Des sociétés sans aménité

Jacques Dufresne

Des sociétés sans aménité, extrait du chapitre cinq de Après l'homme...le cyborg?

Quand David Schwartz emploie l'expression virtual reality pour caractériser une sphère d'activité ayant atteint son plus haut degré d'institutionnalisation, il nous donne à entendre que le formalisme dans la vie et l'organisation sociale accompagne le formalisme qui domine la pensée et préside à la conception et au fonctionnement des machines.

Chapitres du livre

Le déclin de la contemplation, de la connaissance immédiate, fusionnelle,

La rupture progressive des liens avec le réel

par la passion du choix,
par les mots sans amarre, flottants,
par les rapports humains en désarroi,


La montée consécutive du formalisme,


Le mépris des lois de la nature, du principe de clôture en particulier,


Tous ces facteurs convergent vers le rêve d'un paradis sur terre au prix d'une désincarnation totale.

***


Omniprésence des médias, orgie de choix, mots flottants, formalisme, formalités!

Que peuvent devenir les sociétés dans un pareil contexte? Comment, pour reprendre le mot de Marcel Aymé, les gens peuvent-ils y exprimer leur « position d'homme par rapport aux autres hommes? ».

Il est de toute évidence de plus en plus difficile de le faire. Qui voudrait s'engager à réfuter le diagnostic suivant de John McKnight sur la société américaine - une société que nous mettons en cause encore une fois parce qu'elle est sur le plan social, comme sur le plan technique, le laboratoire vers lequel tous les regards du monde sont tournés?

« Le sentiment du désarroi social imprègne tout : les familles s'effondrent, les écoles échouent, la violence se répand, les prisons prolifèrent, le système judiciaire est débordé, le système de santé hors de contrôle, les services humains dégénèrent; partout enquêtes et études indiquent une baisse de la confiance des Américains dans leurs institutions fondamentales »1.

La réaction la plus courante à ce diagnostic, précise McKnight, est un appel à une réforme des institutions. Les uns réclament des programmes de qualité totale dans les administrations, les autres misent sur les nouvelles technologies, sur les autoroutes de l'information en particulier. Encore plus d'efficacité! Comment pourrait-on réagir autrement dans un contexte où les sociétés, comme la vie et comme le monde, sont considérées comme des machines?

Si le diagnostic est bon, poursuit McKnight, le traitement est inapproprié... Nos institutions sont trop puissantes, trop autoritaires,trop fortes. Nos communautés, par contre, sont faibles, et elles le deviennent de plus en plus au fur et à mesure que s'accroît le pou­voir de notre système de services. Au cœur de la vie sociale, il y a ces relations conviviales qui se manifestent sous la forme de l'amé­nité. C'est cette aménité conviviale qui constitue l'essence de notre rôle de citoyen.

On reconnaît ici la thèse d'Ivan Illich sur cette question : les marques d'humanité que les hommes s'accordaient spontanément les uns aux autres ont progressivement été entraînées dans l'orbite des services professionnels. S'il y a des mots belettes, il y a aussi des professions belettes : elles vident l'œuf social, tout en lui conser­vant sa forme extérieure. La lettre suivante, qui met en cause une psychologue responsable d'un courrier du cœur, illustre parfaitement la situation générale : « Mon mari et moi vivons ensemble depuis vingt-huit ans. Voilà que mon mari a découvert Internet. Il est tel­lement en amour (sic) avec le système qu'il a tout délaissé, y com­pris ses responsabilités de père de famille et de conjoint ». Réponse de la psychologue : « Un service professionnel est sûrement recom­mandé pour avoir une mise au clair avec votre mari2 ».

Nous avons traduit le mot care qu'affectionne McKnight, par le mot aménité. Traiter une personne avec aménité, c'est la traiter sans rudesse. Ce sont les paroles aimables, les actes plaisants qui font l'aménité. Ce mot, qui désigne aussi l'agrément d'un lieu, est fré­quemment employé par les écologistes. Douceur accompagnée de grâce et de politesse, dit le Littré.

Mais peut-être faudrait-il utiliser un mot grec emprunté à Aristote pour donner tout leur relief aux idées de sociabilité aussi bien que de citoyenneté, le mot philia.

« La philia, quel que soit l'équivalent français adopté, c'est la réserve de cha­leur humaine, d'affectivité, d'élan et de  générosité (au-delà de la froide impartialité et de la stricte justice ou de l'équité) qui nourrit et stimule le compagnonnage humain au sein de la Cité : et cela à, travers les fêtes, les plaisirs et les jeux comme à travers les épreuves. La philia, c'est aussi le sentiment désintéressé qui rend possible de concilier, comme le veut Aristote, la propriété privée des biens et l'usage en commun de ses fruits, conformément au proverbe - repris par l'auteur de la Politique à l'appui de sa thèse opposée à Platon - qu'entre amis « tout est commun »3.

Comment rétablir la philia là où elle n'existe plus? « Les moyens forts sont oppressifs, les moyens purs sont inopérants » (Simone Weil). La réforme des institutions fait partie des moyens forts. Il faut l'exclure. Quels sont les moyens purs, et à quelles conditions pour­raient-ils être opérants? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut entre autres choses s'efforcer de mieux comprendre encore l'état actuel des sociétés.

Dans un ouvrage récent 4 David Schwartz utilise l'expression « virtual reality » pour désigner une sphère d'activité ayant atteint le plus haut degré d'institutionnalisation. C'est le cas du transport par avion où, depuis l'entraînement des pilotes jusqu'à la sélection des sièges, tout est fait par ordinateur. L'auteur nous invite à faire l'hypothèse que la réalité virtuelle, l'espace mental créé par les NTIC (Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication), peut être considéré comme l'aboutissement ultime du processus d'institutionnalisation, qui a commencé avec la création des pre­mières casernes, des premiers hôpitaux, des premières écoles.

Schwartz est un intervenant social qui, après avoir dirigé le Pennsylvania Developmental Disabilities Council et compris les limites et les dangers de l'institutionnalisation, a réfléchi sur les diverses manières d'aider les communautés demeurées vivantes à mieux accueillir les handicapés et les malades mentaux.

Au début de son livre, il raconte l'histoire d'un de ses amis qui, depuis la fenêtre de son bureau, aperçoit une femme prête à se jeter en bas d'un pont élevé. Que faire en pareil cas? Se précipiter sur le pont et tenter d'empêcher la femme de se suicider? Réflexion faite, il s'est plutôt emparé du téléphone pour composer le 911. Mais à ce moment précis, il vit un autobus s'arrêter, la porte cou­lissante s'ouvrir et le chauffeur, en un geste ferme et rapide, s'em­parer de la femme et l'attirer dans le véhicule.

Si naturel, si humain qu'il paraisse, ce geste était inattendu. Des dizaines, des centaines d'automobilistes avaient vu la femme sans s'arrêter pour au moins tenter de la persuader de renoncer à son projet de suicide. C'est la réaction de l'homme dans son bureau qui était attendue, prévisible. Nous aurions, pour la plupart, réagi ainsi.
Dans la même logique, si un enfant sous notre garde a une otite, nous le conduisons à l'urgence d'un hôpital plutôt que de deman­der conseil à une mère, une grand-mère ou une voisine. Il en est ainsi dans toutes les sphères de la vie : notre premier mouvement est toujours de recourir aux services institutionnels, plutôt que de miser sur la compétence des proches et de la communauté en géné­ral : on s'empresse de dépêcher un psychologue auprès des parents ou des collègues d'une victime d'un accident ou d'un crime parti­culièrement violents. La présence d'un professionnel est également de plus en plus fréquemment réclamée auprès des personnes frap­pées d'un deuil normal.

L'expert

Le savoir scientifique et la compétence technique qui l'accom­pagne ont été à ce point valorisés au cours des derniers siècles que, même à l'occasion de la mort d'un proche qu'ils aiment et qu'ils connaissent depuis toujours, les gens cèdent volontiers leur place privilégiée à l'un de ces accompagnants, qui sont en réalité les nou­veaux experts de la mort. Leur place, notons-le bien, ils la cèdent moins par froideur ou par indifférence que par le sentiment d'im­puissance et d'incompétence qu'ils éprouvent quant ils se compa­rent à l'accompagnant.

Il y a effectivement dans la vie moderne de nombreuses situa­tions où l'expert est plus efficace que la personne de bonne volonté. À l'occasion d'une noyade, quel sauveteur improvisé ne serait pas heureux de céder sa place à un sauveteur professionnel, un ambu­lancier par exemple, s'il s'en trouvait un sur les lieux? Le problème qui se pose, c'est que précisément parce qu'il est fondé sur de nom­breuses expériences de ce genre, le savoir-faire de l'expert a acquis un prestige tel qu'il a discrédité toutes les formes de savoir per­sonnel et traditionnel, y compris celles qui portent sur des situa­tions intimes ou vitales, des situations fondamentales où, en prin­cipe, la compétence devrait être considérée comme allant de soi pour un être humain normal.

Ainsi en va-t-il également de l'amour. Certes, de tout temps et dans toutes les sociétés, il y a eu des rites d'initiation aux mystères de l'amour, mais par la suite Éros pouvait voler de ses propres ailes, au risque qu'elles se brisent - car ainsi va la liberté - mais sans que les échecs et les demi-réussites soient accompagnés d'un sentiment morbide d'anormalité. Quelles que soient les limites du genre, un roman pastoral comme Daphnis et Chloé illustre bien le fait que la lente découverte de l'autre, sans chemin balisé, fait partie de l'es­sence même de l'amour et que non seulement le savoir de l'expert en sexologie n'ajoute rien à cette essence, mais qu'il risque de réduire le sentiment le plus riche qui soit à un processus technique où le partenaire est l'équivalent d'une matière première, dans une expé­rience de laboratoire. « La spontanéité craintive des caresses », dit le poète. L'essence de l'amour est dans cette évocation, et non dans le discours des sexologues sur la méthode. C'est à dessein que je n'emploie pas ici le mot sexualité. Il fait partie de ces mots qui, par leur aura d'origine scientifique, tendent par leur existence même à disqualifier la simple humanité. Le mot éducation a le même effet depuis qu'il existe des sciences de l'éducation, et donc des experts en la matière; il en est de même de mots comme médecine, alimen­tation, où le savoir traditionnel dans un domaine donné ne vaut plus rien dès lors que, dans le même domaine, apparaissent des disci­plines et des institutions spécialisées.

Le sentiment d'impuissance

 

Il en résulte un sentiment de dévalorisation et d'impuissance qui, en ce moment, est peut-être la chose au monde la plus mécon­nue et la plus inquiétante. Quelle estime peut donc conserver de lui-même celui qui, dans ses rapports avec le monde et avec autrui, a toujours, au moment de poser un acte, si intime soit-il, le senti­ment qu'il n'est pas le plus qualifié pour le poser, qu'il ferait mieux de céder la place à un expert? De toute évidence, ce sentiment de dévalorisation est particulièrement dévastateur chez les adolescents qui n'ont pas encore de profession pouvant les consoler d'avoir été disqualifiés en tant qu'êtres humains. On conçoit facilement que, s'ajoutant aux hésitations de la nature, propres à leur âge, ce sen­timent les conduise souvent au suicide.

Contre la tentation du suicide, la société ne nous protégera guère, car elle-même s'atrophie au fur et à mesure que les indivi­dus qui la constituent sont disqualifiés en tant qu'êtres humains. Dans la société traditionnelle, les rôles joués aujourd'hui par des experts - travailleurs sociaux, psychologues ou récréologues - étaient assumés par l'un ou l'autre des membres de la communauté, au gré de ses dons et de ses goûts. Les handicapés intellectuels eux-mêmes avaient leur rôle à jouer; ils pouvaient rendre une multitude de menus services : surveiller une maison en l'absence des proprié­taires, écouter parler les personnes souffrant de solitude, ou sim­plement réchauffer et égayer le paysage social par leur seule pré­sence. On pourrait comparer les membres d'une communauté vivante à des étoiles. Grandes ou petites, plus ou moins brillantes, elles ont toutes des rayons atteignant d'autres étoiles, avec les­quelles elles forment des sous-ensembles appelés constellations. Et l'imagination aidant, on peut se représenter le ciel étoilé comme un grand organisme vivant dont les étoiles seraient les cellules, les constellations les organes, les rayons étant alors l'équivalent des liens multiples par lesquels les cellules communiquent entre elles dans un organisme.

Chaque fois qu'un individu perd une compétence au profit d'un expert, il est comme une étoile qui perd un rayon au profit de la nuit ou comme une cellule qui perd son lien chimique avec les autres cellules, au profit de la mort. Bientôt, le ciel cesse d'être une communauté d'étoiles pour devenir un agglomérat de points lumi­neux et l'organisme se dissout en ses éléments : des gaz, un peu de cendre.

Nos sociétés connaissent le même sort, au fur et à mesure qu'elles se laissent gagner par la démesure dans le recours aux experts. La division du travail ne date pas d'hier. Le métier de for­geron, quand il s'est constitué en métier autonome, a dû priver ceux qui l'avaient exercé jusque-là en marge de leur métier principal d'une partie de la reconnaissance sociale dont ils jouissaient. Mais les métiers de ce genre étaient peu nombreux, ils évoluaient lente­ment et le savoir qui les caractérisait était traditionnel, comme tous les autres savoirs rendant la vie en commun possible. Ils pouvaient donc s'intégrer à l'organisme social sans le dénaturer. Tandis qu'au­jourd'hui, les experts se multiplient au rythme du progrès scienti­fique et technique et se greffent sur des sociétés déjà mises à l'épreuve par la mobilité sociale et géographique de ses membres, de même que par les mass média. Certes, les communautés ont la vie dure; menacée sur un front, la sociabilité trouve des positions de repli où elle tente de se reconstituer. C'est ainsi qu'au Québec, par exemple, les associations de tous genres se sont multipliées, au moment même où l'érosion du tissu social traditionnel s'accélérait. Il n'en reste pas moins que la convivialité et la solidarité, telles que les évoque Léon Gérin dans ses monographies sur la société qué­bécoise au tournant du siècle, ont presque complètement disparu.

Notre société, sans doute l'une des plus conviviales du monde il y a un demi-siècle, tend elle aussi à cesser d'être une commu­nauté de personnes, fortes de leurs multiples compétences en tant qu'êtres humains, pour devenir un agrégat d'individus qui s'en remettent de plus en plus à des experts comme médiateurs dans leurs rapports avec le monde et avec leurs semblables. Un tel agré­gat ressemble de moins en moins à un organisme vivant et de plus en plus à une machine aux rouages complexes. Comme ces agré­gats seront bientôt tous administrés par les mêmes multinationales, ils ressembleront de plus au système de transport aérien décrit par Schwartz :

« Dans un grand aéroport, si vous ne trouvez pas votre boisson favorite dans l'un des bars, vous ne la trouverez dans aucun autre grand aéroport, car ils sont administrés par la même compagnie et offrent les mêmes produits. Quand je constate que la location d'une voiture en Floride comporte des frais imprévus, je peux être sûr que je me serais heurté au même désagré­ment si à Seattle, je m'étais adressé à la même compagnie. Le préposé si efficace ne me trompe même pas avec la rouerie typique d'un marchand de tapis! Son acte n'est pas le sien; c'est celui, totalement impersonnel, ayant fait l'objet d'une simulation par ordinateur et d'une analyse fiscale, d'un indi­vidu à qui on a appris à le poser dans le cadre d'un programme rigoureux de formation. Aussi longtemps que je voyage dans le tube sans fin aéro­port-avion-film en vol-location de voiture-hôtel-chaîne de restaurant, je fais l'expérience de diverses manifestations, soigneusement organisées, d'une seule et même réalité gérée5 ».


Les inventeurs et les premiers utilisateurs des ordinateurs et des inforoutes étaient aussi des habitués du tube sans fin. Poussant encore plus loin le souci de la bonne gestion, ils l'ont remplacé par un réseau sans fin de télécommunications dans lequel les agents impersonnels de location cèdent la place à des formulaires en ligne. Lignes aériennes, lignes téléphoniques. Il n'est même pas nécessaire de changer de vocabulaire pour passer du réel aéroportuaire au vir­tuel que l'on transporte dans un portable.

On aura noté au passage que dans la réalité gérée du transport aérien, le pouvoir de l'expert et de son institution, en l'occurrence sa compagnie, se rapproche de l'absolu. Quant aux individus qui cir­culent dans le tube sans fin, ils sont la parfaite réplique des étoiles sans rayons ou des cellules privées de liens avec les autres cellules d'un autre organisme. Ils ressemblent à des électrons transportant des atomes de messages dans un tube sans fin en fibre de verre.

À quels moyens purs pourrions-nous avoir recours pour que les électrons redeviennent des cellules vivantes? On emploie mainte­nant au sujet des sociétés des mots comme développement, réani­mation. En anglais, on utilise des expressions telles que building communities ou enabling communities. Il y a, dans ce nouvel usage de la raison pour stimuler des mouvements sociaux jadis spontanés, des paradoxes ouvrant la porte à la confusion ou au mensonge. Quand pour retrouver vie et dynamisme une communauté a besoin des experts et de l'argent de l'État, est-elle encore une communauté? Sous prétexte de l'aider à se reconstituer, ne la prive-t-on pas de ce qu'il lui restait de dynamisme spontané?

La résilience sociale

Certains écologistes, René Dubos par exemple, utilisent le mot résilience, emprunté à la physique, pour désigner la capacité qu'ont les systèmes vivants de se reconstituer, après avoir subi soit un choc violent, soit un stress continu qui semble les avoir détruits. Telle île isolée du Pacifique n'est plus qu'un amas de cendres après l'éruption d'un volcan. Un siècle plus tard, sans aucune interven­tion humaine, elle a retrouvé sa luxuriance et les oiseaux d'aujour­d'hui chantent dans les nids d'antan.

Il faut miser sur la résilience des communautés en prenant acte du fait que cette résilience n'a de sens que dans la perspective aris­totélicienne, où l'on définit l'homme comme un zoon politikon, c'est-à-dire comme un être qui se montre civique, sociable, si on ne fait pas obstacle de l'extérieur à ses tendances les plus naturelles.

 

L'hippocratisme social

Il faut passer à une médecine sociale homéopathique. Avant d'in­tervenir, le bon praticien de l'homéopathie écoute longuement son patient, il l'observe avec la plus grande attention, prêtant attention à l'ensemble de son être aussi bien qu'aux détails de ses compor­tements. Les médicaments homéopathiques, dont le principe actif est toujours en dose infinitésimale, agissent sur le terrain. Le pra­ticien doit donc se familiariser avec ce dernier. Le terrain, le tissu vital fondamental, est, le mot le dit, semblable à l'humus du sol. Dans la bonne pratique homéopathique, le grand principe hippocratique : « d'abord ne pas nuire », est respecté scrupuleusement.

Hippocrate avait compris que ce n'est pas la médecine qui gué­rit la nature, que c'est la nature qui se guérit elle-même, aidée par­fois par la médecine. De même pour les communautés : elles se constituent ou se reconstituent d'elles-mêmes, aidées parfois par des intervenants dont le premier devoir est de ne pas nuire. Si bien que les quatre principes fondamentaux d'Hippocrate devraient deve­nir ceux de l'action sociale :

Premièrement, ne pas nuire;

Deuxièmement, combattre le mal par son contraire;

Troisièmement, mesure et modération;

Quatrièmement, chaque chose en son temps.

 

La société sans cité

Le premier obstacle qu'il faut lever pour permettre à la sociabi­lité naturelle de s'exprimer, c'est le sentiment de culpabilité asso­cié à la parole à la fois gratuite et publique, et créatrice de sens plu­tôt que de richesse matérielle. En toute activité, rechercher la méthode absolument la plus efficace! Cette mentalité technicienne, si bien analysée par Jacques Ellul, nous imprègne à ce point que le temps que nous n'employons pas à gagner du temps nous apparaît comme perdu.

Parmi les pays développés, s'il y en avait un où l'on se limite­rait à travailler quelques jours de temps à autre pour acquérir le nécessaire, de façon à pouvoir ensuite consacrer le plus clair de son temps aux discussions publiques, comme le faisaient les Athéniens, ledit pays serait sûrement mis au banc des nations. On lui repro­cherait d'avoir commis le péché contre l'esprit du temps : le refus du primat de l'économique.

Pour nous, explique Fernand Dumont, parler pour parler, converser pour entretenir le sentiment que les hommes se retrouvent dans leur liberté d'exister, relève des marges de la vie sociale, que nous confondons aussi avec l'intimité de l'existence. Alors que pour les Grecs, parler c'était gagner sur la vie privée le droit de faire un monde dont on puisse publiquement discuter 6.

La culture, poursuit Dumont, devient laboratoire de culture. [...] Il nous reste l'État, les partis, les enceintes des universités ou des technocraties; mais nous n'avons plus de Cité. Et c'est en vain que le praticien des sciences humaines s'efforce par ses tests, ses récits historiques ou autrement, d'ins­tituer une condition humaine, puisque que pour ce travail il n'est pas délé­gué par une communauté7..


Croyez-vous comme Aristote que l'homme est un être naturel­lement sociable? Alors, si malade que puisse être votre société, vous n'avez pas à désespérer : enlevez les obstacles qui empêchent cette sociabilité de s'exprimer, et elle se manifestera d'elle-même. Croyez-­vous au contraire comme Hobbes et les autres fondateurs des sys­tèmes politiques modernes, que l'homme est par nature un loup pour l'homme, alors vous n'aurez pas d'autre choix que de resserrer le contrat social, en renforçant les mécanismes de contrôle et de coer­cition.

 

1. John Mcknight, The Careless Society, Basic Books, 1997, p. VIII

2- La Tribune de Sherbrooke, 14 octobre 1997

3- J.-J. Chevalier, Histoire de la pensée politique, tome 1, Paris, Payot, 1979.

4. David B. Schwartz, Who Cares. Rediscovering Community, Boulder (Colorado), Westview Press, 1997.

5.. Ibidem, p. 30.

6. Fernand Dumont, L'anthropologie en l'absence de l'homme, Paris, PUF, 1981, p. 184.


7.. Ibidem, p. 190.

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