Désir, Dieu, religions

Jacques Dufresne


 « On ne conteste que des choses séparées de leur contexte. […] Remède : faire des synthèses au lieu de dénigrer des éléments disjoints par l’analyse. » G.Thibon, Le voile et le masque.

 Est-ce la fin? Vague après vague, l’Église catholique se brise contre le mur d’une opinion publique de plus en plus hostile aux crimes commis par un trop grand nombre de prêtres pédophiles, partout dans le monde.

Avant d’en conclure que cette crise marque l’agonie d’une histoire de 2000 ans, il faut noter qu’il s’agit là justement d’une histoire : celle du rapport au corps, étroitement reliée à celle de la Grèce antique et de l’Empire romain. Que tant de religieux de cet Empire, représentant tant de peuples, aient adhéré à des doctrines et des pratiques ascétiques avec encore plus d’enthousiasme que nous en mettons aujourd’hui à les discréditer, c’est un fait qu’il faut connaître et comprendre ne serait-ce que pour réduire les risques d’en reproduire les excès1 sans avoir tiré des leçons de son existence même.

 Je vous propose sur cette histoire quelques questions qui me sont inspirées, est-ce un hasard, par mes lectures de l’été : deux romans historiques de Jean Marcel, un savant ouvrage collectif et interdisciplinaire intitulé Qu’est-ce que l’érotisme (Liber 2018), un article d’Hélène Laberge, La sexualité à travers les âges, un essai intempestif de Michel Morin, Dieu et Désir, (Herbes rouges 2018) et enfin une relecture celle du Saint François (Plon 1925) de Chesterton. Au moment où j’achevais le présent article, j’ai reçu un livre, Le Dieu de Tobie (Fides 2018) qui ajoute un nouvel éclairage.

Jean Marcel

Lu : Hypatie ou la fin des dieux (Leméac 1989) puis Jérôme ou la traduction (Leméac 1990). Ce sont les deux premiers volets du Triptyque des Temps perdus, le troisième étant Sidoine ou la dernière fête. Je reviendrai dans un prochain article sur ces trois livres que je considère comme un sommet méconnu de la littérature québécoise.

À ma courte honte, je viens seulement de d’achever la lecture d’Hypatie alors que j’avais reçu ce livre en service presse au moment de sa parution, avec une dédicace à mon intention. Un livre que j’ai feuilleté je ne sais combien de fois, pressentant que je devrais me rendre un jour disponible pour lui accorder toute l’attention qu’il mérite. Ce jour est venu récemment. On va vers certains livres par des commencements sans fins. Comme si on craignait le choc de je ne sais quelle beauté pure et sans mélange. Ce choc, Jean Marcel l’avait lui-même subi. « Pourquoi tant de beautés font-elles en moi tant de douleurs?

La mathématicienne et philosophe Hypatie (360-415) est la dernière étoile dans le ciel de la Grèce antique. Elle est morte sous les coups de moines sortis de leur désert des environs d’Alexandrie pour détruire les derniers vestiges du paganisme, la bibliothèque et Hypatie, qui en fut le dernier témoin illustre. Aux premières pages, j’ai craint un instant d’entendre un autre cri de révolte d’un Québécois de la révolution tranquille.

Il s’agit plutôt d’un regard impartial et érudit jeté sur les deux camps qui s’affrontaient à un moment crucial de l’histoire.

Le rapport avec l’époque actuelle est toutefois manifeste quoique complexe. Quand Jean Marcel déplore la fin des dieux, il semble guidé par le pressentiment que lui inspirera bientôt la fin du Dieu, fin étroitement associée à ce qui ressemble fort à une renaissance du paganisme décadent. Cela dit, Jean Marcel est bien conscient du fait que le monachisme du début de l’ère chrétienne est pour une bonne part une hellénisation du message évangélique, ce qui l’incite à reporter sur la religion naissante son admiration pour la Grèce de Platon et de Plotin. D’où son regard respectueux sur les cénobites et autres fous du Dieu transcendant et pur, auquel aspirent des âmes enfermées dans un corps qu’elles perçoivent comme un tombeau.

Voici un passage où Jean Marcel nous donne à entendre que la fin du Dieu pourrait ressembler à celle de la fin des dieux. Il est tiré d’une lettre d’Hypatie à Synésios, son disciple préféré, pourtant devenu évêque :

 « Les dieux se meurent, Synésios. Je n'ai que toi à qui le dire. Eux-mêmes n'entendent plus. Nos dieux, nos dieux faits de poèmes et de lumière, les aurais-tu oubliés ? S'ils viennent à disparaître, alors nous disparaîtrons avec eux, et la grande Grèce éternelle ne sera bientôt faite que de ces sentiments simples que provoquent chez les barbares ses victoires et ses défaites. Ah! l'indicible détresse des choses qui s'achèvent! Synésios, pitié pour les dieux! Implore le tien, s'il le faut, afin qu'ils vivent encore un peu. Sans eux la vie de l'univers ne sera plus qu'une tache noire ajoutée à un peu d’obscurité » (p.56)

Qui étaient donc ces moines qui avaient renoncé aux plaisirs dont les dieux leur donnaient l’exemple? Qui était ce Philamon cherchant refuge dans les ruines d’un monastère au sommet d’une montagne? Décréter qu’il était dans l’illusion c’est faire œuvre de psychologue et non d’historien.

«Monachos, en grec solitaire, d'où vient le mot de moine, n'est pas seulement le nom que l'on a donné, dans la tradition, à celui « qui vit seul » du seul fait qu'il vive ainsi, tout solitaire n'étant pas nécessairement moine ; il est plus profondément la désignation de celui qui cherche et s'efforce de trouver son unité particulière avant de la joindre à l'Unité suprême où tout s'abîme de toute éternité. Ce n'était pas cette force qui le menait à cet instant, il le savait bien — ou plutôt n'osait pas même savoir. Non plus qu'une force contraire, qui eût été la tentation de la démesure. » (p.17)

On peut penser le plus grand mal de ce mépris de la chair tout en l’associant à un mépris de la nature dont nous mesurons aujourd’hui les effets. Plusieurs de mes auteurs préférés l’on fait : Nietzsche, Klages, et même le chrétien Max Scheler. C’est, disait ce dernier, « parce qu’ils ont fait de la terre un lieu de passage, d’exil, une vallée de larmes que l’on pleure tant sur elle en ce moment.»

Cela ne nous dispense pas de comprendre ce phénomène ayant aussi marqué une grande partie de l’Orient, cet orient qui fut sans doute sa source. Comprendre, c’est précisément ce que s’efforce de faire Jean Marcel, en nous présentant par exemple ces riches romaines qui renonçaient à leurs surabondantes voluptés pour suivre saint Jérôme dans ses déserts. On ne peut tout de même pas imputer leur choix à l’hostilité que leur inspirait, comme à nous aujourd’hui, la tradition judéo chrétienne.

Le saint François de Chesterton

Né dans une Angleterre darwinienne, à la fin d’un siècle romantique, bon vivant lui-même, Chesterton avait toutes les raisons du monde de se méfier de l’ascétisme et de la vallée de larmes, y compris dans le cas de saint François. Tout avait commencé à Rome par la réaction des chrétiens « à un culte de la nature produisant inévitablement des choses contre nature. » Exemple : « le sadisme de Néron effrontément dressé dans la pleine lumière du jour. » (p.31)

D’autres avant Chesterton, Renan en France et Matthew Arnold en Angleterre, avaient su présenter un saint François susceptible de plaire aux contemporains : ami de la terre et des animaux, opposé aux croisades, proche des pauvres, soucieux d’égalité. Ils avaient toutefois mis entre parenthèses l’ascétisme du même saint, le considérant comme un vestige d’un passé révolu. L’interprétation que donne Chesterton du jeune jouisseur devenu ascète sans perdre son esprit de troubadour mérite le détour d’une longue citation :

«. Il fut, jusqu'aux dernières angoisses de l'ascétisme, un troubadour. Il fut un amoureux. Il fut un amoureux de Dieu ; et il fut réellement et véritablement un amoureux des hommes ; ce qui est peut-être une vocation mystique beaucoup plus rare. Un amoureux des hommes est à peu près le contraire d'un philanthrope ; en vérité le pédantisme du mot grec porte en soi comme une espèce de satire. On peut dire d'un philanthrope qu'il aime les anthropoïdes. Or, de même que saint François n'aimait pas l'humanité mais les hommes, de même i l n'aimait pas le christianisme mais le Christ. Dites, si vous le pensez, que c'était un fou, amoureux d'un être imaginaire, mais d'un être imaginaire, non pas d'une idée imaginaire. Et là où le lecteur moderne est le plus sûr de trouver la clef de l'ascétisme et de tout ce qu'il ne comprend pas, c'est dans les histoires d'amour, lorsque les amoureux y ressemblent assez à des fous. Racontez l'histoire comme celle d'un troubadour, et de toutes les folies qu'il fait pour sa dame, et toute l'incompréhension moderne disparaît. Dans ce roman-là, nulle contradiction entre le poète qui cueille des fleurs au soleil, et qui s'impose une veille glaciale dans la neige, qui célèbre toute beauté terrestre et charnelle, puis refuse de manger, qui glorifie l'or et la pourpre, et s'habille perversement de guenilles, qui montre pathétiquement à la fois l’appétit d’une vie heureuse et la soif d’une mort héroïque. » (p.13)

Qu'est-ce que l'érotisme?

Il faut aussi comprendre le rapport actuel au corps, et la sexualité en particulier, pour pouvoir comparer les deux mondes que sont les débuts de l’ère chrétienne et ce qui aujourd’hui a les apparences de sa fin. L’ouvrage collectif Qu’est-ce que l’érotisme, un traité de 450 pages denses arrive à point. Tout s’y trouve depuis la perspective historique, jusqu’à la neurobiologie, en passant par les sciences humaines. Les premiers articles « L’érotisme dans les philosophies antiques » de Francisco J. Gonzalez et « Les aléas d’éros et d’agapè » d’Éric Volant nous plongent au cœur de notre sujet.

Voici un autre livre auquel nous reviendrons en cours d’année. Comme le montre bien Valéry Daoust dans son article sur «xLa politique de l’éros dans les courants politiques occidentaux », l’idée d’une intelligence, souvent appelée raison qui doit régner sur le corps, a perduré sous des formes diverses depuis les anciens grecs jusqu’à Wilhelm Reich au XXème siècle. Cette idée, proche de celle voulant qu’au fond de l’homme subsiste une étincelle divine qui aspire à remonter à sa source, disparaît-elle en ce moment? Au profit de quoi? D’un seul souci hédoniste : « comment vivre sa vie dans l’ordre des plaisirs? »

À noter, cette remarque d’Éric Volant : « les raisonnements des théologiens ont peu inquiété le peuple qui semble avoir vécu jusqu’au quinzième siècle d’une manière joyeuse et sexuellement affirmée. » (p. 38)

La sexualité à travers les âges

Comme nous le rappelle Hélène Laberge dans un article de l’Encyclopédie de l’Agora, La sexualité à travers les âges, la différence entre les mœurs et les théories savantes des théologiens et des philosophes est bien mise en relief par l’histoire des mentalités : Philippe Ariès, pour illustrer ce qu'il entend par mentalité, raconte, à partir d'une anecdote citée par Lucien Febvre, que François Ier quittait au petit matin la chambre de sa maîtresse pour assister dévotement à la messe. Cette juxtaposition, pour ainsi dire, de deux comportements, l'absence apparente de cohérence entre l'un et l'autre nous étonnent. « Aujourd’hui, commente Ariès, la quasi-simultanéité d'émotions contradictoires n'est plus tolérée par l'opinion commune. » Et il en conclut que nous touchons là « le changement de mentalités » intervenu entre nos prédécesseurs et nous. « Ce n'est pas tant que nous n'ayons plus les mêmes valeurs, mais les réflexes élémentaires ne sont plus les mêmes. »

Danger de l’ignorance, du présentisme et des vues de l’esprit dans l’interprétation des phénomènes de ce genre. Selon les mœurs actuelles, le roi Louis XIII serait passible de prison :

« L’une des lois non écrites de notre morale contemporaine, dit Ariès, la plus impérieuse et la plus respectée, exige que les adultes s'abstiennent devant les enfants de toute allusion, surtout plaisante, aux choses sexuelles. Ce sentiment était bien étranger à l'ancienne société. Le lecteur moderne du journal où le médecin du roi, Héroard, consigne de petits faits de la vie du jeune Louis XIII est confondu de la liberté avec laquelle on traitait les enfants, de la grossièreté des plaisanteries, de l'indécence de gestes dont la publicité ne choquait personne et qui paraissaient naturels .  Héroard décrit les jeux auxquels on se livrait avec le royal enfant. On voit la reine sa mère, en présence du roi son père, mettre la main à ce que les anciens appelaient gentiment la « guillery » de son fils (qui a trois ans) en lui disant: « Mon fils, j'ai pris votre bec 4 ». Quand le roi dit à son fils en désignant Mme de Monglat, sa gouvernante: « Voilà (Mme de Monglat) qui accouche », l'enfant « part soudain et se va mettre entre les jambes de la reine. ». D'autres plaisanteries du même genre montrent que le petit, en couchant avec sa nourrice et son mari (on sait que sous l'Ancien Régime les enfants couchaient tous ensemble sans différenciation de sexe et couchaient aussi avec les adultes, serviteurs, parents, etc.), a assisté à leurs ébats nocturnes dont il donne une description qui, toute naïve qu'elle soit, est sans équivoque.»

Quand on lit les Dames galantes de Brantôme ou les Contes de La Fontaine avec à l’esprit le souvenir de ces mœurs, on en vient à penser que le risque d’un retour à la Rome lascive et décadente rendait nécessaire un certain contrôle des pulsions. La plus saine truculence ne risque-t-elle pas de dégénérer en sexualisme?

«Pour Élias, tout le processus civilisateur à l'œuvre depuis la Renaissance va dans le sens d'un refoulement des pulsions. Et, en ce qui concerne l'éducation de l'enfant, Philippe Ariès soutient la même thèse. Les deux historiens reconnaissent donc implicitement l'existence d'une vitalité sexuelle telle que les moralistes émirent progressivement, à partir du XVe siècle, des règles en vue de l'endiguer.»

Mystère du lien entre les mœurs et les morales! Ce que j’ai pu observer dans mon village natal confirme les vues de nos deux historiens. Cinquante pour cent des femmes étaient enceintes au moment de leur mariage. Quant à tel voisin ou telle voisine, dont les mœurs ressemblaient à celles de François Ier, tous les enfers dont ils étaient menacés parvenaient tout juste à les refroidir pendant la Semaine sainte. Dans d’autres milieux plus civilisés, les mêmes admonestations provoqueront des névroses, mais gardons-nous de confondre ces époques et ces milieux.

À la fin de son article Hélène Laberge se demande si nous ne sommes-nous donc condamnés à osciller entre le puritanisme et le sexisme? « Dans le puritanisme, on coupe, on isole le sexe du reste pour le refouler. On fait de l'homme un esprit sans sexe. Dans le sexualisme, on isole le sexe pour le magnifier: il devient tout le reste. On fait de l'homme un sexe sans esprit.»

Dieu et Désir

Dans ce livre inégal, mais avec des sommets justifiant les vallées, tantôt de larmes tantôt de rires, je trouve une réponse à la question d’Hélène Laberge.

Notre ami Agusti Nicolau Coll, mort en Catalogne le printemps dernier, venait de retourner dans son pays natal avec l’espoir de pouvoir y achever le grand projet de sa vie : un dialogue entre F. Nietzsche et Simone Weil. C’est aussi ce que tente de faire Michel Morin dans son dernier livre. Simone Weil détestait Nietzsche et ce dernier s’il l’avait connue l’aurait sans doute rangée parmi les hallucinés de l’arrière-monde, même si elle s’interdisait d’imaginer une immortalité personnelle. Elle est l’héritière de deux dualismes, celui de Platon et celui de Descartes, tandis que Nietzsche pousse le monisme au point de présenter l’âme comme un appendice du corps, un Etwas am Leibe. Les faire dialoguer, l’entreprise paraissait déjà bien difficile, mais comment les faire graviter autour d’un même Désir et d’un même Dieu, d’un Dieu première évidence, comme pour Descartes, première présence, mais aussi et d’abord première absence.  Michel Morin l’évoque avec les accents de la prière des morts, De profundis clamavi ad te.

« Que je me sente « abandonné » par Dieu manifeste ma foi en même temps que mon désespoir. Que je ne croie plus en « rien » et m'en désespère fait luire ce « rien » de la lumière de l'Absolu. Car l'homme n'est rien, Socrate l'avait bien compris, et après lui Pascal, sans Dieu. C'est de ce rien que j'éprouve et qui, sans cesse, mine et siphonne mon «je », de ce « désert » en moi, qu'un cri peut s'échapper auquel fera peut-être écho une * Parole inconnue mais troublante par sa puissance, c'est-à-dire par sa densité d’être : Ce cri qui s'arrache au rien, n'est-ce pas l'antidote le plus radical au nihilisme, cette religion du rien ?» (p.32)

 

Quant à l’homme.il ne vaut que par ce cri. « Or, l'homme ne vaut que par ce qu'il n 'est pas, n'a pas, par le désir qui l'habite, tel un feu, de poursuivre l'inatteignable en vue duquel il est prêt à sacri­fier ce qui l’attache à la vie immédiate. »

Nous voilà proche de l’ascétisme sinon du puritanisme, bien loin de l’unité qui permettrait de surmonter la contradiction entre le puritanisme et le sexisme. Comment Nietzsche, de son côté, pourrait-il échapper au sexisme lui pour qui l’homme est son corps ? Ce corps est vivant, d’une vie qui n’est pas réductible à une machine, qui a un souffle, un élan, dirait Bergson.

« Si on comprend que l'âme ou l'esprit est d'abord souffle (inspiration), il n'y a plus contradiction avec le corps. C'est un « corps/esprit » devenu figé sous l'emprise d'un « moi » également figé, qui se trouve ébranlé par un corps/esprit réinsufflé, le privilège reconnu au « corps » chez Nietzsche pouvant s'entendre comme un privilège reconnu au « vivant », ce « corps créateur » qu'il appellera « soi ». Un corps/esprit créateur s'oppose à un composé figé où l’ « esprit » se présente comme « dominant », mais alors on doit supposer que ce caractère dominant tient à ce qu'il n'est plus qu'une figure devenue figée de l'esprit. […] Opposer le « corps » à l'esprit, c'est opposer le vivant, le souffle, l'animation du vivant, à un « moi » figé qui se fait passer pour l'esprit, voire pour la « raison » (p.41)

Aussitôt qu’il se place dans le sillage de Simone Weil, Michel Morin semble contredire ses propos sur Nietzsche. « Biologiser le désir, telle est la vraie maladie » (p.127) affirme-t-il sans sourciller. Et ailleurs : « L’homme n'est pas de ce monde : d'où l'âme. Plus on le biologise, plus on s'acharne à le réduire en l'enfermant dans un corps, plus l'âme gémit, cherche à \ s'échapper. » (p.111)

C’est le chapitre intitulé Le frémissement de l’incarnation qui contient la synthèse. « Sentir l’être sacré frémir dans l’être cher. » Morin ne cite pas ce vers de Hugo, mais la même intuition est son leitmotiv. « L’âme frémit à même la faille. Elle s'émeut. Elle tremble de désir. C'est ainsi qu'elle existe. » (p.39)

De là un amour qui est par-delà le puritanisme et le sexisme par-delà aussi le bien et mal, cela semble du moins être le souhait de Michel Morin.

« La chair est vibration, frémissement... (de lumière, d'absolu, du sein de la précarité).

« L'incarnation sera toujours un mystère. Se pourrait-il que le sexuel ne soit pas sans rapport avec l’absolu ? N'est-ce pas ce qui se trouve intuitionné chez Platon (dans Le banquet et Phèdre) ? Dès lors, pourquoi ce rejet au nom de l’absolu ?

« On se croit attiré vers un corps. Qu'est-ce à dire ? N'est-ce pas plutôt cette lueur qui brille dans les yeux à travers les paupières frémissantes ?

« La palpitation, le frémissement, le tremblement annoncent ce qu'il y a d'autre dans la chair, l’autre en voie d'incarnation. Et les pleurs... et les rires, tout ce qui secoue, ébranle la carcasse. » (p.251)

Même frémissement chez Nietzche : « Que votre amour soit de la compassion pour des dieux souffrants et voilés » (Zarathoustra

La raison rachetée par la poésie, ou plutôt élevée jusqu’à elle et jusqu’au mysticisme. Nietzche encore : « Quand le scepticisme s’allie au désir, naît le mysticisme. »

Vide désir, attente, patience attention…descente de Dieu, Michel Morin a bien compris Simone Weil. Il semble aussi avoir compris Nietzsche. Dans quelle mesure les a-t-il rapprochés?

Le Dieu de Tobie, de Raphaël Thomas

Si tout est frémissement dans le livre de Michel Morin, tout est raisonnement dans celui de de Raphaël Thomas, un pseudonyme pour un disciple contemporain de Condorcet. Dans ce roman à la fois naturaliste et théologique, le message passe avec force : pourquoi invoquer Dieu, faire appel à sa grâce pour sauver l’homme et la planète quand on sait que la nature enferme, sous la forme de l’empathie, pour ce qui est de l’homme, l’équivalent de l’amour dont il est question dans les évangiles? Et pourquoi enchaîner ce sentiment à des religions qui le transformeront en violence? Le protestantisme n’a-t-il pas ouvert la voie au rapport direct de l’individu avec Dieu? Cette tendance n’atteint-elle pas son apogée en ce moment où les spiritualités hors institution semblent avoir la faveur du grand nombre? Et pourquoi même utiliser ce mot Dieu si galvaudé par les religions, alors que l’on pourrait, dans un élan vers la solidarité universelle, le remplacer par le mot Source, lequel évoque aussi bien le non expliqué de la nature que le mystère divin des croyants?

Dans le roman, Tobie est un jeune homosexuel croyant dont on découvrira par la suite qu’il est l’ingénieur en chef d’un parlement mondial des religions fort de plus de deux millions de membres dans le monde. Le mot ingénieur s’impose car la grande opération (sic) de conversion à la solidarité universelle est présentée comme la planification du lancement d’une fusée. Dans les locaux du puissant et richissime Tobie on se croirait à Cap Canaveral, ils sont remplis d’experts, mot qui revient dans le livre à la manière d’un mantra.

La grande opération échoue suite à la mort tragique de Tobie, provoquée par une trahison de Jabar, principal représentant des musulmans dans son organisation. Si c’est pour expliquer cet échec que l’auteur a eu recours à l’allégorie de Cap Carnaveral, on peut le comprendre, mais si, comme on est tenté de le croire, le procédé mécanique qui se déroule tout au long du roman, est l’évangile de la nouvelle solidarité universelle, l’auteur se réfute lui-même plus efficacement que ne saurait le faire le critique le plus sévère.

Raphaël a beau reprocher aux religions de miser sur l’autorité pour s’établir, c’est par son autorité de vieil homme savant qu’il réussit à infléchir le projet de Tobie vers le sien à quelques nuances près, nuances dont il faut toutefois préciser qu’elles sont la fine fleur de son message.

« Quelle différence reste-t-il entre le croyant et le non-croyant, si «la source » remplace le mot « Dieu » dans le manifeste de Tobie ? Je pense que l'un et l'autre pourraient contresigner le manifeste en lui donnant une signification différente :

   Pour le croyant, «la source, Dieu, a créé après plus de treize milliards d'années de préparation, une espèce originale par la capacité qu'elle a de se construire sur la base d’une solidarité universelle, en harmonie avec le reste de la nature. Sans Dieu, ce potentiel ne pourra se réaliser.

Pour le non-croyant, «la source, la nature, après plus de treize milliards d'années d'innovations, se déploie dans une espèce originale par la capacité qu'elle a de se construire sur la base d'une solidarité universelle, en harmonie avec le reste de la nature. La réalisation de ce potentiel relève dès lors de l'évolution. »

Une saine compétition entre ces deux visions pourrait conduire à la plus haute marche du podium, celle qui aurait suscité le plus de solidarité humaine et d'harmonie avec la nature. » (P.152)

Dans ce dernier paragraphe j’aurais préféré le mot émulation au mot compétition et j’aurais évité le mot podium, rappelant une conception du sport conforme à l’allégorie du Cap Canaveral.

Raphaël Thomas demeure disposé à immoler l’autorité, y compris la sienne, sur l’autel du dialogue. C’est pourquoi il invite ses lecteurs sur un site qu’il a lui-même adapté à son roman.

Un abîme sépare ce livre de celui de Michel Morin, même s’ils se rejoignent sur la critique des religions et sur l'importance de la spiritualité individualiste. Voici deux questions qui surgissent de la comparaison entre les deux livres.

Est-ce par le Désir appelant et accueillant l’énergie du soleil invisible que l’homme peut s’élever ou par sa seule volonté?

Faut-il renoncer au mot Dieu à cause du mauvais usage qu’on en a fait inévitablement ? Ou s’incliner devant l’universalité de son usage?

Le texte de Martin Buber que Michel Morin a mis en exergue de son livre constitue sa réponse à cette question.

 « D’aucuns voudront interdire d'autorité l'emploi du nom de Dieu, parce qu'on en trop mésusé. Et certes c'est le plus douloureusement chargé de tous les mots humains, mais pour cette raison même c'est le plus impérissable et le plus indispensable de tous. Mais celui-là même qui a horreur de ce nom et qui se croit sans Dieu, le jour où dans l'élan de tout son être il s'adresse au Tu de sa vie, à ce Tu qu'aucun autre ne limite, celui-là même invoque Dieu. » Martin Buber, Je et Tu.

Quelle serait, quelle sera la réponse de Raphaël Thomas?

Elle se trouve déjà à l'adresse suivante

Notes

1-Par exemple la course de 170 kilomètres dans les Alpes, un supplice qu’on jugerait sadique s’il était patronné par une religion. La performance implique souvent une ascèse plus dure que celle à laquelle la sainteté invitait. On peut en dire autant du besoin de plaire. Pensons aux privations conduisant à l’anorexie, à la douleur associée à la chirurgie esthétique ou aux opérations en vue d’un changement de sexe. Le tatouage en passe de devenir un rite de passage universel est-il dénué de tout dolorisme?

 

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