Droits ou bonheur des enfants

Jacques Dufresne

Après un rappel de l’histoire de l’enfant et de la famille permettant de mieux comprendre la migration des enfants d’aujourd’hui vers les médias sociaux, Jacques Dufresne soulève des questions de fond en rapport avec les travaux de la « Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse ». Il se demande si le respect des droits des enfants, au moyen de lois et de programmes étatiques, est la meilleure façon d’assurer leur bonheur, s’il ne faudrait pas d’abord, à cette fin, tenter de restaurer le tissu social.

La socialisation des enfants via les écrans est incontestablement l’une des caractéristiques du temps présent. Nous faisons nous-mêmes état, dans cette lettre, des risques que cela comporte. Mais ne serait-ce que pour pouvoir limiter ces risques, il nous faut bien comprendre le phénomène dans son ensemble.  Voici à ce propos une hypothèse que des auteurs plus éclairés que moi ont sans doute déjà formulée : la famille nucléaire et l’école qui la prolonge n’étaient-elles pas secrètement perçues par les enfants comme des cages dont il leur fallait s’échapper.

Cette hypothèse s’est imposée à moi à la relecture d’un classique, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime [1]de Philippe Ariès. En voici un extrait :

« L’historien qui parcourt les documents iconographiques avec le souci d’y retrouver ce frémissement de la vie qu’il éprouve lui-même dans sa propre existence, s’étonne de la rareté, au moins jusqu’au XVIe siècle, des scènes d’intérieur et de famille. Il doit les découvrir à la loupe, et les interpréter à renfort d’hypothèses. Au contraire il fait tout de suite connaissance avec le principal personnage de cette imagerie, aussi essentiel que le chœur dans le théâtre antique : la foule, non pas la foule massive et anonyme de nos villes surpeuplées, mais l’assemblée, dans la rue ou dans des lieux publics (comme les églises), des voisins, des bonnes femmes et enfants, nombreux mais pas étrangers l’un à l’autre — une bigarrure familière assez semblable à celle qui anime aujourd’hui les souks des villes arabes, ou encore les cours des villes méditerranéennes à l’heure de la promenade du soir. Tout se passe comme si chacun était dehors au lieu de rester à la maison : scènes de rues et de marchés, de jeux et de métiers, d’armes ou de cours, d’églises ou de supplices. Dans la rue, dans les champs, à l’extérieur, en public, au milieu d’une collectivité nombreuse, c’est là qu’on a tendance à situer naturellement les événements ou les personnes qu’on veut représenter. L’idée se dégagera, d’isoler des portraits individuels ou familiaux. Mais l’importance que nous avons accordée dans ces pages à ces essais ne doit pas nous masquer combien ils furent à l’origine rares et timides. L’essentiel restera longtemps, jusqu’au XVIIe siècle, époque où l’iconographie familiale deviendra très abondante, la représentation de la vie extérieure et publique. Cette impression très générale qui frappe l’historien dès son contact avec les documents iconographiques, correspond sans doute à une très profonde réalité. La vie d’autrefois, jusqu’au XVIIe siècle, se passait en public ; nous avons donné bien des exemples de l’emprise de la société. »

Il me semble qu’à Ste-Élisabeth de Joliette, le village québécois de 1700 habitants où j’ai grandi entre 1941 et 1953 nous étions encore assez proches de cette mentalité : toujours dehors, y compris à l’heure du chapelet en famille, la plupart du temps sans surveillance, avec toutes les joies, toutes les peurs, toutes les audaces, tous les risques et tous les émerveillements qu’une telle liberté pouvait comporter. La rue nous appartenait, la voiture n’en ayant pas encore le monopole, et les chevaux, nous disait-on, évitant d’écraser de leurs pattes le corps d’un enfant imprudent.

Pour la première fois de ma vie, j’ai craint l’éventuelle intervention d’un extraterrestre appelé policier le jour où, avec des camarades nous avons, au moyen d’un grand miroir, aveuglé des automobilistes entrant dans notre chasse gardée. Il me plaît aujourd’hui de penser que notre inconscient faisait bien les choses : nous défendions un mode de vie sur le point de s’effondrer. Peu après, un juke box installé dans le restaurant du coin déverserait sur nous la musique commerciale américaine et la télévision réduirait nos heures de vagabondage à la fois social et écologique, car la nature était le sanctuaire de nos libertés. Je me souviens d’avoir été entraîné par des aînés aux intentions douteuses dans une érablière lointaine et, effrayé par les lieux et par les menaces diffuses qui planaient sur moi, d’être rentré à la maison dans une course effrénée de près de deux kilomètres. [2]

Chacun sait ce qui s’est passé ensuite dans nos sociétés. Ai-je tort de penser que las d’être partout sous surveillance, dans le sous-sol du bungalow, à la garderie, puis à l’école et dans les sports organisés de l’extérieur, les enfants se sont précipités dans les médias sociaux, retrouvant ainsi, artificiellement, une sociabilité perdue, mais encore inscrite dans leur nature? Avec la complicité d’adultes qui y trouvaient quelques avantages pour eux-mêmes, l’enfant sous perfusion médiatique étant protégé contre une société réelle comportant, à leurs yeux, trop de risques pour des petits rois dont ils voulaient d’abord assurer la sécurité et non la liberté.

La vaste cage médiatique où se réfugient les enfants n’est-elle pas plus contraignante que les cages institutionnelles qui les enferment ?  N’en faisons pas une théorie. Arrêtons-nous plutôt à un autre aspect de la question : l’enrégimentement des enfants dans la performance, la planification de leur vie, avec l’adhésion inavouée à une philosophie selon laquelle la vie humaine s’apparente plus au fonctionnement d’une machine unidimensionnelle, notamment dans les sports, qu’à la croissance d’un être vivant inspiré.

Cette question n’est-elle pas au cœur de l’anxiété des enfants face au réchauffement climatique? N’ont-ils pas le pressentiment que l’existence à laquelle on les invite et qu’ils se promettent à eux-mêmes est la cause profonde du mal qui leur inspire tant de crainte ?

Cela nous ramène par une voie indirecte à la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse qui vient de commencer ses auditions au Québec.  Il est à craindre qu’avec les meilleures intentions du monde, on aboutisse à la conclusion que de nouvelles lois et de nouveaux programmes étatiques règleraient les problèmes. Comment faire autrement dans un contexte social où l’objectif est d’assurer le bien des enfants par des méthodes efficaces. Efficacité, à court terme, c’est là toutefois que les difficultés commencent. On pourrait sans doute redresser les statistiques de la prise en charge par les services étatiques, mais la vie sociale en serait-elle enrichie et les enfants plus heureux ?

Bonheur de l'enfant

Reste la grande question oubliée : en quoi le bonheur d’un enfant consiste-t-il ? J’estime avoir eu une enfance idyllique. Elle fut pourtant marquée de quelques harcèlements qui auraient pu dégénérer en violence si je ne m’étais pas défendu énergiquement ; et de quelques accidents assez graves pour semer l’inquiétude dans le voisinage : chute du haut d’un arbre, passage sous les pneus d’une charrette tirée par un cheval qui avait eu l’amabilité de ne pas m’écraser, etc. Et pourtant, je vivais heureux : je faisais partie d’un tissu social, je connaissais tout le monde et tout le monde me connaissait. Les adultes ne se souciaient guère de gérer la harde de jeunes caribous que nous étions. Nos équipes de hockey, nous devions les former nous-mêmes, sûrs à l’avance d’échouer une fois sur deux et le plus souvent, réduits à rassembler en deux camps hétéroclites les champions de tous les âges présents sur la patinoire. Le plaisir de jouer l’emportait alors sur la volonté de performer, l’émulation sur la compétition.

Mille facteurs ont transformé cette société conviviale en une société industrielle où les voisins de longue date sont de plus en plus rares, ce qui, tout le monde en convient, rend nécessaire l’intervention de l’État pour éviter des tragédies comme celle de mort d’une fillette de 7 ans à Granby le printemps dernier. Outre qu’il s’agit-là d’un succédané et non d’une guérison du tissu social, il faut noter que de telles interventions, fondées sur des lois, ont des effets pervers pouvant aggraver la situation des enfants malheureux. Dans son article de la présente Lettre, le pédopsychiatre Jacques Thivierge donne des exemples de ces effets pervers.

L’heure n’est-elle pas venue pour nos gouvernants de mettre l’accent sur des interventions fines destinées à soutenir la résilience du tissu social ? Le rapprochement des générations dans une même maison ou un même quartier, la revitalisation des ruelles, le rétablissement du commerce de proximité sont autant d’exemples de mesures subtiles ayant un effet heureux à la fois sur l’environnement et sur le tissu social. Heureux mais difficilement mesurable et, surtout, n’offrant aucune garantie d’une éradication des poussées de violence dans les êtres humains, enfants et adultes confondus.

Là se trouve l’essentiel : à une société dont les membres cèdent à leurs passions tout simplement parce qu’ils sont vivants, voulons-nous substituer une société parfaitement contrôlée par des techniques emprisonnant chacun de ses membres? J’ai évoqué une enfance heureuse, en dépit et en raison même des écarts de conduite qui faisaient aussi partie de ma communauté. Préférons-nous médicaliser et judiciariser la même société pour la rapprocher de la perfection par des moyens extérieurs ? Nos sociétés ont besoin d’inspiration et non de nouvelles doses d’ingénierie. Nous invitons ceux que cette approche intéresse à revisiter nos dossiers sur l’hippocratisme social.



[1] Éditions du Seuil, Paris, 1975, p.295

[2] Voici à ce propos un extrait de mon livre La raison et la vie, disponible en librairie à compter du 11 novembre 2019. «Je suis né le 1er août 1941, dans le village de Sainte-Élisabeth, à quelques kilomètres de Joliette dans la région de Lanaudière. Mes parents étaient gérants d’une coopérative laitière. Nous habitions à l’étage, la beurrerie était au rez-de-chaussée. Enfant, j’y étais admis. Pendant la belle saison, les cultivateurs apportaient leur crème et celle de leurs voisins à tour de rôle. Je les connaissais tous, ils me connaissaient tous. Je connaissais aussi leur femme et leurs enfants parce que je faisais souvent la livraison du pain avec le boulanger dans la campagne environnant le village. Le dimanche à l’église, je revoyais tous ces visages familiers. Toute ma vie, j’aborderai les autres avec une confiance parfois naïve, mais rarement déçue.

Les autres, quels qu’ils soient. Il m’arrivait, enfant, de faire office de vendeur à la beurrerie. Un client s’est un jour intéressé d’un peu trop près à ma personne. Rien de grave. Je me suis tout de même empressé de raconter l’histoire à mes parents. Quand ils ont su qui était l’original personnage, ils ont ri, comme s’ils avaient eu la certitude qu’il ne pouvait pas aller au-delà d’une tentative avortée ! L’affaire était classée. Je n’ai aucun souvenir d’une quelconque dureté de coeur à l’égard des voisins différents. Nos parents étaient discrets en cette matière, mais ils savaient être à la fois tolérants à l’endroit de tous les autres membres de la communauté et protecteurs pour leurs enfants. Si tel comportement était, au confessionnal, un péché, cette faute était pardonnée par la société, y compris par les autorités religieuses. Dans mon village.

Un procès pour mauvaises moeurs n’était imaginable que dans des cas extrêmes. La pression sociale était en revanche très forte et le charivari autorisé. Tel vieil homme avait, entre autres mauvaises réputations, celle d’être voleur. Chaque automne, un soir, les enfants du village se rassemblaient autour de sa maison pour un cérémonial qu’on aurait pu appeler le jeu du châtiment. À une épingle fixée au bord d’une fenêtre, nous attachions un fil que nous déroulions jusqu’au fossé le plus proche. Et là, bien à l’abri, nous frottions un morceau d’arcanson contre le fil. Il en résultait un bruit infernal dans la maison. Suite à quoi, le vieil homme sortait sur son balcon et, utilisant sa canne en guise de fusil, faisait mine de tirer sur nous. Ce qui nous effrayait et amusait les adultes qui assistaient à cette pièce de théâtre.

 

 

 

 

 

 

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