Les réformes de César: la religion et le droit

Theodor Mommsen
La religion de l'Empire. — La législation impériale. — Le droit nouveau ou l'Édit. — Projets de codification
Jules César selon Theodor Mommsen
1. Vie Jules César
2. Les réformes césariennes: les réformes en Italie
3. Les réformes césariennes: les provinces et l'Empire
4. Les réformes césariennes: la religion et le droit
5. Les réformes césariennes: le système de mesures et le calendrier julien


La religion de l'empire
La religion et la justice ne comportaient pas un nivellement profond, nous n'avons pas besoin de le dire, et pourtant, quelle que fût d'ailleurs la tolérance du nouvel État pour les croyances locales et les statuts locaux, la nécessité se faisait sentir et d'un culte commun qui répondit à la nationalité italo-hellénique, et d'une législation générale planant au-dessus des diverses lois municipales. Il les fallait avoir l'un et l'autre, et de fait l'Empire les avait déjà. — Dans le domaine religieux, depuis des siècles s'était produit un travail actif d'assimilation des cultes italiens et grecs, tantôt dans la forme extérieure par la réception, tantôt dans le fond par la fusion, des notions divines ayant cours. Les dieux amorphes de l'Italie s'y prêtant, comme l'on sait, il n'avait jamais été difficile d'associer Jupiter à Zeus, Vénus à Aphrodite, de marier enfin chacune des idées et des croyances latines à son antitype chez les Grecs. Déjà, du moins, dans ses assises principales, la religion italo-hellénique était fondée: le monde latin avait conscience qu'après avoir passé par la nationalité romaine pure, il entrait dans la quasi-nationalité complexe des deux peuples fusionnés; et Varron, par exemple (la preuve en est fournie par lui), dans son traité théologique plus haut mentionné (p. 86), distingue les dieux «communs,» c'est-à-dire, ceux vénérés à la fois par les Grecs et les Romains, des dieux propres à la cité de Rome.

La législation impériale
Venons à la législation. Ici, l'action de l'État s'exerce plus immédiate dans les matières du droit criminel et de police; il suffit d'ailleurs d'une loi intelligente pour donner satisfaction aux besoins juridiques. Dans ce qui était de la mission du législateur, nulle difficulté sérieuse n'empêchait d'atteindre au degré d'uniformité matérielle réclamé par l'unité de l'Empire. En matière civile, au contraire, là où l'initiative se dégage du commerce réciproque, où la législation n'a plus qu'à donner la formule, le droit commun, que le législateur seul eût été impuissant à créer, s'était, en effet et depuis longtemps, sous l'influence qui vient d'être signalée, développé tout naturellement dans le sens même de l'uniformité désirable. Le droit civil de Rome reposait encore sur les règles empruntées au vieux droit latin, telles que la loi des XII Tables les avait reproduites. Les lois postérieures y. avaient successivement introduit un certain nombre d'amendements sollicités par l'expérience des temps: l'un d'eux, le plus important à coup sûr, avait consisté à supprimer l'antique et incongrue ouverture du procès par l'échange des phrases sacramentelles imposées aux parties (I, p. 215), y substituant l'Instruction rédigée par écrit, que le magistrat directeur faisait tenir au juge juré unique (la formule proprement dite). Mais, après tout, la législation populaire n'avait fait qu'entasser sur ce fond tombant de vétusté un chaos inextricable de lois spéciales, surannées, oubliées presque toutes et comparables à l'arsenal incommode des statuts de l'Angleterre. Plusieurs tentatives heureuses de rédaction scientifique et systématique avaient ouvert quelques voies plus faciles et éclairé l'antique labyrinthe (VI, p. 116). Mais il n'était donné à aucun juriste romain, fût-il un Blackstone, de combler les lacunes trop énormes, trop capitales. De cette coutume civile, écrite pour une ville il y avait plus de 400 ans, avec toutes ses annexes diffuses et confuses, comment songer à faire la législation d'un grand État? Le mouvement social se chargea de la besogne.

Le droit civil nouveau ou l'Édit
Depuis de longs siècles déjà, des relations quotidiennes entre Romains et non Romains était sorti un Droit international privé [Jus Gentium, (I, p. 214)], c'est-à-dire, tout un ensemble de règles s'imposant d'elles-mêmes aux rapports mutuels, et suivant lesquelles le juge prononçait à Rome dans toutes les causes où il ne pouvait être décidé ni d'après la loi civile, ni d'après la loi étrangère; où sans avoir à viser tel ou tel droit particulier, romain, hellénique, phénicien ou autre, on s'en référait aux notions générales à l'usage du commerce humain quelqu'il soit. La jurisprudence nouvelle avait trouvé son point d'appui. D'abord arbitre des rapports juridiques entre Romains, elle mit à la place de l'ancienne loi usée et pratiquement inapplicable, un droit civil de fait et nouveau, véritable compromis entre la loi nationale des XII Tables, et le droit international ou, comme on l'appelait, le droit des gens 38. Dans son application, le juge tenait la main d'ailleurs, sauf les modifications amenées par le temps, aux dispositions de la loi civile dans les matières du mariage, de la famille et des successions. Mais dans toutes les causes relatives aux choses placées dans le commerce, dans toutes les questions de propriété ou d'obligations nées des contrats, il décidait conformément au droit des gens. On le vit même recourir souvent à tel ou tel statut important du droit local provincial, en matière d'usure, par exemple (p. 149), ou de gage hypothécaire. La révolution était grande. Se fit-elle d'un coup ou par essais successifs? Par qui, en quel temps? Eût-elle un seul ou plusieurs auteurs? Jusqu'où pénétra-t-elle dans les relations de la vie civile? Toutes questions auxquelles il est impossible de répondre. Ce que nous savons seulement, c'est que la réforme, comme il est naturel de le penser, est sortie des prétoires de Rome, qu'elle a été tout d'abord écrite dans l'Instruction que le préteur annuel publiait à son entrée en charge, pour servir de règle aux parties, et dans laquelle il consignait à l'avance les principales maximes juridiques qu'il entendait appliquer au cours de son année judiciaire (edictum annuum ou perpetuum prœtoris urbani). Nous savons, aussi que cette même réforme, préparée de longue main par les édits des temps antérieurs avait sûrement atteint son complément dans l'époque actuelle. Théoriquement parlant, la jurisprudence nouvelle était encore abstraite si l'on peut dire, la pensée juridique romaine s'y étant dépouillée de son caractère exclusif et national, autant du moins qu'elle en avait eu conscience. Mais cette jurisprudence était en même temps pratique et positive, en ce sens qu'elle n'allait point se perdre dans le crépuscule nébuleux de l'équité générale, ou dans le pur néant d'un prétendu droit naturel. Placée dans la main d'un magistrat constitué, ayant ses règles préfixes pour l'application concrète à des cas délimités, elle n'était point seulement susceptible de recevoir une formule légale, elle l'avait en partie reçue déjà dans l'Édit annuel publié pour la ville. Elle répondait réellement aux besoins du moment, alors qu'elle offrait à la procédure, aux acquisitions de la propriété, aux contrats, un cadre agrandi et plus commode, tel que l'exigeaient les progrès de la vie civile. Elle était enfin devenue, dans toute l'étendue des territoires romains, le droit commun essentiellement subsidiaire. Car, tandis que les innombrables statuts locaux demeuraient la règle de tous les rapports juridiques en dehors du commerce général, ou des litiges se rattachant aux usages de la vie civile locale entre habitants du même ressort de justice, la juridiction officieuse, en Italie et dans les provinces, se modelant sur l'édit de la ville, non applicable évidemment par lui-même, vidait les instances pécuniaires ou réelles entre justiciables appartenant à des ressorts différents. L'édit prétorien avait alors la place et l'importance que le Droit romain a conquises dans nos institutions allemandes. Chez nous, en effet, le Droit romain est à la fois abstrait et positif, autant du moins que les contraires se concilient; chez nous aussi, comparé à notre vieille jurisprudence, il s'imposa de bonne heure par ses textes d'une adaptation commode à toutes les formes de la vie juridique, et il devint le droit commun auxiliaire des lois civiles locales 39. Seulement la jurisprudence romaine a sur la nôtre un avantage essentiel: tandis que chez nous le Droit subsidiaire est préconçu et artificiellement construit, à Rome le mouvement dénationalisateur dans la jurisprudence, apporte sa formule tout naturellement et à l'heure opportune.

Projets de codification
César trouva les choses en cette situation. Il aurait conçu le projet d'un code nouveau 40. Si le fait est vrai, je tiens pour facile de dire ce qu'il entendait par là. Son code devait uniquement comprendre le droit des civils ou des citoyens romains, et n'eût pu être un code général qu'en un seul sens, c'est à savoir que, renfermant le corps des lois de la nation dominante, lois conformes au temps, il devait s'imposer de lui-même dans tout l'Empire à titre de Droit subsidiaire commun. — Pour les matières criminelles, s'il est vrai que le projet s'étendit à elles, il suffisait d'une révision et d'un remaniement des ordonnances de Sylla. — En matière civile, alors qu'il s'agissait d'un État; dont la nationalité s'appelait l'humanité, la formule nécessaire, la seule admissible, se trouvait écrite dans cet édit du préteur urbain, librement sorti du mouvement juridique des rapports sociaux: il n'était besoin que de lui donner la garantie et la précision légales. La loi Cornelia, de l'an 687 [67 av. J.-C.], avait fait le premier pas dans cette voie, en prescrivant au préteur de s'en tenir fidèlement aux maximes proclamées par lui à son entrée en charge, et en lui faisant défense d'appliquer une autre règle (VI, p. 318), prescription sage qu'il faut mettre à côté de la loi des XII Tables, et qui, pour la fixation du Droit civil nouveau, avait toute l'importance de celle-ci pour la fixation du Droit ancien. Mais s'il est vrai que depuis le plébiscite Cornélien, l'édit n'était plus subordonné au juge; si le juge, au contraire, était légalement au-dessous de l'édit; et si dans la pratique, et dans l'enseignement de la jurisprudence, le code du préteur avait refoulé le vieux droit civil, chaque préteur, à son entrée en judicature, n'en demeurait pas moins le maître de changer du tout au tout et arbitrairement l'édit de son prédécesseur: par suite, la loi des XII Tables, avec ses annexes, avait encore, en la forme, la prédominance sur le Droit prétorien; si bien qu'en cas d'antinomie, la disposition ancienne du Droit civil étant écartée par l'intervention arbitraire du magistrat, il en résultait, à prendre les choses au pied de la lettre, une violation du Droit écrit. Quant à l'application subsidiaire de l'édit dans le prétoire des étrangers à Rome et dans les divers tribunaux des provinces, elle dépendait absolument du bon plaisir du magistrat suprême. De là, pour César la nécessité de décréter l'abrogation définitive de la vieille loi civile, dans toutes celles de ses dispositions qui n'avaient point passé dans la loi nouvelle; de là la nécessité d'une juste limite à poser à l'abus des modifications arbitraires du fait du magistrat annuel, enfin d'une règle à poser aussi pour l'application subsidiaire du code césarien à côté des statuts locaux. J'ajoute que, comme il n'en pouvait être autrement, tel a été assurément le plan de César. Ce plan, le temps manqua pour sa mise à exécution; et l'on vit pendant six siècles encore se perpétuer dans la jurisprudence un état transitoire fâcheux, jusqu'au jour où l'indispensable réforme, incomplète, il est vrai, sortit des mains de l'un des successeurs de César, l'empereur Justinien 41.




Notes
38. Ou mieux; le Droit des peuples. Les mots Jus gentium ne signifient pas autre chose.
39. En Allemagne le Droit romain est droit écrit et a force de loi auxiliaire commune, là où le Droit civil local. (Landrecht) est muet. Il est plus que la raison écrite subsidiaire; il est enfin ce qu'il était dans nos provinces françaises de Droit écrit. A ce compte il est l'objet d'une étude pratique et vivante autrement approfondie qu'en France. — V. Savigny, Traité du Droit romain: — Windscheid. Lchrbuch des Pandektenrechts (Traité du Dr. des Pandectes), 3 v, Dusseldorff, 1867. — Ihering, Geist des r. Rechts (Esprit du Dr. r.), 3 vol. Leipzig, 1866, etc.]
40. «Destinabat... jus civile ad certum modum redigère, atque ex immensa legum copia optima quæque et necessaria in paucissimos conferre libros» (Suet. Cœs. 44). Déjà Cicéron avait fait, pour son propre usage, un résumé méthodique des lois. Gell. 1, 22
41. Avant Justinien, quelques tentatives de codification eurent lieu; et le code de Théodose lui avait frayé la voie.

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