Désir, amour, beauté dans le Banquet de Platon
Emmanuel devait avoir sept ou huit ans, il revenait de l’école : « Maman, si tu savais comme elle est belle Émeline! ». Même aveu le lendemain et le surlendemain, puis un jour, d’un air triste : « Maman, la beauté ne suffit pas » Il avait sans doute, ayant entendu parler Émeline, découvert l’abîme qui sépare parfois la beauté extérieure de la beauté intérieure. Au moins avait-il eu le bonheur d’être séduit par la beauté plutôt qu’aguiché par une mode innocemment provocatrice !
Tout le Banquet de Platon est en germe dans cette anecdote, qui enferme aussi les raisons pour lesquelles il faudrait raconter aux enfants les histoires qu’il contient, histoires légères comme ce dieu ailé que les Grecs appelaient Éros, drôles comme les pièces comiques d’Aristophane, l’un des orateurs, et profondes comme Diotime, cette sage-femme prêtresse qui en sait plus que Socrate sur le triangle désir, amour, beauté.
Agathon, jeune athénien en vue, vient de gagner le prix de tragédie. Pour célébrer l’événement, il invite à sa table une dizaine d’athéniens distingués, parmi eux Socrate, Aristophane, le médecin Éryximaque, Pausanias et Alcibiade. Chacun doit prononcer un discours sur l’amour.
Pourquoi ce dialogue est-il si important, pour les jeunes d’aujourd’hui en particulier ? Parce qu’il leur offre sur l’amour un point de vue diamétralement opposé à celui du milieu où la plupart d’entre eux grandissent actuellement.
Dans ce milieu, l’amour se réduit à la sexualité à un point tel qu’on met tout en œuvre pour le faire commencer le plus tôt possible et pour le prolonger artificiellement dès qu’on atteint l’autre versant de la colline des hormones. Viagra ! Tout report du désir sur des objets moins immédiatement érotiques est appelé, trop souvent avec mépris, sublimation. La pression qu’exerce cette conception sur chacun d’entre nous est d’autant plus forte que ladite conception peut s’appuyer sur la science ou ce qui est présenté comme tel, le freudisme par exemple.
Dans le Banquet, les orateurs nous font remonter à une source, lointaine, profonde, mystérieuse, les Mystères d’Éleusis, qui fait apparaître la sexualité comme un moment de l’histoire personnelle du désir de beauté, moment important certes, mais limité par rapport à l’ensemble dans lequel il s’inscrit. Dans cet ensemble, englobant toutes les activités humaines, la beauté présente dans chacune d’elles est ce qui éveille le désir. Éros a la diversité du paon, des multiples yeux de sa traîne. La philosophie de l’amour se confond alors avec la philosophie de la vie. Vivre c’est désirer la beauté. Et c’est l’amour charnel qui est considéré comme une chose inférieure, ce qui ne veut pas dire indigne.
Cette conception aurait des racines plus lointaines encore, en Inde. On n’a aucune peine à le croire. Nous savons surtout qu’elle a marqué l’Occident chrétien, jusqu’à des excès dont nous subissons encore les conséquences. Je reviendrai sur ce point. Il faut d’abord mettre ses aspects positifs en relief : la vraie vie est celle qui est entièrement vécue sous le signe d’un désir insatiable de beauté, doublé d’un détachement de soi tel que le bien de l’autre devient la cause et la condition de son propre bien.
Éros au rang des dieux
Il faut s’arrêter à un autre point pour bien comprendre le Banquet. Pourquoi Éros y est-il élevé au rang des dieux ? N’est-ce pas l’expérience des amants, dans le lien fusionnel, que leur amour est un troisième être supérieur à la somme des sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Cet être supérieur, les Grecs l’ont représenté sous la forme d’un petit homme ailé d’une grande beauté. Il semble aussi qu’un don (au sens d’aptitude) ne pouvait être à leurs yeux qu’un don des dieux. Ils avaient une conscience aigüe de leurs limites. Ils se sentaient bien bas dans leur monde vertical au sommet duquel se trouvait le ciel, le royaume des dieux et les corps célestes lumineux, autant de dieux immortels. Tempérance, justice, prudence, les vertus aussi étaient à leurs yeux des divinités. C’était leur façon de dire : tout est grâce. Faux ciel, vraie hiérarchie ? Il est clair que l’éclatement de cette vision du monde a secoué violemment le triangle désir, amour beauté, une secousse qui s’est prolongeé jusqu’à nous.
Je me limiterai à quelques passages de trois discours, celui de Pausanias, celui d’Aristophane et celui de Socrate.
Pausanias
« S’il n'y avait qu'une Vénus, il n'y aurait qu'un Amour ; mais puisqu'il y a deux Vénus, il faut nécessairement qu'il y ait aussi deux Amours. Qui doute qu'il n'y ait deux Vénus ? L'une ancienne, fille du Ciel, et qui n'a point de mère : nous la nommons Vénus Uranie. L'autre, plus moderne, fille de Jupiter et de Dionée : [180e] nous l'appelons Vénus Populaire. Il s'ensuit que des deux Amours qui sont les ministres de ces deux Vénus, il faut nommer l'un céleste, et l'autre populaire. Or, tout dieu sans doute est digne d'être honoré ; cependant distinguons bien les fonctions de ces deux Amours. Toute action est de soi indifférente ; [181a] ce que nous faisons présentement, boire, manger, discourir, rien de tout cela n'est bon en soi, mais peut le devenir par la manière dont on le fait ; bon si on le fait selon les règles de l'honnêteté, mauvais si on le fait contre ces règles. Il en est de même d'aimer : tout amour, en général, n'est ni bon ni louable, mais seulement celui qui nous fait aimer honnêtement. »
Y aurait-il donc deux amours correspondant à deux classes sociales, auxquelles on serait destiné dès sa naissance ? Ce ne semble pas être ce sur quoi Platon veut mettre l’accent. Il observe dans sa société une différence entre les niveaux de l’amour que l’on peut aussi observer dans les sociétés démocratiques actuelles. Il y a des gens qui aiment honnêtement quel que soit leur rang dans la société, d’autres qui, dans les mêmes conditions, n’aiment pas honnêtement. Le mot honnêtement, choisi par le traducteur, Victor Cousin, risque de conduire le lecteur sur une fausse piste. Platon utilise l’adjectif kalos, qui veut dire beau. Dans l’édition de la Pléiade de 1950, Léon Robin traduit par de belle façon, ce qui est plus littéral et plus juste. Mais que veut dire alors précisément l’expression de belle façon. Le lecteur doit comprendre que l’amour reçoit son sens de l’ensemble de la conception qu’une époque ou une personne a de la beauté. Tout le monde peut comprendre que l’amour peut ressembler à la musique d’Elvis Prestley chantant Hound Dog ou à celle de Philippe Sly chantant un lied de Schubert. Quoi qu’il en soit, nul n’est condamné à rester au niveau le plus bas. Platon nous l’apprendra bientôt en nous révélant que l’amour est un intermédiaire.
Restent deux voies, celle de la fusion évoquée par Aristophane et celle de la contemplation évoquée par Socrate ou plutôt par Diotime.
Aristophane
« La nature humaine était primitivement bien différente de ce qu'elle est aujourd'hui. D'abord, il y avait trois sortes d'hommes, les deux sexes qui subsistent encore, [189e] et un troisième composé des deux premiers et qui les renfermait tous deux : il s'appelait androgyne ; il a été détruit, et la seule chose qui en reste, est le nom qui est en opprobre. Puis tous les hommes généralement étaient d'une figure ronde, avaient des épaules et des côtes attachées ensemble, quatre bras, quatre jambes, deux visages opposés l'un à l'autre et parfaitement semblables, [190a] sortant d'un seul cou et tenant à une seule tête » quatre oreilles, un double appareil des organes de la génération, et tout le reste dans la même proportion. Leur démarche était droite comme la nôtre, et ils n'avaient pas besoin de se tourner pour suivre tous les chemins qu'ils voulaient prendre ; quand ils voulaient aller plus vite, ils s'appuyaient de leurs huit membres, par un mouvement circulaire, comme ceux qui les pieds en l'air imitent la roue. […] Leurs corps étaient robustes et leurs courages élevés, ce qui leur inspira l'audace de monter jusqu'au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu'Homère l'écrit d'Éphialtès et d'Otos (30). [190c] Jupiter examina avec les dieux ce qu'il y avait à faire dans cette circonstance. La chose n'était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas les détruire comme ils avaient fait des géants en les foudroyant, car alors le culte que les hommes leur rendaient et les temples qu'ils leur élevaient, auraient aussi disparu ; et, d'un autre côté, une telle insolence ne pouvait être soufferte. Enfin, après bien des embarras, il vint une idée à Jupiter : Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de .conserver les hommes et de les rendre plus retenus, [190d] c'est de diminuer leurs forces : je les séparerai en deux ; par là ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, qui sera d'augmenter le nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes seulement ; et, si après cette punition leur audace subsiste , je les séparerai de nouveau, et ils seront réduits à marcher sur un seul pied, comme ceux qui dansent sur les outres à la fête de Bacchus (31). Après cette déclaration le dieu fit la séparation qu'il venait de résoudre, et il la fit de la manière [190e] que l'on coupe les œufs lorsqu'on veut les saler, ou qu'avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de placer le visage des hommes du côté que la séparation avait été faite, afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes. Apollon obéit, mit le visage du côté indiqué, et, ramassant les peaux coupées sur ce qu'on appelle aujourd'hui le ventre, il les réunit toutes à la manière d'une bourse que l'on ferme, n'y laissant qu'une ouverture qu'on appelle le nombril. »
Depuis, les humains cherchent l’unité, la fusion avec la tendre moitié, l’homme avec la femme dans le cas de l’androgyne, la femme avec la femme, l’homme avec l’homme dans les deux autres cas. Ce texte prête à diverses interprétations. De quelle unité s’agit-il ? De corps seulement comme dans la passion, d’âme seulement, comme la grande amitié, de corps et d’âme comme dans le grand amour ? Est-il possible de faire un avec un autre sans faire un avec soi-même, un avec le monde et un avec Dieu ? De toute évidence c’est dans cette direction que veut nous entraîner Platon.
L’unité semble impliquer la durée à ses yeux. À noter qu’il évite les questions de la séparation et du divorce qui sont au cœur de nos préoccupations aujourd’hui. Quel pourrait en être le sens d’après le mythe ? Est-ce par espoir de trouver la vraie moitié que nous quittons celle qui nous paraît maintenant fausse, cette séparation est-elle le signe que nous sommes toujours à la recherche de l’unité ? Que chercherions-nous sinon l’unité : des variantes dans le plaisir ? Ce bonheur s’affadit et se termine avec le plaisir. Ne passons-nous pas trop vite d’une moitié à une autre, ne confondons-nous pas l’échec avec l’épreuve, ne nous privons-nous pas de grandes joies, celles de l’unité retrouvée quand on l’avait cru perdue ?
Il y a une saison des amours, et donc du désir, pour les animaux, pour les humains il n’y en n’a pas, leur désir est permanent. Quelle est la signification de ce fait auquel s’ajoutent l’amplification et l’approfondissement du désir dans la conscience ? S’agit-il d’un fait biologique résultant du hasard, sans finalité ? Toutes les religions, toutes les philosophies qui appellent à l’unité suprême étaient-elles dans l’erreur ?
L’effondrement de l’ancienne vision hiérarchisée du monde n’a-t-elle pas affaibli, sinon détruit l’appel à l’unité et à la stabilité ? Tout bouge autour de nous, y compris notre terre qui n’est plus le centre du monde, tout bouge aussi en nous. Soit, mais la science nous offre des symboles encore plus beaux, la photosynthèse, par exemple. Des poèmes comme Vénus de Lucrèce ou le Printemps de Méléagre sont de merveilleuses évocations de la puissance et de la joie d’Éros au printemps. Nous pourrions y voir des fêtes de la photosynthèse et voir dans ces fêtes une image du printemps des âmes. On ose à peine dire ces choses tant elles paraissent hors contexte en ce moment. Elles sont pourtant pleines de sens si l’on veut bien admettre que les choses de la nature ont une dimension symbolique, elle-même liée à l’amour, comme l’a bien vu Simone Weil dans son commentaire du discours d’Aristophane :
« Zeus voulant châtier l'homme sans le détruire, le coupe en deux. Les anciens pratiquaient beaucoup le procédé qui consiste à couper en deux un anneau, une pièce de monnaie, ou tout autre objet, et de donner une moitié à un ami ou à un hôte. Ces moitiés étaient conservées de part et d'autre de génération en génération et permettaient aux descendants de deux amis de se reconnaître après des siècles.
Un tel signe de reconnaissance se nommait symbole. C'est le sens primitif du mot. En ce sens, Platon dit que chacun de nous est non pas un homme, mais le symbole d'un homme, et cherche le symbole correspondant, l'autre moitié. Cette recherche, c'est l'Amour. L'Amour en nous c'est donc le sentiment de notre insuffisance radicale, conséquence du péché, et le désir, issu des sources mêmes de l'être, d'être réintégrés dans l'état de plénitude. [...] 191d Chacun de nous est donc le « symbole » d'un homme qui a été coupé en deux à la manière des plies et chacun cherche perpétuellement le « symbole » qui lui appartient. » (Intuitions pré-chrétiennes. http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/intuitions_pre_chretiennes/intuitions_pre_chretiennes.html
Socrate
Socrate avait l’habitude de ne jamais rien affirmer péremptoirement, prétextant de son ignorance en toute chose. Dans son discours du Banquet, il change de ton radicalement si bien qu’on douterait de son authenticité, s’il n’avait pas pris la précaution de s’identifier à une personne qu’il prétend citer de mémoire. Cette personne c’est Diotime de Mantinée, une sage-femme qui est aussi une prêtresse. Cette Diotime a-t-elle vraiment existé ? On en doute car elle n’a guère laissé d’autres traces dans le monde que sa présence au cœur du discours de Platon. Ce qui paraît assez certain c’est que Platon l’évoque pour marquer son propre lien avec les mystères d’Éleusis, nous rappelant par là qu’à ses yeux la tradition demeure aussi importante que la raison. Pourquoi, dans ce monde d’hommes, accorder autant d’importance à une femme ? Autre secret de Platon.
Mythe de la naissance de l’amour
« A la naissance de Vénus, il y eut chez les dieux un festin où se trouvait, entre autres, Poros, fils de Métis. Après le repas, comme il y avait eu grande chère, Penia s’en vint demander quelque chose, et se tint auprès de la porte. En ce moment, Poros, enivré de nectar (car il n'y avait pas encore de vin), se retira dans le jardin de Jupiter, et là, ayant la tête pesante, il s'endormit. Alors Penia, s'avisant qu'elle ferait bien dans sa détresse d'avoir un enfant de Poros, [203c] s'alla coucher auprès de lui, et devint mère de l'Amour. Voilà d'abord comment, ayant été conçu le jour même de la naissance de Vénus, l'Amour devint son compagnon et son serviteur, outre que de sa nature il aime la beauté, et que Vénus est belle. Maintenant, comme fils de Poros et de Penia, voici quel fut son partage. D'un côté, il est toujours pauvre, et non pas délicat et beau comme la plupart des gens se l'imaginent, mais maigre, [203d] défait, sans chaussure, sans domicile, point d'autre lit que la terre, point de couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues, enfin, en digne fils de sa mère, toujours misérable. D'un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est mâle, entreprenant, robuste, chasseur habile, sans cesse combinant (301) quelque artifice, jaloux de savoir et mettant tout en œuvre pour y parvenir, passant toute sa vie à philosopher, enchanteur, magicien, sophiste. Sa nature n'est [203e] ni d'un immortel, ni d'un mortel : mais tour à tour dans la même journée il est florissant, plein de vie, tant que tout abonde chez lui ; puis il s'en va mourant, puis il revit encore, grâce à ce qu'il tient de son père. Tout ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse : de sorte que l'Amour n'est jamais ni absolument opulent ni absolument misérable ; de même qu'entre la sagesse et l'ignorance [204a] il reste sur la limite, et voici pourquoi : aucun dieu ne philosophe et ne songe à devenir sage, attendu qu'il l'est déjà ; et en général quiconque est sage n'a pas besoin de philosopher. Autant en dirons-nous des ignorants : ils ne sauraient philosopher ni vouloir devenir sages : l'ignorance a précisément l'inconvénient de rendre contents d'eux-mêmes des gens qui ne sont cependant ni beaux, ni bons, ni sages ; car enfin nul ne désire les choses dont il ne se croit point dépourvu. »
On oublierait qu’il s’agit d’un mythe tant les hauts et les bas de la vraie vie y sont bien évoqués. Amour est pauvre. Le petit mendiant de Murillo en est une belle image. Le manque et par suite l’insatisfaction font partie de sa nature. Un amour satisfait est un amour mort. Mais par son père, Amour est entreprenant à l’égard des choses belles et bonnes, courageux. Sous cet angle, c’est à Pic de la Mirandole qu’on est tenté de le comparer. Pic cet admirateur éternellement jeune de Platon.
Voici l’essentiel : Amour est intermédiaire entre le sage et l’ignorant, il tisse perpétuellement quelque invention, habile en remèdes, sophiste. On pourrait lui reprocher d’être un touche-à-tout. Il est tout simplement curieux, au sens le plus noble du mot : avide de connaissance, plus pauvre encore en ce domaine, plus conscient de son manque que dans le domaine matériel. Platon, sans expliciter la chose, nous propose ici une vie à la fois sensible et intellectuelle entièrement vécue sous l’inspiration d’Amour. Il évoque un Éros du Tout identique à l’Éros du lointain dont parle Ludwig Klages dans l’Éros cosmogonique. Ne sommes-nous pas attirés de manière analogue par un paysage lointain, un tableau, un poème, une mélodie dont nous essayons de nous ressouvenir ; une loi de la physique, une formule mathématique, voire un simple savoir-faire d’artisan n’ont-ils pas le même effet sur nous ? Quelle merveille si l’amour humain au cœur de cet ensemble qu’on appelle culture était lui-même enrichi de toutes les connaissances dont il est l’inspiration ! Quelle merveille encore plus grande si l’amour de deux êtres engendrait, outre des enfants, des œuvres d’art dont on pourrait dire ensuite qu’elles sont le résultat d’un enfantement dans la beauté.
C’est le sujet d’une autre partie du discours de Socrate :
« [206b] — Tel est l'amour en général, reprit-elle (il s’agit de Diotime) ; mais quelle est la recherche et la poursuite particulière du bon à laquelle s'applique proprement le nom d’amour ? que peut-ce être ? Pourrais-tu me le dire ?
— Non, Diotime : autrement je ne serais pas en admiration devant ta sagesse, et je ne viendrais pas vers toi pour que tu m'apprennes ces secrets.
— C'est donc à moi de te le dire : c'est l’enfantement dans la beauté, selon le corps et selon l'esprit. (τόκος ἐν καλῷ καὶ κατὰ τὸ σῶμα καὶ κατὰ τὴν ψυχήν. Victor Cousin traduit τόκος par production. Le premier sens du mot est pourtant enfantement.)
En d'autres termes, l'enfantement, le fait d'enfanter, est le signe de l’Amour, son acte, sa réalisation. Or, chaque individu peut enfanter à deux niveaux, au niveau du corps, dans la reproduction, et au niveau de l'esprit, par les sciences et la philosophie. Il convient ici de souligner que, chacun se voit déterminé son mode d'enfantement, partant la définition de la beauté qui lui convient, selon la joie ou la tristesse qu'il ressent en présence de ce qu'il va juger beau ou laid. En d'autres termes, sa perception de la beauté va déterminer son mode d'enfantement. On peut d'ores et déjà indiquer que le philosophe se définit précisément par le fait que, sa manière d'enfanter va se situer au niveau de l'esprit, Socrate étant un accoucheur d'âme. Le philosophe enfante des discours qui concernent les idées. C'est sa manière à lui de participer à l'immortalité. Mais nous aurons à y revenir. »
Mais vers quoi s’élève-t-on ainsi d’insatisfaction en insatisfaction, de dépassement en dépassement, quelle est l’eau qui étanchera cette soif ? Tous les objets beaux participent à des degrés divers de la beauté parfaite, laquelle est la seule réalité qui peut satisfaire le désir. Il faut donc s’élever de la beauté particulière d’un corps à celle que plusieurs corps ont en commun, puis de là jusqu’à la beauté de l’âme, puis de plusieurs âmes, jusqu’à la beauté suprême.
« O mon cher Socrate ! continua l'étrangère de Mantinée, ce qui peut donner du prix à cette vie, c'est le spectacle de la beauté éternelle. Auprès d'un tel spectacle, que seraient l'or et la parure, les beaux enfants et les beaux jeunes gens, dont la vue aujourd'hui te troublé, et dont la contemplation et le commerce ont tant de charme pour toi et pour beaucoup d'autres que vous consentiriez à perdre, s'il se pouvait, le manger et le boire, pour ne faire que les voir et être avec eux. Je le demande, [211e] quelle ne serait pas la destinée d'un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et simplicité, non plus revêtu de chairs et de couleurs humaines, et de tous ces vains agréments condamnés à périr, à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine ! Penses-tu [212a] qu'il eût à se plaindre de son partage celui qui, dirigeant ses regards sur un tel objet, s'attacherait à sa contemplation et à son commerce ? Et n'est-ce pas seulement en contemplant la beauté éternelle avec le seul organe par lequel elle soit visible, qu'il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus, parce que ce n'est pas à des images qu'il s'attache, mais des vertus réelles et vraies, parce que c'est la vérité seule qu'il aime ? Or c'est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit, qu'il appartient d'être chéri de Dieu ; c'est à lui plus qu'à tout autre homme qu'il appartient d'être immortel. Mon cher Phèdre, et vous tous qui m'écoutez, tels furent les discours de Diotime. »
Par-delà le soupçon
La beauté parfaite c’est Dieu, mais peut-être n’est-il pas nécessaire de le savoir pour monter vers elle, peut-être aussi faut-il éviter de se représenter de façon trop précise les étapes à franchir. Peut-être enfin suffit-il, après chaque insatisfaction, de rester disponible à une beauté plus élevée qui s’imposera d’elle-même. De quoi la culture est-elle faite sinon de la montée vers les plus hautes formes dans toutes les voies qu’on emprunte : arts, lettres, sciences. À vingt ans je disais ma fierté d’avoir découvert la musique de Léo Ferré sur l’Invitation au voyage de Baudelaire. Une amie m’a alors fait entendre la mélodie de Duparc sur le même poème. Je n’ai pas renié Ferré. Une hiérarchie s’ébauchait, il y a pris sa juste place. C’est ainsi que la culture se construit.
L’essentiel est de ne jamais oublier qu’Amour est le fils de Misère. C’est la première condition à remplir pour éviter de s’enliser en cours d’ascension, ce qui arrive à ceux qui s’installent dans la beauté, s’habituent à ce confort appelé esthétisme. Pour quiconque a fait quelque progrès dans le recherche de la beauté, sous l’une ou l’autres de ses nombreuses formes, il suffit d’un retour en arrière, pour désirer franchir de nouvelles étapes. J’en étais au plus humble degré dans l’appréciation de la peinture et maintenant je rejoins Ruskin dans son éloge de Giotto, pourquoi à la fin de ma vie ne serais-je pas aussi heureux de considérer Giotto comme un autre point de départ?
J’ai connu quelques beaux êtres dont je suis sûr que, étant restés vivants jusqu’à la fin de leur existence, ils ont franchi plusieurs des étapes que je viens d’évoquer. Je les ai vus peu de temps avant leur mort. Tous, par la sérénité de leurs derniers jours aussi bien que par l’héritage qu’ils ont laissé, m’ont donné la conviction que vivre du désir d’éternité, même sans savoir s’il s’accomplira, est la meilleure façon d’habiter le temps.
Prudence ! Plus un idéal est élevé plus hélas ! il prête flanc au mensonge à soi-même. L’estime de soi incite à se croire arrivé alors que l’on n’est pas encore parti, ou pire encore, que l’on a pris un mauvais départ. Il faut s’élever vers la beauté parfaite de tout son être, ce qui suppose qu’on ne tienne jamais pour acquise l’adhésion des parties basses. Sans quoi on donnera raison aux maîtres du soupçon, à Nietzsche par exemple, lequel est impitoyable pour la fausse vertu, de crainte que l’idéal ne soit qu’une lacune.
« L’humilité n'est souvent qu'une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres. » Nietzsche aurait pu écrire cette pensée. Elle est pourtant de La Rochefoucauld. Nietzsche, Freud et les autres maîtres du soupçon sont les héritiers des moralistes français du XVIIe siècle, auxquels on aurait intérêt à remonter pour revaloriser l’esprit critique, lequel ne prend tout son sens que dans le sillage d’un idéal encore vivant dont il assure la purification. L’idéal hérité de Platon était encore vivant au XVIIe siècle. Il ne l’était déjà plus à l’époque de Nietzsche. Il ne pourra revivre qu’accompagné d’un esprit critique qui soit à sa hauteur, sans en être la négation.
L’autre branche de l’alternative n’est pas le surhomme de Nietzsche, c’est le transhomme, c’est l’immortalité sur terre sous la forme d’un disque dur dans le crâne d’un robot. On s’engage dans cette voie quand, oubliant que l’amour est misère et incertitude, on dérive vers le quantitatif, le mesurable, le vérifiable, quand on troque le destin du danseur contre celui de l’athlète olympique. Le danseur désire la beauté du corps et celle de l’âme lesquelles rendront possible la beauté du geste, du mouvement. Il renonce par là à la satisfaction, car il n’aura jamais la preuve objective qu’il a atteint la qualité désirée. S’il a besoin d’une telle preuve pour persévérer, il peut devenir un athlète olympique moderne, viser une performance mesurable plutôt qu’une incommensurable beauté. Vu sous cet angle, l’athlète est un danseur fatigué qui substitue les objectifs aux fins.
N.B. Les textes du Banquet cités dans cet article sont tirés de la traduction de Victor Cousin. [180e] Les numéros de ce genre s’appliquent à tous les textes de Platon, originaux et traductions.