Perfection des chefs-d'oeuvre

Victor Hugo
Parmi les choses humaines, et en tant que chose humaine, l'art est dans une exception singulière.

La beauté de toute chose ici-bas, c'est de pouvoir se perfectionner; tout est doué de cette propriété : croître, s'augmenter, se fortifier, gagner, avancer, valoir mieux aujourd'hui qu'hier; c'est à la fois la gloire et la vie. La beauté de l'art, c'est de n'être pas susceptible de perfectionnement.

Insistons sur ces idées essentielles, déjà effleurées dans quelques-unes des pages qui précèdent.

Un chef-d'oeuvre existe une fois pour toutes. Le premier poète qui arrive, arrive au sommet. Vous monterez après lui, aussi haut, pas plus haut. Ah! tu t'appelles Dante, soit; mais celui-ci s'appelle Homère. Le progrès, but sans cesse déplacé, étape toujours renouvelée, a des changements d'horizon. L'idéal, point.

Or le progrès est le moteur de la science; l'idéal est le générateur de l'art.

C'est ce qui explique pourquoi le perfectionnement est propre à la science, et n'est point propre à l'art.

Un savant fait oublier un savant; un poète ne fait pas oublier un poète.

L'art marche à sa manière; il se déplace comme la science; mais ses créations successives, contenant de l'immuable, demeurent; tandis que les admirables à-peu-près de la science, n'étant et ne pouvant être que des combinaisons du contingent, s'effacent les uns par les autres.

Le relatif est dans la science; le définitif est dans l'art. Le chef-d'oeuvre d'aujourd'hui sera le chef-d'oeuvre de demain. Shakespeare change-t-il quelque chose à Sophocle? Molière ôte-t-il quelque chose à Plaute? même quand il lui prend Amphitryon, il ne le lui ôte pas. Figaro abolit-il Sancho Pança? Cordelia supprime-t-elle Antigone? Non. Les poètes ne s'entr'escaladent pas. L'un n'est pas le marchepied de l'autre. On s'élève seul, sans autre point d'appui que soi. On n'a pas son pareil sous les pieds. Les nouveaux venus respectent les vieux. On se succède, on ne se remplace point. Le beau ne chasse pas le beau. Ni les loups, ni les chefs-d'oeuvre, ne se mangent entre eux.

Saint-Simon dit (je cite ceci de mémoire) : « Tout l'hiver on parla avec admiration du livre de M. de Cambrai, quand tout à coup parut le livre de M. de Meaux, qui le dévora. » Si le livre de Fénelon eût été de Saint-Simon, le livre de Bossuet ne l'eût pas dévoré.

Shakespeare n'est pas au-dessus de Dante, Molière n'est pas au-dessus d'Aristophane, Calderon n'est pas au-dessus d'Euripide, la Divine Comédie n'est pas au-dessus de la Genèse, le Romancero n'est pas au--dessus de l'Odyssée, Sirius n'est pas au-dessus d'Arcturus. Sublimité, c'est égalité.

L'esprit humain, c'est l'infini possible. Les chefs-d'oeuvre, ces mondes, y éclosent sans cesse et y durent à jamais. Aucune poussée de l'un contre l'autre; aucun recul; les occlusions, quand il y en a, ne sont qu'apparentes et cessent vite. L'espacement de l'illimité admet toutes les créations.

L'art, en tant qu'art et pris en lui-même, ne va ni en avant, ni en arrière. Les transformations de la poésie ne sont que les ondulations du beau, utiles au mouvement humain. Le mouvement humain, autre côté de la question, que nous ne négligeons certes point, et que nous exami-nerons attentivement plus tard. L'art n'est point susceptible de progrès intrinsèque. De Phidias à Rembrandt, il y a marche, et non progrès. Les fresques de la chapelle Sixtine ne font absolument rien aux métopes du Parthénon. Rétrogradez tant que vous voudrez, du palais de Ver-sailles au schloss de Heidelberg, du schloss de Heidelberg à Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame de Paris à l'Alhambra, de l'Alhambra à Sainte-Sophie, de Sainte-Sophie au Colisée, du Colisée aux Propyléés, des Pro-pylées aux Pyramides, vous pouvez reculer dans les siècles, vous ne reculez pas dans l'art. Les Pyramides et l'Iliade restent au premier plan.

Les chefs-d'oeuvre ont un niveau, le même pour tous, l'absolu.

Une fois l'absolu atteint, tout est dit. Cela ne se dépasse plus. L'oeil n'a qu'une quantité d'éblouissement possible.

De là vient la certitude des poètes. Ils s'appuient sur l'avenir avec une confiance hautaine. Exegi monumentum, dit Horace... Dans le poète et dans l'artiste, il y a de l'infini. C'est cet ingrédient, l'infini, qui donne à cette sorte de génie la grandeur irréductible.

Cette quantité d'infini, qui est dans l'art, est extérieure au progrès. Elle peut avoir, et elle a, envers le progrès, des devoirs; mais elle ne dépend pas de lui. Elle ne dépend d'aucun des perfectionnements de l'avenir, d'aucune transformation de langue, d'aucune mort ou d'aucune naissance d'idiome. Elle a en elle l'incommensurable et l'innombrable; elle ne peut être domptée par aucune concurrence; elle est aussi pure, aussi complète, aussi sidérale, aussi divine en pleine barbarie qu'en pleine civilisation. Elle est le Beau, divers selon les génies, mais toujours égal à lui-même. Suprême.

Telle est la loi, peu connue, de l'art.

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