans l'intérieur de l'Asie Mineure, le banditisme était endémique: en Afrique, en Espagne ultérieure, il avait fallu garnir de murs et de tours tous les édifices situés hors de l'enceinte fortifiée des villes. Dans un précédent chapitre, nous avons décrit les ravages effrayants des flibustiers (VI, pp. 171 et s.). Avait-on recours à la panacée du système prohibitif, à l'interdiction de la sortie de l'or ou des céréales, ressource ordinaire des prêteurs romains contre les retours, infaillibles des crises d'argent et des famines, les choses n'en allaient pas mieux pour cela. Enfin, presqu'en tout pays, comme si ce n'était point assez de la détresse universelle, les cités tombaient en dissolution par l'effet des désordres locaux, et des concussions de leurs propres magistrats.

Résumé de la situation
Quand les souffrances, loin d'être passagères, se perpétuent durant des siècles, faisant peser sur les communautés et sur les individus leur fardeau inévitable et qui va croissant d'années en années, l'administration publique ou privée, fut-elle admirablement organisée, ne peut que succomber à la tâche. Une indicible misère s'étendait du Tage à l'Euphrate sur toutes les nations. «Toutes les cités ont péri,» lit-on dans un écrit publié dès l'an 684. Nous en avons le témoignage exprès en ce qui concerne l'Espagne et la Gaule Narbonnaise, les deux provinces relativement les moins éprouvées. En Asie Mineure, des villes comme Samos et Halicarnasse étaient dépeuplées: en regard des cruautés infligées à la population libre, l'esclavage ordinaire semblait un port de salut. Même le patient asiatique, les hommes d'État romains nous le disent, se prenait du dégoût de la vie. Est-on curieux de mesurer les profondeurs où peut descendre l'homme dans la pratique du crime, ou dans sa résignation non moins coupable en face de l'iniquité sans bornes, qu'on jette les yeux sur les comptes-rendus des procès du temps, on y verra ce qu'ont été les grands de Rome, et ce que les Grecs, les Phéniciens et les Syriens ont pu supporter. Plus d'un magistrat romain avouait tout haut et sans détour, que le nom de Rome, dans toute l'Asie, dans toute la Grèce, était tenu en inexprimable haine: un jour les Héracléotes-Pontiques massacrèrent tous les collecteurs des douanes. Fait regrettable, dira-t-on! La chose à regretter, c'est qu'il n'en arrivât pas plus souvent ainsi!

Les magistrats césariens
Les Optimates se moquèrent de leur nouveau maître, qui s'en allait, l'une après l'autre, visiter ses «métairies!» En vérité, l'état des provinces sollicitait toute l'activité sérieuse et toute la sagesse d'un de ces hommes rares, à qui la royauté doit de ne pas être pour les peuples un exemple éclatant de l'insuffisance humaine. Les blessures faites, le temps seul pouvait les guérir. A. César il appartenait de veiller à ce que le temps pût agir, à ce qu'il ne fût pas infligé de blessures nouvelles. Il changea l'administration de fond en comble. Les proconsuls et les propréteurs syllaniens avaient été chez eux de réels souverains, sans pouvoirs limités, sans contrôle: ceux de César ne furent plus que les serviteurs disciplinés d'un sévère maître; et ce maître, par l'unité, par la durée de sa puissance à vie, était pour les sujets une garantie plus naturelle et meilleure que le caprice changeant de maint tyranneau annuel. Comme auparavant, les provinces furent réparties entre les deux consuls sortants et les seize préteurs: mais de ceux-ci l'Empereur en nommait huit directement, et en outre, la désignation de tous les gouvernements n'appartenait qu'à lui seul (p. 83). Gouvernement et magistrats étaient donc dans sa dépendance. Il s'appliqua aussi à délimiter les pouvoirs de ces derniers. Leur laissant d'ailleurs l'administration de la justice et le contrôle administratif des cités, il plaça au-dessus de leur Imperium le commandement suprême centralisé à Rome, et à côté d'eux les attributions des lieutenants (p. 96); il mit le levier effectif, selon toutes les vraisemblances, dans les mains d'agents impériaux (p. 82 et s.), en telle sorte que le gouverneur de province se voyait désormais entouré, paralysé même au besoin par tout un personnel auxiliaire, relevant directement de l'Empereur, de par la loi de la hiérarchie militaire, ou de par celle plus sévère encore de la domesticité du palais. Naguère, quand se montrait le préteur ou le questeur, autant valait deux voleurs détachés de la bande, pour ramasser la contribution forcée. Les officiers de César étaient là, désormais, pour protéger le faible contre le fort: au contrôle nul et pire que nul des tribunaux de la chevalerie ou des sénatoriaux romains, avait succédé la responsabilité réelle du fonctionnaire par devant un juste et vigilant monarque. Au temps de son premier consulat, il avait remis en vigueur et accru les pénalités de la loi des concussions. Cette loi fut appliquée aux commandants des provinces avec une rigueur inexorable, et qui parfois dépassait même les prévisions du texte. Les agents du fisc s'étaient-ils permis un acte inique, César les punissait comme le chef de maison punit ses valets et affranchis trouvés en faute.

Réglementation des taxes
Pour ce qui est des taxes publiques extraordinaires, elles redescendirent à leur juste mesure, au niveau des besoins réels: les taxes ordinaires reçurent aussi de notables adoucissements. Nous nous sommes étendus déjà sur le remaniement du système de l’impôt (p. 104); extension des cas d'immunité, abaissement sur une large échelle des contributions directes, restrictions au régime des dîmes en Afrique et en Sardaigne, suppression complète des intermédiaires de la perception de l'impôt direct, n'était-ce point là autant de réformes, autant de bienfaits, salués par les provinciaux? César, comme son grand précurseur démocratique Sertorius (VI, p. 148); a-t-il voulu débarrasser aussi les sujets de la charge du logement militaire? A-t-il tenu la main à ce que ses troupes se construisissent à l'avenir des campements permanents, une sorte de ville militaire? Nous n'en avons pas la preuve. Mais jamais, encore moins le jour où il échangea contre la royauté son rôle de prétendant, jamais il ne fut homme à abandonner l'habitant au soldat; et bien certainement, les héritiers de sa politique n'ont fait qu'exécuter sa pensée, en édifiant de nombreux camps-stations 19, et transformant ces camps en cités véritables, en foyers de civilisation placés aux frontières des barbares.

Réactions contre le système capitaliste
Les vices administratifs corrigés, il restait à combattre, tâche autrement difficile, les capitalistes romains, et leur puissance écrasante. Pour briser celle-ci, il eût fallu l'emploi de remèdes plus dangereux que le mal. César, pour le moment, dut se contenter de la suppression de quelques abus, soit qu'il interdit les missions libres sénatoriales, véritables brevets donnés à la spéculation usuraire, soit qu’il réprimât énergiquement la violence publique et l'usure flagrante, tantôt avec l’aide de la loi pénale commune; tantôt avec les lois spéciales applicables dans les provinces (p, 148). La guérison totale, on ne la pouvait attendre que du bien-être ressuscité à la longue sous un régime meilleur. Dans les derniers temps, il avait été pris nombre de mesures transitoires, ayant pour but de venir au secours d'une situation obérée. En 694 [60 av. J.-C.], César, alors préteur en Espagne Ultérieure (VI, p. 366), avait assigné aux porteurs de créance, pour se faire payer sur ce gage, les deux tiers du revenu des débiteurs. De même, et auparavant, Lucius Lucullus, proconsul en Asie avait déclaré nuls pour partie les arriérés d'intérêt grossis outre mesure, et pour la partie validée, assigné en paiement le quart du produit des terres appartenant aux obligés, ou une quotité équivalente sur le produit des maisons louées et du travail des esclaves (VI, p.308).

Les auteurs ne nous font point connaître si, après la guerre civile, César a réglé par des moyens analogues la liquidation générale des dettes dans les provinces: mais par tout ce qui a été dit déjà, et par ce qui fut fait en Italie (pp. 144 et s.), nous ne pouvons guère douter qu'il n'ait aussi touché à la question, hors de l'Italie, ou qu'il n'ait eu l'intention d'y toucher.

Résumons-nous: César, dans la mesure des forces humaines, avait débarrassé les provinces de la tyrannie des fonctionnaires et des hommes d'argent: elles pouvaient espérer à coup sûr que le gouvernement, rajeuni et fortifié, allait devenir aussi la terreur des hordes sauvages voisines, et qu'il saurait disperser les pirates de terre et de mer, comme le soleil levant chasse les nuages. Les anciennes blessures saignaient encore, mais déjà les sujets de Rome entrevoyaient l'aurore d'une ère meilleure; ils voyaient s'élever le premier gouvernement intelligent et humain qui leur eût été donné après des siècles de douleur, la première politique de paix, s'appuyant cette fois, non sur la lâcheté, mais sur la force. Ce ne sera que justice, si au jour de la mort du grand libérateur, on les voit avec les meilleurs parmi les Romains; pleurer sur son cadavre 20.

Commencement de l'empire italo-hellénique
Cependant les réformes du système provincial n'avaient point eu la suppression des abus existants pour objet principal. Sous la République, pour les aristocrates aussi bien que pour les démocrates, les provinces n'avaient rien été que ce qu'on les appelait souvent, «les domaines du peuple romain 21,» et c'était comme telles qu'on en avait usé et abusé. Leur exploitation prenait fin aujourd'hui. Sans doute, elles allaient peu à peu cesser d'être, en tant que provinces, mais la race italo-hellénique revivifiée s'y préparait une patrie neuve et plus vaste, où parmi cent peuples divers, il ne s'en trouverait plus un seul qui dût se sacrifier pour les autres; où tous pour un, un pour tous, ils allaient se fondre désormais au sein d'une nationalité pleine de sève et de grandeur, appelée à guérir les maux et les plaies du passé, ce à quoi la vieille Italie était restée manifestement impuissante. L'émigration italienne avait, depuis bien des siècles, sans jamais s'arrêter, envahi tous ces pays du dehors, et, sans que les émigrants en eussent conscience, elle avait préparé l'agrandissement actuel. Au reste, Gaius Gracchus, le créateur de la monarchie démocratique, portait en lui déjà la pensée première de la grande fusion, quand il provoquait la conquête de la Transalpine et l'envoi des colonies romaines à Carthage et à Narbonne, quand enfin il poussait les Italiens hors de leur péninsule. Il en avait eu aussi la pensée, ce Quintus Sertorius, le second politique de génie sorti de la démocratie romaine! N'avait-il pas appelé les barbares de l'Occident aux bienfaits de la civilisation latine, donnant le costume romain à la jeunesse noble de l'Espagne, l'obligeant à parler le latin, et à recevoir dans le séminaire d'Osca, les rudiments de l'instruction et de l'urbanité italiques (VI, p. 148)? A l'avènement de César, une population italienne considérable, à la vérité non fixée ni concentrée, était répandue déjà dans tous les territoires provinciaux et cliens; et sans parler ici des villes déjà fondées au-delà des Pyrénées et dans la Narbonaise, sur le modèle des cités péninsulaires, il nous suffira, comme exemple, de faire mention des contingents nombreux de soldats citoyens, levés par Sertorius en Espagne, par César dans la Gaule, par Juba en Numidie, par les Constitutionnels en Afrique, en Macédoine, en Grèce, en Asie Mineure et en Crète.. Inutile après cela de rappeler cette lyre latine, encore mal accordée sur laquelle les poètes de Cordoue chantaient les guerres de Sertorius et la louange du héros romain, et ces traductions des poètes grecs, estimées pour l'élégance de la diction, publiées peu après la mort de César par le transalpin Publius Terentius Varron de l'Aude 22, le plus ancien versificateur latin, natif des pays extra-italiques, qui se soit fait un nom.

D'un autre côté, Rome et la Grèce, depuis que Rome, était sortie de terre, pour ainsi dire, se pénétraient réciproquement. Mais si, en unifiant l'Italie, la latinité victorieuse s'était assimilée les peuples vaincus, elle n'avait fait que se souder la nationalité grecque, sans l'absorber, même dans ses côtes extérieurs. Où qu'allât le légionnaire, il marchait suivi du maître d'école hellénique, conquérant, lui aussi; à sa manière. On le rencontre de bonne heure, ce maître, enseignant la langue des Grecs sur les bords du Guadalquivir: à Osca, les jeunes espagnols apprenaient le grec aussi bien que le latin. Les hautes études à Rome n'étaient point autre chose que la prédication, en langue italique, du grand Évangile de l'art et des mœurs des Hellènes, et les Hellènes auraient été mal venus à protester autrement que tout bas contre l'audace modeste des conquérants latins civilisateurs, transportant chez les barbares de l'Occident ce même Évangile affublé du costume de leur idiome romain. Depuis longtemps déjà, Rome, et Rome seule, était pour tous les Grecs l'épée et le bouclier de l'hellénisme: ils invoquaient Rome en tous pays, là même et là surtout où le sentiment national se maintenait plus pur et plus fort, sur les frontières barbares où la nationalité courait des dangers, à Massalie, sur les rives septentrionales de la mer Noire, sur l'Euphrate et- le Tigre. Et Pompée lui-même, en bâtissant des villes au fond de l'Orient, n'avait-il pas repris l'œuvre d'Alexandre de Macédoine, interrompue durant de longs siècles? La pensée d'un empire italo-grec, double par la langue; un par la nationalité, n'était point nouvelle, autrement elle eût été une faute; mais de la pensée flottante encore, arriver à la nette conception; mais réunir d'une main sûre tous les faibles essais dispersés, c'était là une œuvre grandiose, et ce fut l'œuvre du troisième et du plus grand politique de la démocratie romaine.

Les nationalités prédominantes
Il y avait une condition première et essentielle au nivellement politique et national du monde. Cette condition n'était rien moins que le maintien et l'extension des deux peuples à qui appartenait en commun l'empire et par suite le refoulement aussi rapide que possible des races barbares, ou appelées barbares, placées à côté d'eux. Outre les Romains et les Grecs, peut-être convient-il de mentionner un troisième peuple, leur rival en ubiquité dans le monde d'alors, appelé d'ailleurs à jouer un rôle considérable dans le nouvel État créé par César. Je veux parler des Juifs. Race remarquable, flexible et opiniâtre à la fois, dans l'antiquité comme dans les temps modernes, ils sont partout et ne sont chez eux nulle part: puissants partout, ils n'ont nulle part la puissance. Au temps de César, les successeurs de David et de Salomon n'étaient rien de plus que Jérusalem n'est pour eux de nos jours. Que s'ils se rattachaient au petit royaume Hiérosolymitain comme au centre visible de leur unité religieuse et intellectuelle, leur nationalité, loin de se circonscrire au peuple sujet des Hasmonéens, allait s'étendant au contraire sur toutes les communautés juives éparses dans les empires parthe et romain. Dans Alexandrie, et de même dans Cyrène, ils s'étaient fait au sein de la grande cité une cité plus petite, se gouvernant elle-même, séparée et délimitée, assez semblable au «quartier juif» de nos villes 23, plus libre toutefois et obéissant à un «maître du peuple», à la fois juge sans appel et administrateur. A Rome, dès avant César, la population juive était nombreuse, et se tenant serrée autour de sa nationalité: j'en vois la preuve dans l'assertion d'un contemporain. A l'entendre, imprudent serait le préteur qui, dans sa province, ferait tort à un Juif. Il pourrait être sûr qu'à sa rentrée dans Rome, la populace le sifflerait. Déjà aussi, les Juifs faisaient du commerce leur occupation principale: le trafiquant juif s'en allait à la suite du marchand et du conquérant romain, comme il fera plus tard à la suite du Vénitien ou du Génois. A côté du capital de la gent mercantile romaine, les capitaux juifs affluaient en tous pays. Enfin, alors comme aujourd'hui, les occidentaux nourrissaient une antipathie toute particulière contre cette race foncièrement orientale, contre ses opinions et ses mœurs insolites. Quoiqu'il en soit, et si peu réjouissante figure que fit le judaïsme dans le triste tableau du siècle, il n'en constitue pas moins un élément historique considérable, trouvant la loi de son développement dans le cours naturel des choses, et que le vrai politique ne pouvait ni méconnaître ni combattre. César, à l'exemple d'Alexandre, son devancier, aima mieux, autant que faire se pouvait et en parfaite connaissance de cause, lui prêter aide et assistance. Par la fondation de la communauté juive d'Alexandrie, le Macédonien avait fait pour la nation presque autant que son roi David, en édifiant le Temple de Jérusalem: César, à son tour, appela les Juifs et à Alexandrie et à Rome par la concession d'avantages et de privilèges spéciaux; il protégea notamment leur culte contre l'intolérance des prêtres locaux grecs et romains 24. Non que ces deux grands hommes eussent jamais songé à traiter la nationalité judaïque comme l'égale des nationalités hellénique ou italo-hellénique. Mais le Juif n'est point un Occidental, il n'a point reçu le don de Pandore du génie politique. Indifférent à la forme de l'État, il abandonne aussi difficilement ce qui fait le fonds de son caractère national, qu'il accepte sans peine le costume d'une autre nationalité, et se soude jusqu'à un certain degré à tous les peuples étrangers. N'était-il point, si on le peut dire, créé exprès pour avoir sa place dans l'Empire, dans cet état bâti sur les ruines de cent états divers ayant eu leur vie propre, dans cette nationalité nouvelle en quelque sorte abstraite, aux angles à l'avance émoussés? Le Judaïsme, dans l'ancien monde apportait; lui aussi, un ferment actif de cosmopolitisme et de désagrégation des peuples. C'était donc toute justice qu'il entrât dans l'orbite de la cité césarienne, cité universelle par son principe politique, cité de l'humanité par son principe national 25.

L'hellénisme
Quoiqu'il en soit, la latinité et l'hellénisme n'en demeuraient pas moins les éléments exclusifs du système nouveau. En même temps que l'État italique pur, la république avait pris fin. Que la noblesse romaine maudit César pour avoir de propos délibéré détruit Rome et l'Italie, pour avoir rêvé de transporter dans l'Orient grec le centre de l'Empire, et sa capitale à Ilion ou Alexandrie 26, on peut s'expliquer le reproche, en le proclamant insensé. En réalité, la latinité conservera la prépondérance dans l'organisation césarienne: partout l'idiome latin est l'idiome officiel des décrets: que si seulement ils sont destinés aux pays de langue grecque, un texte grec y est accolé au texte latin 27. D'ordinaire, les rapports des deux grands peuples sont réglés dans la monarchie nouvelle, comme ils l'avaient été sous la république dans l'Italie unie. Protection est donnée à la nationalité grecque, partout où elle se rencontre; mais, dès qu'il est possible, il y a accroissement au profit de la nationalité italienne, héritière désignée des races en cours de dissolution. Ainsi le voulait la force des choses. Mettre sur le pied de l'égalité absolue la latinité et l'hellénisme, eût été préparer à bref délai, selon toute vraisemblance, la catastrophe qui s'accomplira dans les temps byzantins. La Grèce ne l'emportait pas seulement par l'autorité morale en tous genres sur le monde romain, elle l'emportait par l'étendue et le nombre: en Italie même, elle avait ses essaims innombrables d'Hellènes ou Demi-Hellènes, immigrants forcés ou volontaires, armée d'obscurs apôtres dont on ne saurait trop porter l'influence en ligne de compte. Pour ne relater ici que l'un des plus graves symptômes; n'est-il pas vrai que le régime des valets grecs, serviteurs, maîtres du monarque, a pris naissance en même temps que la monarchie? Le premier nom qui figure sur la liste longue et répugnante de ces individus, est celui de Théophane de Mytilène, le serviteur et l'affidé de Pompée 28: telle fut sa puissance sur son faible maître, que plus que personne, peut-être, il a contribué à la rupture entre lui et César. A sa mort, ses compatriotes lui rendirent des honneurs divins, non sans cause. Il ouvrit l'ère des maires du palais de l'Empire. C'était encore, sous une étrange forme, la domination des Grecs sur les romains. Donc, aucun motif ne sollicitait le gouvernement impérial à provoquer d'en haut, en Occident tout au moins, l'expansion de l'hellénisme: il suffit, là où on le trouvait, de lui donner aide et protection. Et quand les orages politiques amenèrent César à renverser en Occident et en Égypte les deux colonnes de la Grécanité, Massalie et Alexandrie, il se garda de les détruire et dénationaliser à toujours. Quand il décharge la Sicile du fardeau de la dîme, quand il octroye le Droit latin aux cités Siciliotes, avec la perspective prochaine de la complète égalité civile, ce n'est pas qu'il veuille latiniser l'île, mais c'est que la nature l'ayant faite bien moins la voisine que la plus belle des régions de l'Italie, il importe qu'elle soit annexée au système italien, exactement comme Naples et Rhegium, sous la réserve de sa tradition grecque.

La latinisation dans la Gaule cisalpine
Cependant, les colonisations, les latinisations se poursuivaient au profit de l'élément romain sur tous les points de l'Empire. Toute terre non concédée par acte exprès à une cité, à un particulier, était tenue pour domaine de l'État, dans les provinces. L'occupant actuel n'en avait la possession héréditaire qu'à titre de tolérance et de précaire. Cette maxime, née de la combinaison fâcheuse du droit formel et du droit de la force brutale, avait néanmoins sa raison d'être nécessaire. Par elle, Rome avait sa libre main sur les peuples voués à l'anéantissement. César la maintint en vigueur, et par lui elle passa de la théorie démocratique, dans le catéchisme fondamental juridique de la nouvelle monarchie. En première ligne, dans cette question de l'extension de la nationalité romaine, se présentaient naturellement les Gaules. Dans la Cisalpine, où depuis longtemps la démocratie tenait la révolution pour accomplie (VI, p. 120; VII, p. l49), César n'eut qu'à parachever celle-ci et à la clore, en proclamant l'admission en bloc de toutes les cités transpadanes à la cité romaine pleine, et l'égalité politique absolue (705), concession faite à bon nombre d'habitants déjà et depuis bort nombre d'années. De fait, jouissant depuis 40 ans du droit latin, la province s'était latinisée complètement. Certains exclusifs se moquèrent du Celto-Latin à l'accent rauque et guttural: il manquait «ce je ne sais quel agrément du parler de Rome» à tous les Insubres et Venètes, à ces vieux légionnaires de César, qui s'étaient conquis à la pointe de l'épée leur place sur le Forum, et leur siège dans la Curie (supra. p. 80). Il n'en est pas moins vrai que dès avant César, la Cisalpine, avec sa population rurale et dense était devenue terre italienne, et que pendant des siècles elle resta l'asile des mœurs, et de la culture italiques. Nulle part, Rome exceptée, les professeurs de belles-lettres latines n'ont rencontré, autant qu'en cette province, accueil sympathique et encouragement.

La Narbonnaise
Pendant que la Cisalpine devenait partie intégrante de l'Italie, l'ancienne Transalpine prenait sa place. Les conquêtes de César, d'une province frontière, en avaient fait une province intérieure: par sa proximité et son climat, elle semblait appelée plus qu'aucun autre territoire à devenir aussi avec le temps un pays italien. Conformément au vieux programme démocratique, en matière de colonisation transmaritime, le courant de l'émigration avait été principalement poussé de ce côté. Narbonne, déjà ancienne, avait reçu de. nouveaux émigrants: à Bæterræ (Béziers), non loin de Narbonne, à Arelate (Arles), à Arausio (Orange), près du Rhône, et à Forum Julii (Fréjus), place maritime fondée d'hier, on avait envoyé quatre nouvelles colonies, dont les noms perpétuaient le souvenir des braves légions auxquelles Rome devait la conquête des Gaules 29. Quant aux localités non pourvues de colons, il semble qu'elles aient été toutes, ou du moins presque toutes, acheminées vers la Romanité par l'octroi de la cité latine, absolument comme on avait fait autrefois pour la Gaule cisalpine, Nemausus (Nimes), par exemple, chef-lieu du district enlevé à Massalie, à la suite de son hostilité contre César (VII, pp. 262 et s., 273), de ville massaliote qu'elle était, était devenue municipe du Droit latin, avait reçu un ample territoire, et même la faculté de battre monnaie 30. Répétons-le, à l'heure même où la Cisalpine franchit l'échelon de l'égalité civile, la province Narbonnaise lui succède dans la condition du stage préparatoire, et comme dans la Cisalpine aussi, les plus considérables villes y recevant la cité pleine, les autres n'y ont que la latinité.

Dans les autres territoires de l'Empire qui ne sont ni grecs ni latins, et qui sont moins rapprochés de l'influence italienne et du mouvement d'assimilation parti de l'Italie, César se borne à créer quelques foyers civilisateurs, comme avait été Narbonne dans la Gaule, et cela en vue d'y préparer aussi l'égalité future. On rencontre de tels essais dans toutes les provinces, à l'exception de la plus petite et de la plus pauvre, la Sardaigne.

La Gaule septentrionale
Nous avons décrit ailleurs l'organisation donnée par César à la Gaule du Nord (VII, pp. 112 et s.) La langue latine s'y installe partout comme langue officielle, sinon dans toutes les relations de la vie commune: la ville la plus septentrionale de l'Empire, dotée du Droit latin, la colonie de Noviodunum (Nyon), est édifiée sur les bords du Léman.

L'Espagne
L'Espagne était la province la plus peuplée. Les colons romains, autant que nous sachions, n'y furent conduits que dans la seule localité maritime importante d'Empories, cité Helléno-Ibérique, où ils s'installèrent à côté de l'ancienne population. Par contre, Gadès, ville marchande antique et riche, dont César, au temps de sa préture, avait déjà remanié tout le système intérieur, reçoit de l'Empereur le plein droit du municipe italique (705) [49 av. J.-C.]; comme Tusculum jadis, en Italie (II, p. 138), elle est la première hors de l'Italie, qui n'ayant pas dû sa fondation à Rome, soit admise dans l'association civique romaine. Quelque années plus tard (709), la cité pleine est donnée à quelques villes espagnoles, et probablement aussi le Droit latin à un plus grand nombre d'autres.

Carthage
En Afrique, l'œuvre que Gaius Gracchus n'avait pu mener à fin, s'accomplit: sur le lieu même où a fleuri la capitale de l'ennemi héréditaire de Rome, César fait conduire 3,000 colons italiens, et en outre de nombreux possesseurs à titre locatif ou précaire de terres situées dans le territoire carthaginois. Grâce à une situation incomparable, la nouvelle «colonie de Vénus» (tel est le nom de la Carthage romaine), grandit avec une rapidité surprenante 31. Utique, jusqu'alors chef-lieu administratif et commercial de la province, avait été dotée d'abord, ce semble, du droit latin, juste compensation de la concurrence qu'allait lui créer la résurrection de sa trop puissante voisine. Dans le pays Numide, récemment annexé à l'Empire, l'importante Cirta, et les autres villes attribuées au condottiere romain Publius Sittius, tant pour lui que pour les siens (supra, p. 36), sont rangées parmi les colonies militaires. Quant aux grandes villes provinciales, dont la rage insensée de Juba et des enfants perdus du parti constitutionnel avait fait des monceaux de décombres et de cendres, elles se relevèrent moins vite qu'elles n'étaient tombées, et maintes ruines encore existantes y rappellent le souvenir d'un temps de désastres. Les deux cités Juliennes de Carthage et de Cirta furent et restèrent dorénavant les centres principaux de la colonisation romaine en Afrique.

Corinthe
Dans la région désolée de la Grèce proprement dite, en dehors d'autres entreprises accessoires, comme, par exemple, la plantation d'une colonie romaine à Buthrotum (Butrinto, en face de Corfou), César s'occupa tout particulièrement de la reconstruction de Corinthe: non seulement il y envoya des colons-citoyens en nombre considérable, mais il conçut le plan d'un percement de l'Isthme, afin d'éviter à la navigation le circuit dangereux autour du Péloponnèse, et d'ouvrir au commerce italo-asiatique un passage direct par les golfes Corinthiaque et Saronique 32. Enfin, dans des régions plus lointaines de l'Orient hellénique, le monarque romain appela à la vie civile diverses immigrations italiennes, à Sinope, à Héraclée, entre autres, où les nouveaux venus entrèrent en partage, comme à Empories, avec les habitants, à Beryte (Beyrout), hâvre important sur la côte de Syrie, lequel fut doté d'une constitution pareille à celle de Sinope. Il établit:aussi une station dans l'île du Phare, qui commandait le port d'Alexandrie d'Égypte.

Le système des cités italiques étendu aux provinces. Égalité des provinces et de l'Italie
Ces mesures eurent pour résultat la participation des provinces aux franchises municipales des villes italiennes. Toutes les cités du plein droit romain, c'est-à-dire toutes celles de la Cisalpine, tous les municipes et colonies de citoyens dispersés dans la Transalpine et ailleurs étant désormais sur le pied d'égalité avec les villes d'Italie, comme celles-ci s'administrèrent eux-mêmes, et eurent leur droit de juridiction, droit limité, il est vrai (les plus graves procès ressortissant du magistrat romain, c'est-à-dire, dans les cas ordinaires, du commandant de la province 33).Quant aux cités latines autonomes en la forme, quant aux cités déclarées affranchies, c'est-à-dire aujourd'hui, toutes les villes de la Narbonnaise ou de la Sicile qui n'avaient point encore la cité romaine, et y compris aussi bon nombre de cités clans les autres provinces, elles possédaient non seulement leur administration en propre, mais même un droit illimité de juridiction; et le propréteur ou proconsul n'intervenait jamais qu'en vertu de son pouvoir de contrôle, pouvoir à la vérité fort arbitraire. Bien avant César, sans doute, il se rencontrait dans certaines provinces des cités au droit plein, comme Aquilée, Ravenne, Narbonne. Ailleurs, telle province entière, comme la Cisalpine, n'avait renfermé que des villes dotées déjà de la constitution italique; mais où se produisait l'innovation grande dans la politique, sinon tout à fait la nouveauté dans le droit public, c'était dans le phénomène d'une province uniquement et entièrement peuplée de citoyens à l'égal de l'Italie 34, et dans le fait avéré que d'autres gouvernements se montraient envoie de se peupler de la même façon. D'un seul coup allait disparaître la première des deux grandes causes d'antagonisme entre l'Italie et les provinces; et quand à la seconde, l'interdiction du stationnement régulier des armées ailleurs que dans les provinces, l'Italie demeurant terrain prohibé, elle tendait également à cesser. Dans l'état de choses actuel, les troupes se tiennent partout où il y a une frontière à défendre; et pour ce qui est des gouverneurs dont la contrée n'est point frontière, ceux de Narbonne ou de Sicile, par exemple, ils n'ont plus rien de militaire que le nom. J'ajoute qu'une autre démarcation, de pure forme cette fois, avait en tous temps et sous d'autres rapports (III, p. 87), existé entre l'Italie et les provinces: elle se continue aujourd'hui. L'Italie demeure dans le ressort de la justice civile administrée dans Rome par les préteurs-consuls: dans les provinces, la juridiction, gardant son caractère militaire, appartient aux proconsuls et aux propréteurs. Mais au fond, la procédure, qu'elle fût civile ici, et là militaire, n'offrait plus depuis longtemps de différence dans la pratique; et peu importent désormais les titres des magistrats, alors qu'ils ont l'Empereur au-dessus d'eux.

Dans toutes ces fondations, dans toute cette organisation municipale, dont la conception première, sinon l'exécution complète et jusque dans les détails, remonte à César, se révèle un système vaste et arrêté. L'Italie ne sera plus la reine des peuples vaincus: elle sera la métropole de la nation italo-hellénique revivifiée. La Cisalpine est admise à l'égalité civile absolue; elle atteste et autorise l'espoir qu'un jour, dans la monarchie césarienne, comme aux siècles florissants de la jeune République, il sera donné à toute région latinisée d'aller se placer, égale en droits et en condition, à côté de la province sœur, son aînée, à côté de la ville métropolitaine elle-même. Déjà les pays voisins, la Sicile grecque et la Gaule méridionale, rapidement transformés, ont pris les devants, et marchent à leur nivellement politique et national. Derrière elles, et loin derrière elles encore, se tiennent les autres provinces. Là, jouant le rôle de la colonie romaine de Narbonne dans la Gaule méridionale, on rencontre les grandes villes maritimes, Empories, Gadès, Carthage, Corinthe, Héraclée Pontique, Sinope, Béryte, Alexandrie, villes aujourd'hui italiques ou helléno-italiques, points d'appui de la civilisation italienne dans l'Orient grec, ou colonnes déjà debout du futur édifice politique et national de l'Empire uni. C'en est fait de la domination de la cité de Rome sur le littoral de la Méditerranée. A Rome a succédé le grand État Méditerranéen: son premier acte est la réparation des deux grands crimes de lèse-civilisation commis par la Métropole. Les ruines de Carthage et de Corinthe, les deux plus vastes centres commerciaux du territoire de la République, avaient marqué la date critique du passage du protectorat romain à la tyrannie politique, à l'exploitation financière excessive des provinces sujettes. Le rétablissement immédiat, éclatant, de Carthage et de Corinthe marque l'ère de la fondation d'une nouvelle et grande société, embrassant dans la même loi d'égalité politique toutes les régions de la Méditerranée, et les appelant toutes au bienfait de l'unité nationale véritable. Au nom antique de la cité corinthienne, César ajoutait à bon droit le nom nouveau d'«honneur des Jules 35

Organisation du nouvel empire
Le nouvel empire ne comportait qu'une nationalité nécessairement destituée du caractère individuel de ses peuples: il était une œuvre constructive, sans vie propre, plutôt qu'un produit naturel spontané et vivace; il avait besoin avant toutes choses de l'unification de ces institutions diverses au sein desquelles se meut la vie des peuples, constitution et administration, religion et justice, monnaie, poids et mesures, en laissant subsister, bien entendu, dans les divers pays, les différences et les particularités compatibles avec l'unité. Ici d'ailleurs, il ne peut être question que des commencements. L'achèvement de l'édifice monarchique appartenait à l'avenir. César a seulement posé les fondements pour le travail des siècles. Mais nous retrouvons sur le sol la plupart des lignes tracées par le grand homme: à les rechercher l'historien éprouve des jouissances plus amples qu'à parcourir le temple en ruine des nationalités.

En ce qui touche la constitution et l'administration de l'Empire, nous avons montré les plus importants facteurs de l'unification nouvelle, la souveraineté transportée du Sénat romain au monarque, roi du monde Méditerrané, ce même Sénat changé en un conseil suprême d'Empire représentant à la fois l'Italie et les provinces, et surtout le système civique de l'ancienne Rome et de l'Italie en voie de s'étendre à toutes les villes provinciales. Cette extension du droit de cité latin, puis romain, à toutes les localités devenues mûres pour leur entrée dans l'égalité politique, devait insensiblement conduire à une organisation communale homogène. Mais il était un besoin auquel il fallait donner immédiate satisfaction: une institution était à créer qui pût fournir au gouvernement central sa base administrative, et lui mettre sous les yeux le tableau exact de la population et des fortunes, dans chaque cité: je veux parler du cens, refondu, amélioré. César entreprit d'abord la réforme en Italie. Avant lui, chose incroyable, le cens n'avait jamais été relevé que dans la capitale seule, au grand dommage des citoyens surchargés, et des affaires publiques. Aux termes d'une ordonnance de César 36, en même temps que le cens se faisait dans Rome, à l'avenir, il y devait être aussi procédé dans toutes les villes de l'Italie, sous la direction de l'autorité locale: les listes indiquant le nom de chaque citoyen, le nom de son père ou du patron affranchisseur, la tribu, l'âge et les biens, devaient être remises au fonctionnaire du Trésor romain en temps utile, et celui-ci, à son tour, avait mission de dresser, à époque fixe, l'état général des citoyens et des richesses. César songeait à ordonner pareille mesure dans toutes les provinces: ce qui le prouve, indépendamment du fait même de la réorganisation censitaire italienne, c'est qu'il avait prescrit déjà le mesurage et le cadastre universels (7l0) [44 av. J.-C.] 37. La formule était donnée, qui permettait d'opérer dans les villes extra-italiques aussi bien que dans celles d'Italie, tous les relevés nécessaires au bon fonctionnement de l'administration centrale. On constate facilement aussi que César voulait remonter à la tradition des temps, républicains, et calquer ses listes de cens sur celles de la vieille Rome. Il faut se souvenir, en effet, que la République, comme César aujourd'hui le faisait pour l'Italie en bloc, avait appliqué l'institution propre à la ville romaine, son délai quinquennal et toutes ses autres règles fondamentales, aux nombreuses cités sujettes de la Péninsule et de la Sicile (II, p.249. III, p. 90). Le cens avait été-l'une des premières colonnes de l'édifice ancien qu'avait laissé tomber une aristocratie immobile et glacée: sans lui, plus rien qui permit à l'autorité suprême de se rendre compte et des contingents civiques disponibles et des forces de la matière imposable, et d'exercer enfin un efficace contrôle administratif. (IV, p. 78). Les vestiges sont là, et l'ensemble des faits le démontre jusqu'à l'évidence, César préparait le renouvellement dans tout l'Empire de l’institution tombée en désuétude depuis plusieurs siècles.


Notes
(voir autres notes dans le document précédent)
15. À voir César instituer seize propréteurs annuels et deux proconsulats dans les provinces, les deux proconsuls demeurant deux ans en charge (p. 84), on pourrait induire de là qu'il entrait dans ses projets de porter les provinces à vingt. Mais rien ne serait moins certain qu'une telle conclusion, d'autant qu'il entrait dans ses vues qu'il y eût moins d'offices et plus de candidatures
16. Cic. in Verres. 2 act. 3, 120.
17. Environ deux lieues carrées de France.
18. Il s'agit ici de la soi-disant «mission libre (legatio libera)» ou mission sans affaire d'État à traiter.
19. Castra stativa.
20. Suet. Cæs. 69. Flor. 42, 92. Sen. Qu. nat. 5, 18.
21. Ager populi Romani.
22. Tèrentius Varro Atacinus. v. infra. ch. XII
23. En France, il n'existe plus de Ghettos ou quartiers juifs: il en reste trace à Metz, à Strasbourg; et l'on connaît le quartier juif de Francfort: mais on le rencontre surtout dans les villes de l'Allemagne orientale et de l'ancienne Pologne.
24. Joseph. Antiq. 14, 8-10. Ils avaient rendu des services à César, durant la campagne d'Égypte. César les avait vengés de Pompée, le destructeur de leur temple (VI, p. 292). Parmi les privilèges dont ils jouirent, du fait de César, Joseph mentionne la remise du tribut de la 7e année ou année sabbatique, dans laquelle ils ne semaient ni ne recueillaient. — Enfin il leur avait laissé bâtir une synagogue sur le Tibre (Jos. Antiq. 14, 3-5, et Philo. leg ad Gai. 2.
25. V. sur le Judaïsme au temps de César, un excellent résumé de M. Merivale, Hist. of the Rom under the Empire, t. III, ch, XXIX
26. Valida fama percrebuit migraturum Alexandriam vel Ilium, translatis simul opibus imperii (Suet. Cæs. 79. cf. Lucan. 9, 998 et Horat. Od. 3, 3.)
27. «Voulons que ce décret soit publié en grec et en latin sur une table de bronze... afin que tous en puissent prendre connaissance!» (Formule donnée par Jos. Antiq. XII, 12, 5. XIV, 10, 2.) – De même, plus tard, le Testament d'Auguste, connu sous le nom de Monument d'Ancyre, sera gravé en latin et en grec sur des tables de bronze, et placé dans les temples des villes impériales. V. l'édition critique donnée par M. Mommsen: Res gestæ divi Augusti ex Monum, Ancyr. et Apollon. Berlin, 1865
28. Pompée le fit citoyen romain (Cæs. bell. civ., 3, 8. — Plut. Pomp. 49, 76). Il obtint la liberté pour sa ville natale qui lui décerna les honneurs divins. Il laissa des Mémoires sur les hauts faits de son maître, dont Plut. d'ailleurs signale la partialité (Pomp. 37). — V. Mém. de l'Acad. des lnscript. t. XIV, p. 143 Recherches sur la vie et les ouvrages de Théoph. de Mytil., par Sevin.
29. Narbonne était la colonie de la Dixième (decumani): Baeterrae, celle de la Septième (septimani); Forum Julii, de la Huitième (octavani):Arles; et avec Arles la colonie latine de Ruscino (la Tour de Roussillon?), de la Sixième (sextani): Arausio de la Seconde (secundani). La Neuvième légion manque; son numéro avait été déshonoré par la révolte de Plaisance (VII, p. 297). Que les colons de ces diverses cités eussent été exclusivement tirés des légions éponymes, on ne le dit point, et il n'y a point lieu de le croire, les vétérans ayant été pour la plupart établis en Italie. Quand Cicéron se plaint de ce que César aurait confisqué en bloc des provinces et des contrées entières (de offic. 2, 7: cf. .Philipp. 13,.15, 31, 32), il va de soi que ses plaintes (comme il est prouvé déjà par leur étroite liaison avec pareil reproche relatif au triomphe sur les Massaliotes), se réfèrent aux incorporations de territoire dans la Narbonnaise, et surtout aux confiscations territoriales imposées à Massalie, en vue même des colonies ici mentionnées
30. La tradition ne fait point expressément connaître de qui les cités de la Narbonnaise non colonisées, et Nemausus entre autres, tenaient leur droit latin. Mais César (b. civ. 1, 35), fait entendre nettement que Nemausus, jusqu'en 705, était bourg massaliote; et au rapport de Tite-Live (Diod. 41, 25: Flor. 2, 13: Oros. 6, 15), c'est bien là la contrée sur laquelle portèrent les confiscations ordonnées par César. D'un autre côté, des monnaies antérieures à Auguste, et de l'affirmation de Strabon, il ressort que Nemausus était cité du Droit latin. Il s'ensuit que c'est César qui a concédé ce droit. Et quant à Ruscino (Roussillon, près de Perpignan), et aux autres cités latines de la Gaule narbonnaise, on peut conjecturer qu'elles l'ont aussi reçu en même temps que Nemausus.
31. Suet, Cæs. 42. Plut. Cæs. 57. Strab. 17, 3.
32. Suet. Cæs. 42, 44. Plut. Cæs. 57, 58. — V. aussi Dio. 43. 50 Strab. 17, 3, 15. Pausan. 2, 1-2.
33. Il est certain que les cités du Droit plein romain n'avaient qu'une juridiction limitée. Mais chose qui étonne d'abord, et qui pourtant ressort indubitablement da texte même de la loi municipale pour la Cisalpine (V. infra: Append.), les procès dépassant la compétence locale, dans cette province, étaient portés, non devant le gouverneur provincial, mais devant le préteur de Rome. Et pourtant, le gouverneur, dans sa province, tient de droit la place et du préteur qui prononce, à Rome, entre les citoyens de Rome, et de l'autre préteur qui juge entre citoyens et étrangers. Dans la règle, il aurait donc dû connaître des causes ressortissant au magistrat supérieur. Mais cette anomalie s'explique peut-être comme un reste de l'organisation antérieure à Sylla. On se souvient qu'alors les deux magistrats de Rome (le préteur urbain et le préteur pérégrin), avaient juridiction sur tout le territoire continental jusqu'aux Alpes; et que par suite, dès que le procès dépassait les limites de la compétence municipale, ils étaient dévolus aux préteurs. Au contraire, à Narbonne, Gadès, Carthage et Corinthe, la connaissance de ces mêmes causes appartenait au commandant provincial: il y aurait eu d'ailleurs des difficultés pratiques à ce que le procès allât s'instruire et se vider à Rome.
34. Je ne comprends pas pourquoi l'on a voulu voir une antinomie inconciliable dans le fait du droit de cité romaine concédé à toute une contrée, et le maintien dans cette même contrée du régime provincial. N'est-il pas notoire que la Cisalpine a reçu la cité en bloc, en 705 au plus tard, qu'elle est restée néanmoins province romaine tant que César a vécu, qu'elle n'a été réunie à l'Italie qu'après sa mort (Dio. 48, 12), qu'enfin, jusqu'en 711, il est fait mention des magistrats qui l'administrent? L'erreur était-elle possible en présence de la loi municipale de César, où ne se rencontre jamais le mot d'Italie, et qui désigne toujours la Gaule Cisalpine?-
35. Laus Julia, sur les médailles. Eckel,. 2, 238.
36. Comment a-t-on pu douter que l'innovation date de César, et qu'elle ne remonte pas à une époque quelconque postérieure à la guerre sociale? Cicéron le constate (in Verr. Act. 1, 18, 54, etc.). — [Quant au règlement relatif au cens, v. la L. Julia municip à l'appendice, 142 et s.]
37. [Le fait est mentionné par Æthicus, dans sa Cosmographie (IVe siècle). V. Dureau de la Malle, Economie polit, des Romains, 1. 166 et s.. — Les mensurations faites par l'ordre de César, ont dû, selon M. Merivale, faciliter la construction de la carte du monde d'Agrippa, mentionnée par Pline, h. nat. 52, 3. — V. Hist. of the Romans under the Empire, 2, 422.

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