Charles Taylor ou la passion du juste milieu

Jacques Dufresne

Au cours de l’hiver 2007, Charles Taylor, à la demande du gouvernement du Québec, est devenu le co-président d’une Commission sur la délicate question du choc des cultures et des religions, dont on souhaite limiter les effets grâce à ce qu’on appelle ici des accommodements raisonnables. Nous profitons de cette occasion pour présenter l’œuvre de Charles Taylor en des termes tels que le plus grand nombre possible de ses concitoyens puissent la comprendre et s’en inspirer dans le débat en cours.


Charles Taylor ou la passion du juste milieu

Whose dwelling is the light of setting suns
Qui habite la lumière des soleils couchants

WORDSWORTH

Pour un philosophe engagé, c’est plus qu’un honneur, c’est un couronnement que de pouvoir jouer dans les affaires de son pays un rôle qui soit à la hauteur de ses idées et dans leur prolongement. Identité et dialogue sont les grands mots de la philosophie de Taylor. Le voici invité à leur faire subir l’épreuve de la réalité. Il devra dialoguer avec la population du Québec en vue de l’aider à atteindre le sommet de son identité et à s’engager sur son second versant, où l’identité disparaît en tant que problème pour faire place à une assurance qui permet de prendre sereinement et fermement position sur les questions fondamentales.

Modernité

«Devant l’homme souverain, Dieu pas à pas se retirant.» Ce vers du poète Frédéric Mistral résume bien cette modernité à laquelle Charles Taylor a consacré l’essentiel de ses travaux. Au Québec, Dieu s’est retiré tardivement, mais à la course.

La souveraineté de l’homme, chaque individu devait un jour rêver de se l’approprier. Les droits de l’homme étaient à l’origine ceux qui découlent de la nature humaine; ils sont vite devenus des droits subjectifs, mes droits. D’où la montée de l’individualisme qui, selon Taylor, est la première caractéristique de la modernité, un individualisme qui, avec le temps s’est accentué au point de dégénérer en « narcissisme », selon Christopher Lasch, ou encore en une inculture emportée par le « relativisme », selon Allan Bloom. Narcisse dit : tout à moi! Le relativiste, appelons-le Protagoras en souvenir d’un sophiste célèbre, dit : tout selon moi…«Je suis la mesure de toute chose.»

Dans un tel contexte, la recherche du bien commun et le consensus sur des valeurs fondamentales sont choses impossibles et l’État en est réduit à son rôle procédural.

Jusqu’à quel point Taylor a-t-il été marqué par Aristote, pour qui la vertu se trouve dans le juste milieu, le courage, par exemple, se situant sur une crête, entre deux versants dont l’un est la témérité et l’autre la lâcheté? Sur la question de l’individualisme comme sur toutes les autres questions vives, le nationalisme, la communauté, etc., la position de Taylor sera celle du juste milieu, lequel peut être la formule de la médiocrité, si l’on s’y laisse tomber nonchalamment, plutôt que de s’efforcer de s’élever avec passion jusqu’à la crête d’où l’on domine les deux excès opposés. Si Charles Taylor a eu des lecteurs attentifs de la qualité de Paul Ricoeur, de Guy Laforest, de Philippe de Lara, de Philip Resnick, c’est qu’on a reconnu en lui un homme des crêtes et non un homme des sombres vallées.

Individualisme

Dans le cas de l’individualisme, il y a sur un versant tous ceux qui se considèrent, en tant qu’individus, comme la mesure de toute chose: leurs choix créent les valeurs. «Toutes les options se valent, puisqu’elles se font librement et que c’est le choix qui leur confère à lui seul une valeur.»1 Taylor refuse le subjectivisme et qui est à l’origine de ce relativisme: «Mais du coup se trouve niée l’existence d’un horizon préexistant de signification, grâce auquel, certaines choses valent plus que d’autres et certaines rien du tout, préalablement à tout choix.»2

À ce subjectivisme il n' oppose toutefois pas les Idées platoniciennes ou des vérités et des vertus ancrées dans une nature humaine objective. Plutôt que de chercher refuge sur l’autre versant, dans un universel ou une rationalité à l’abri des humeurs du moi, Taylor cherche un fondement dans les profondeurs de ce moi moderne. Le mot profondeur a un sens précis : «La profondeur réside en cela qu’il y a toujours quelque chose au-delà de notre pouvoir de formulation. Cette notion de profondeurs intérieures est par conséquent intrinsèquement liée à notre compréhension de nous-mêmes en tant qu’être expressifs qui formulent une source intérieure. »3

S’il fallait préciser la définition de l’homme selon Taylor, il faudrait la chercher dans la dernière phrase citée : l’homme est un être expressif, à compléter par ce sous-entendu : qui formule une source intérieure. S’il faut dire en un mot ce qui caractérise la philosophie de Taylor, ce qui fait son identité, c’est au mot expressivisme qu’il faut s’arrêter.

Par sa théorie de l’expressivisme, car c’est bien d’une théorie 4qu’il s’agit, Taylor fait sienne la vision du monde de Herder centrée sur l’idée d’une énergie première constituant l’univers et la nature, s’individualisant ensuite pour devenir l’intériorité des peuples à l’échelle collective et celle des personnes à l’échelle individuelle. Le moi, dans cette perspective est une émanation de l’univers-nature où la distinction entre la matière et l’esprit est abolie au profit d’une unité où viennent se fondre aussi les facultés distinctes (volonté, intelligence, imagination) qu’Herder présente comme des abstractions. Il s’agit d’une protestation, au nom de l’élémentaire, contre la rationalité de l’époque des Lumières. Herder est par là à l’origine du Sturm und Drang, mouvement qui a pris forme à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne et qui devait avoir une influence déterminante sur Goethe d’abord, et par la suite sur le romantisme et même sur Bergson. Nietzsche a également subi l’influence de Herder, lequel est l’un de ces génies, desservis par l’histoire, qui sont aujourd’hui moins connus que plusieurs de ceux sur lesquels ils ont exercé une influence directe et déterminante.

Il y a un lien de parenté étroit entre le cosmo-naturalisme de Herder et ce que sera le vitalisme dans un certain romantisme allemand ou l’élan vital dans la philosophie de Bergson. Que l’on se refuse ou non à utiliser le mot organique, la philosophie de Herder est plus proche de ce pôle que de l’autre pôle, le mécanisme, la rationalité instrumentale. Pour ce qui est de la philosophie de l’histoire, la métaphore organique de la croissance, non réductible à la causalité, ­ à la causalité linéaire tout au moins ­ convient mieux que toute autre à l’approche de Herder.

«L’expressivisme, précise Taylor, fournit la base d’une individuation nouvelle et plus pleine. C’est l’idée, qui se développe à partir du XVIIIe siècle, que chaque individu est différent et original, et que cette originalité détermine la façon dont il doit vivre. Certes, la simple notion de différence individuelle n’est pas nouvelle. Rien de plus évident ou de plus banal. Ce qui est nouveau c’est que la différence porte à conséquence quant à la façon dont nous sommes appelés à vivre. Les différences ne sont pas des variations accessoires à l’intérieur de la même nature humaine fondamentale; ou encore des différences morales entre des individus bons ou méchants. Elles impliquent plutôt l’idée que chacun d’entre nous doit suivre sa propre voie; elles imposent à chacun l’obligation de se mesurer à sa propre originalité. »5

Expressivisme

« Herder a formulé cette idée dans une image frappante "Jeder Mensch hat ein eignes Mass, gleichsam wie eigne Stimmung aller seiner sinnlichen Gefühle einander. " (Chaque être humain a sa propre mesure, pour ainsi dire un accord qui lui est particulier de ses sentiments les uns avec les autres.) " Chaque personne doit se mesurer à un étalon différent, qui lui appartient en propre."»6

La voix intérieure, la nature intérieure chères à Taylor, deviennent ici une mélodie intérieure. Vivre ce sera exécuter aussi fidèlement que possible cette mélodie intérieure.

Notre mesure intérieure est indissociable de la formulation que nous en donnons, de l’expression à laquelle nous lui donnons accès. Nous verrons plus loin comment l’expérience de la création artistique peut nous aider à bien comprendre l’importance que Taylor attache à l’expression. Soit dit en passant, c’est là une autre illustration de son réalisme : nous sommes tous en effet à même d’observer que chez nos contemporains le besoin de s’exprimer, de démontrer son originalité, se manifeste dès l’enfance et explique en grande partie l’interminable crise des écoles.

Les Sources du moi, le livre où il expose sa théorie expressiviste, s’ouvre sur un chapitre intitulé « Des cadres de références inévitables. » S’il a besoin d’un cadre, le moi a aussi et encore davantage besoin d’un point de repère transcendant, d’une étoile fixe. Cette étoile fixe, Taylor l’appelle le « bien » en utilisant ce mot dans des contextes si divers que le lecteur peut l’associer tantôt à l’Idée de Bien de Platon, qui est Dieu lui-même, tantôt au bien d’Aristote, auquel nous aspirons naturellement.

Taylor est croyant, mais si Dieu est présent dans son oeuvre, ce n’est qu’à l’horizon d’une manière infiniment discrète. Il se manifeste à travers des poèmes comme celui-ci, cher à Taylor parce qu’il est moderne, sans être coupé de cette transcendance qui fait la grande poésie. Rilke y évoque une panthère qu’il avait vue, tournant dans sa cage, au Jardin des plantes de Paris.

La panthère
Son regard du retour éternel des barreaux
s’est tellement lassé qu’il ne saisit plus rien.
Il ne lui semble voir que barreaux par milliers
et derrière mille barreaux, plus de monde.

La molle marche des pas flexibles et forts
qui tourne dans le cercle le plus exigu
paraît une danse de force autour d’un centre
où dort dans la torpeur un immense vouloir.

Quelquefois seulement le rideau des pupilles
sans bruit se lève. Alors une image y pénètre,
court à travers le silence tendu des membres -
et dans le cœur s’interrompt d’être. 7

Il ne faut pas hésiter à voir une analogie entre la quête de l’identité chez l’homme et cette vision de l’âme de la bête et même entre l’inner nature, l’inner voice de l’homme et «le centre où dort dans la torpeur un immense pouvoir.»

La poésie pour Herder est le langage premier. Si le moi profond, original pouvait parler, il le ferait sur le mode poétique. Quand il lui arrive de parler d’une voix demeurée intacte après avoir traversé les couches superficielles de la personne, cette voix est celle du poète. Mais le caractère épiphanique (mot cher à Taylor) de la poésie tient au fait qu’elle évoque quelque chose par-delà le moi. Après avoir rappelé au lecteur cette définition de la poésie par Wordsworth : «La poésie est le débordement spontané des sentiments puissants», Taylor cite un poème de cet auteur, dont il dit en commentaire qu’il est un coup de sonde par-delà le moi.

Tintern Abbey (extrait)
D’une présence qui me trouble, d’une joie,
Des hautes pensées; un sens sublime
De quelque chose, si profondément confus,
Qui habite la lumière des soleils couchants,
Et l’océan entier, et l’air vif,
Et le ciel bleu et l’esprit de l’homme :
Un mouvement et un esprit qui anime
Tout ce qui pense, tous les objets de la pensée,
Et roule parmi toutes choses. 8

Le peintre anglais Turner a lui aussi évoqué cette abbaye en ruines, dans des croquis qui préfigurent les tableaux du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich, dont Taylor dira : « Il cherche dans la nature un symbolisme qui ne soit pas fondé sur des conventions admises. "Son but consiste à laisser les formes de la nature parler directement, en libérant leur grandeur par leur ordonnance à l’intérieur de l’œuvre d’art. "»9
L’intérêt de Taylor pour Caspar David Friedrich est une raison supplémentaire d’opérer un rapprochement entre sa philosophie et le vitalisme. Friedrich était l’ami de Gustav Carus, qui fut comme Herder, mais plus tard dans la vie du maître, un ami de Goethe et l’un des plus éminents savants de son époque; un Naturforscher, plutôt qu’un savant, car dans la Saxe du début du XIXe siècle, où vivaient Carus et Friedrich, la science, l’art, la poésie étaient autant de moyens différents et complémentaires pour étudier la nature. Carus présente cette nature en des termes qui précisent ce que Taylor entend par profondeurs du moi.

«La clé de la connaissance de la nature de l'âme est à chercher dans le règne de l'inconscient. D'où la difficulté, sinon l'impossibilité, à comprendre pleinement le secret de l'âme. S'il était absolument impossible de retrouver l'inconscient dans le conscient, l'homme n'aurait plus qu'à désespérer de pouvoir jamais arriver à une connaissance de son âme, c'est-à-dire à une connaissance de lui-même. Mais si cette impossibilité n'est qu'apparente, alors la première tâche d'une science de l'âme sera d'établir comment l'esprit de l'homme peut descendre dans ses profondeurs.» 10

On est étonné de constater que Taylor n’établisse pas plus de liens directs entre les profondeurs du moi et l’inconscient de la psychologie dite des profondeurs, celle de Freud. Cela tient peut-être au fait que c’est l’inconscient de Carus ­ auteur de Psychè , un classique en psychologie ­, qui correspond le mieux à la psychologie de Taylor.

L'inconscient est aux yeux de Carus, non une boîte de Pandore comme pour Freud, mais une sorte d'Eden intérieur. Dans son histoire de la psychiatrie dynamique, Ellenberger présente cet inconscient ainsi:

— «L'inconscient est infatigable : il n'a pas besoin de période de repos comme notre vie consciente, laquelle a besoin de se reposer et de refaire ses forces, ce qu'elle fait précisément en se plongeant dans l'inconscient.
— L'inconscient est fondamentalement sain et ne connaît pas la maladie : l'une de ses fonctions est précisément le pouvoir "guérisseur de la nature."
— L'inconscient obéit à des lois inéluctables qui lui sont propres et ignore la liberté.
— L'inconscient est doté d'une sagesse innée: il ignore les essais, les erreurs et l'apprentissage. Sans que nous en ayons conscience, notre inconscient nous relie au reste du monde.»11

On pouvait le présumer, Carus a aussi une conception de la nature apparentée à celle de Herder. Voici un aspect de cette conception qui a le mérite de nous faire voir comment s’opère le passage de la nature à l’individu :

«La nature, en tant qu’elle provoque sans interruption de nouveaux phénomènes ou signes de sa vie intérieure, est l’organisme absolu ou macrocosme. Tout être naturel qui se développe de lui-même ne pouvant subsister que dans l’organisme général de la nature, et sa vie n’étant qu’une émanation de la vie supérieure et primaire, on l’appelle organisme partiel, fini, individuel ou microcosme, et son développement n’est possible que sous l’influence de la vie générale de la nature.»12 À quoi Taylor fera écho en ces termes : «Dans la mesure où creuser jusqu’aux racines de notre être nous emporte au-delà de nous-mêmes, c’est vers la nature plus vaste dont nous émanons.»13

Dans le passage, au cours de la modernité, de l’art en tant qu’imitation, à l’art en tant que création, où l’artiste ajoute ce qu’il crée à ce qu’il rend manifeste, Taylor voyait une indication de ce que devenait au même moment le rapport avec soi-même. « La vision expressive de la vie humaine allait naturellement de pair avec une nouvelle perception de l’art. Si l’expression définit dans un double sens, si elle formule et donne forme à la fois, alors l’activité la plus importante de l’homme participera de cette nature. L’activité par laquelle les êtres humains réalisent leur nature se définira aussi dans ce double sens. »14

L’horizon

L’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du jour, a dit Hegel, le premier grand maître de Taylor. Minerve, nom latin d’Athena, est la déesse de la pensée. L’oiseau de Minerve est la chouette, qui ne commence à voir que lorsque le soleil se couche à l’horizon. Voir sous le soleil est chose facile, c’est pour voir la nuit qu’il faut un œil exercé. Cette allégorie convient parfaitement à l’intuition fondamentale de Taylor. À la tombée du jour, la lumière prend la couleur du sang, de la vie. C’est l’horizon de signification, qui permettra au philosophe de voir clair dans la nuit des choses humaines et d’abord en lui-même.

L’horizon est pour Taylor le lieu où les valeurs se manifestent au seuil de la nuit, non toutefois pour servir de fondement à une morale objective, impersonnelle, mais pour inspirer l’individu.

«L’identité c’est en un certain sens, savoir où je me tiens. Mon identité se définit par les engagements et les identifications qui fournissent le cadre où l’horizon, à l’intérieur duquel je peux essayer de déterminer, d’un cas à l’autre, ce qui est bon, qui a de la valeur, ou bien ce que l’on devrait faire, ou bien encore ce que j’approuve et ce à quoi je m’oppose. Autrement dit, c’est l’horizon à l’intérieur duquel je suis capable de prendre position.»15

Si l’expression chacun sa vérité enferme sa propre négation, on peut néanmoins affirmer, selon Taylor, que chacun accède à la vérité selon ce qu’il est. «Tout est reçu à la façon de celui qui reçoit », disaient aussi les scolastiques. C’est bien dans l’individu, poursuit Taylor, que se trouve le critère de la vérité, non pas toutefois dans l’individu replié sur lui-même mais dans l’individu recueilli sur lui-même, en contact avec ce je ne sais quoi – myself, my inner nature, my inner voice – qui en fait un être unique.

«Il existe une certaine façon d’être humain qui est la mienne. Je dois vivre ma vie de cette façon et non pas imiter celle des autres. Cela confère une importance toute nouvelle à la sincérité que je dois avoir envers moi-même.
Si je ne suis pas sincère, je rate ma vie, je rate ce que représente pour moi le fait d’être humain.
Tel est l’idéal moral si puissant dont nous avons hérité. Il accorde une importance capitale à un type de rapport idéal avec moi-même, avec ma nature intime, que je risque de perdre, en partie à cause des pressions du conformisme, en partie aussi parce que, adoptant un point de vue instrumental envers moi-même, j’ai peut-être perdu la capacité d’écouter cette voix intérieure.»16

L’authenticité est cette coïncidence avec moi-même. Plus elle sera intime, plus je pourrai prendre position. Cette aptitude à prendre position, répétons-le, c’est l’identité elle-même. L’authenticité pour Taylor est le fruit, l’identité est le noyau.

La raison instrumentale

Taylor définit ainsi la raison instrumentale : «Le type de rationalité sur lequel nous misons pour calculer l’application la plus économique en vue d’une fin donnée » : cette définition est proche de celle que donne Jacques Ellul de la technique: «La recherche en toute chose de la méthode la plus efficace absolument.» La chose humaine par excellence, le rire, est passée dans l’orbite de la raison instrumentale : il est devenu une pratique thérapeutique, dotée d’un protocole et d’institutions.

Taylor est toutefois moins pessimiste qu’Ellul, Spengler ou Mumford au terme de son analyse de la question. Limitons-nous à Ellul, dont l’autorité en tant que penseur de la technique est de plus en plus reconnue. À ses yeux, la technique constitue un système, au sens propre du terme, qui évolue selon ses lois, sans tenir compte des fins que pourrait vouloir lui assigner l’homme, qui se croit pourtant maître du jeu. C’est le poète Alfred de Vigny qui avait raison lorsqu’il écrivait : «nous nous sommes joués à plus fort que nous tous.»17

Aux yeux d’Ellul, prétendre qu’on puisse subordonner le développement du système technicien à des fins autres que celles qu’il s’assigne à lui-même relève de la pensée naïve. De toute évidence, Taylor rangerait Ellul dans le camp de ceux qui adoptent une position extrême sur la technique. Il cherche lui-même le juste milieu entre ce pessimisme radical et l’optimisme sans peur et sans reproche des progressistes naïfs. Ellul est de ceux qui rattachent le projet technicien au désir de puissance de l’être humain. Pour des raisons d’ordre religieux – le Dieu auquel il croit est faible et pur –, il estime qu’ainsi abandonnée à la démesure, emballée, la Machine ne s’arrêtera que lorsqu’elle se heurtera au mur de la catastrophe.

Taylor pense plutôt qu’il y a des mobiles plus nobles aux sources morales de la techno-science. Il ne faut pas, dit-il, renoncer à faire revivre ces sources morales, même si comme dans le cas de l’individualisme vu sous l’angle de l’authenticité, elles ont été occultées. Parmi les sources morales autres que la puissance, il y a, selon Taylor, l’envers ou plutôt l’endroit de la puissance : la responsabilité. Plus nous sommes puissants, plus nous sommes responsables. Il y a en second lieu, le désir d’améliorer les conditions matérielles de la vie humaine.

À quoi Ivan Illich, disciple d’Ellul sur ce point, répliquerait que la contreproductivité des moyens mis en œuvre pour améliorer les conditions de la vie matérielle des humains est la preuve que la Machine suit sa propre loi : une croissance de plus en plus rapide, telle que le prétendu maître du jeu ne puisse l’arrêter au moment où il conviendrait de le faire : au moment précis où les inconvénients commencent à l’emporter sur les avantages. L’exemple de l’automobile est particulièrement éclairant.

Pour Ellul, seule la foi en un Dieu faible et désarmé pourrait recréer à l’intérieur de l’homme une hiérarchie qui rétablirait le sens de la limite. Le but ne serait plus alors d’assouvir le désir de puissance, mais de créer l’équilibre et l’harmonie.

Participation politique

Qu’il s’agisse d’orienter l’individualisme vers l’authenticité, ou la technique vers la responsabilité et le bien-être matériel également réparti, le dialogue, qui va de pair avec une politique participative, c’est pour Taylor la voie royale, ou plutôt la voix démocratique. Cette politique participative, Taylor l’oppose à la politique des droits, au gouvernement par les juges. Voilà une première chose qui l’oppose à Pierre Trudeau, cet ancien Premier ministre du Canada qui fit basculer son pays du côté de la politique des droits et des juges en plaçant une charte des droits de la personne au centre de sa constitution.

Pour la suite de cette analyse des idées politiques de Taylor, on peut s’en remettre à l’excellent chapitre que Philip Resnick consacre à cette question dans l’ouvrage collectif intitulé Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne.

La décentralisation

La décentralisation est l’un des quatre grands thèmes que distingue Resnick dans l’œuvre de Taylor, les trois autres sont l’empowerment, la dévolution et le patriotisme.

«Un des besoins essentiels du régime démocratique moderne est de retrouver le sens de la différenciation significative pour que les communautés partielles – géographiques, culturelles ou de travail – puissent devenir à nouveau des centres d’activités et d’intérêts pour leurs membres en les rattachant à l’ensemble social. Et cela correspond assez bien au conseil qu’il (Taylor) adresse aux États fédéraux comme le Canada, les invitant à transférer plus de pouvoirs aux provinces. La combinaison d’une identité nationale non résolue comme dans le cas canadien et la force de nos sociétés régionales historiques nous dictent virtuellement la pratique d’un style de gouvernement plus décentralisé que ce n’est le cas dans d’autres fédérations comparables.»18

L’empowerment

«Comment y arriver? Grâce à un lent processus "d’identification et d’articulation des idéaux élevés qui se cachent derrière les pratiques dégradées de notre société " ainsi qu’à travers la formation d’une société de dialogue où nous pourrons utiliser la technologie et notre connaissance des communications pour élargir notre capacité de nous comprendre nous-mêmes.»19

Un pays n’est pas un tribunal

«Un troisième thème de sa vision communautaire qui mérite notre attention est son opposition à une notion de la citoyenneté basée presque exclusivement sur les droits judiciaires, accordant aux juges le privilège d’énoncer les grands principes sociaux. Ce n’est pas qu’il s’oppose en principe aux déclarations des droits de la personne, mais il insiste pour que les citoyens aient le droit de décider des lois qui régleront leur vie. »20

Le patriotisme

« Un quatrième thème important chez Taylor est celui du patriotisme, Il voit l’appartenance ethnique ou nationale comme l’un des deux pôles d’identification dans le monde occidental, l’autre étant représenté par les institutions participatives. Il ne s’identifie ni comme ultra-nationaliste ni comme anti-nationaliste dans le contexte québécois. Il ne se reconnaît en somme ni dans les chantres du nationalisme, ni dans ses détracteurs les plus virulents. Néanmoins, il voit dans le nationalisme une des valeurs constitutives de la modernité. Il lie le patriotisme républicain et la notion d’autogouvernement participatif dans son regard sur le passé mais aussi dans celui qu’il porte sur l’avenir. Il y a là quelque chose qui rappelle l’esprit de Rousseau lorsqu’il exhortait les citoyens polonais à s’identifier à la patrie.»21

La chose est particulièrement manifeste dans le cas du patriotisme, comme elle le sera dans le cas du nationalisme, ethnique ou civique : Taylor ne s’éloigne jamais du juste milieu.

La communauté et l’appartenance

Étant donné la place qu’occupent dans la société moderne l’individualisme et le subjectivisme à côté de la pluralité des discours et des modes d’identité, la communauté, qui suppose au départ une certaine unité, ne semble pas y avoir d’avenir. L’évoquer tout simplement équivaut à faire preuve de nostalgie à l’égard du passé. Ce dont Taylor est bien conscient puisque la cité grecque demeure un modèle à ses yeux, modèle si important pour lui qu’il va jusqu’à soutenir que l’idéal hégélien n’était pas le grand État prussien, mais la cité grecque.

S’il s’inspire d’un tel modèle, Taylor ne tente toutefois pas de le recréer artificiellement dans un contexte où la communauté est menacée de toutes parts et où, selon des auteurs proches de Taylor, elle ne s’est pas relevée du choc de l’individualisme. «Je soupçonne22, et je ne le dis nullement dans l’esprit d’un pessimisme mondain […]qu’une certaine forme de subjectivisme peu ouverte à la correction, à la réflexion ou à la contestation, a déjà gagné la bataille aux Etats-Unis.»

Précisément parce qu’il vise le juste milieu et que pour l’atteindre il doit tenir compte de la position opposée à la sienne, Taylor ne se simplifie pas sa propre tâche. La cité a des valeurs communes, un horizon commun. Comment la rendre compatible avec la reconnaissance de l’autre, pour le soutenir dans l’affirmation de son identité, qui débouche ainsi sur le multiculturalisme, sur la dictature des petites communautés et sur la fragmentation si énergiquement dénoncée à la fin de Malaise de la modernité?

L’histoire

Taylor fit d’abord des études d’histoire et ses premiers travaux ont porté sur cette discipline. Pour mesurer la portée de ces travaux, on voudra bien se reporter à l’article de Paul Ricoeur intitulé «Le fondamental et l’historique» et à la réplique de Taylor intitulée «Le fondamental dans l’histoire».

En conclusion de cet article, Taylor nous dit que le fondamental en histoire c’est l’histoire elle-même et il précise par là les conditions, – l’enracinement dans l’histoire en est une –, de la réussite de son projet.

«Notre conscience est donc rivée à l’histoire. Mais qu’arrive-t-il quand nous commençons à oublier notre histoire, ce qui semble arriver aux générations montantes? La référence au passé ne diminue pas, mais elle devient de plus en plus primitive. Des visions du passé de plus en plus primaires et crues ont cours. Derrière nous se profile une «grande noirceur» aux traits de plus en plus flous et sombres. C’est un passé caricatural, une histoire de bandes dessinées.

Mais cela a son prix. Puisque la liberté se définit comme conquête sur quelque chose, plus notre vision de cet état antérieur est déformée, moins nous comprenons la liberté que nous aspirons à vivre. Cela fait ressortir une dimension cruciale de la vie des modernes au-delà d’un certain point, pour mieux nous comprendre, il faut cerner plus adéquatement notre passé. Caricaturer nos devanciers, c’est rendre notre propre vie plus opaque.[…]

Cette mise à proximité du passé s’avère une tâche essentielle pour une culture qui vit du passé dans la mesure où elle prétend le surmonter. Cela peut paraître paradoxal: ne sont-ce pas les sociétés « traditionnelles» qui vivent du passé? Oui, elles s’y emploient d’une certaine façon, mais nous le faisons d’une autre. Et les deux manières se valent en fin de compte.»23

L’identité

Nous évoquerons ailleurs, au moyen de citations, divers autres aspects de l’œuvre de Taylor. Il nous faut d’abord pour donner tout son sens à notre tour d’horizon situer la pensée de Taylor sur un thème central, l’identité.

L’un des premiers à soulever la question de l’identité en Occident fut Cervantès. Yo se quien soy (je sais qui je suis) disait Don Quichotte sur le ton faussement assuré de celui qui, précisément parce qu’il éprouve le besoin d’affirmer une chose, avoue par là qu’il en doute. Je suis et je serai, poursuit Don Quichotte, hijo de mis obras, fils de mes œuvres plutôt que produit de ma lignée. À partir du moment où l’on se proclame ainsi fils de ses œuvres, on est moderne et l’identité, qui allait de soi quand on était produit de sa lignée, devient un problème. À l’horizon de Don Quichotte, il y a Dulcinée, les moulins à vent et les livres de chevalerie.

Premier moderne, premier homme à se soucier de son identité, Don Quichotte sera aussi celui qui portera cette identité à son plus haut degré, celui où l’on peut estimer avoir raison contre tout le monde et même contre l’évidence. Il avait déclaré que Dulcinée était la plus belle, il ne s’abaisserait jamais jusqu’à renier cette déclaration.

L’histoire retiendra que par excès d’identité Don Quichotte sombra dans la locura, folie douce, dans son cas folie des grandeurs psychologiques qui consista pour lui à pousser la fidélité à soi-même jusqu’à l’absolu. Remarquons qu’il n’y a pas de grandeur, et qu’à la limite il n’y a pas de morale possible sans une petite dose de cette locura. Toute fidélité est une fidélité à soi-même. Toute responsabilité est une responsabilité à l’égard de soi-même. Est-ce que je m’abaisserai au point de ne pas assumer aujourd’hui les conséquences du choix que j’ai fait hier?

Mais hélas! on reste enfermé dans la psychologie quand on fait tout dépendre ainsi de son identité. Or, comme se plaisait à le dire Gabriel Marcel, «tout est vrai en psychologie.» Et ce n’est là que l’une des difficultés auxquelles on s’expose en abordant ce sujet. La question de l’identité soulève aussi celle des rapports entre la nature et la culture. Quelle est la part du biologique dans l’identité? Quelle est celle du culturel? On devine les attaques auxquelles s’exposait Taylor en remontant jusqu’à la nature telle que définie par Herder et en négligeant sur son passage celle de la biologie contemporaine.
Autre piège : la pire menace que l’on puisse faire planer sur l’identité n’est-elle pas d’en faire un problème et ensuite un idéal ? L’identité n’atteint-elle pas son sommet chez celui qui n’a pas conscience de la posséder? L’expérience ne nous apprend-elle pas que plus on a le souci conscient de son identité plus on s’expose au mensonge à soi-même ?

Voilà pourquoi la question de l’identité a effrayé tant de philosophes. En osant l’affronter, Taylor a-t-il donc fait preuve de témérité ? Il a plutôt fait preuve d’un réalisme rappelant celui d’Aristote. Les philosophes ont beau avoir les meilleures raisons du monde de se tenir éloignés de cette question, les mystiques ont beau avoir comme premier souci l’effacement du moi, cela n’empêche pas que l’identité soit aujourd’hui au cœur de la vie de bien des individus et de bien des peuples. Après la seconde guerre mondiale, l’Allemagne, à l’instar de bien d’autres pays, a sombré dans une crise d’identité qui n’est pas terminée. Du côté des vainqueurs en Europe, c’est l’immigration qui a fait surgir le même problème. La plupart des anciennes colonies des pays européens ont elles aussi des problèmes d’identité. Le Québec enfin a ses problèmes d’identité, qui semblent parfois aigus, le Canada a aussi les siens.

À première vue, la théorie de Taylor est incompatible avec la grande tradition spiritualiste, orientale aussi bien qu’occidentale, selon laquelle c’est l’effacement et non le renforcement du moi qui assure le progrès intérieur. Mais pour renoncer au moi, encore faut-il en avoir un. Ayant compris que les morales du renoncement au moi peuvent avoir des effets délétères quand le moi est faible, ayant observé ensuite que le moi est aujourd’hui menacé par la raison instrumentale, Taylor voit la nécessité de soutenir le moi et rendre ainsi possible une morale plus élevée. «Nous pouvons perdre contact avec la voix intérieure; elle peut être étouffée en nous. Et ce qui peut l’étouffer c’est précisément l’attitude désengagée de la raison calculatrice, qui perçoit la nature de l’extérieur, comme un ordre simplement observé.»24

Une fois étouffée, notre nature intérieure ne peut plus accueillir la lumière et la vie venue du soleil invisible. D’où le lien qu’établit Taylor avec ce qu’il appelle les théories antérieures de la grâce : «Il y une filiation avec les théories antérieures de la grâce. La nature existe en tant que réservoir du bien, du désir innocent ou de la bienveillance et l’amour du bien. Dans la position de désengagement, nous restons en retrait par rapport à elle, coupés d’elle; nous n’arrivons plus à renouer contact.»25 Nous pouvons ajouter, en présumant que Taylor fait allusion à la théologie la plus orthodoxe, que nous ne pouvons plus accueillir la grâce parce que c’est la nature en nous qui doit l’accueillir et que nous avons rompu nos liens avec cette nature.

Taylor est Québécois et Canadien, il eut une mère francophone et un père anglophone. Pouvait-il éviter d’être touché par la question de l’identité ? Il faut le remercier de s’être aventuré sur ce terrain, en tant que philosophe. Le socle sur lequel il élève sa conception de l’identité n’est pas le je pense de Descartes, ni le je dois de Kant, ni les gènes du biologiste, c’est l’inner nature, ou l’inner voice, cette essence qui fait de moi un être unique, Pour celui qui rejette cette position initiale, l’œuvre ne Taylor n’a aucun sens. Mais celui qui l’accepte peut aussi espérer échapper au psychologisme qui est le principal danger dans une aventure de ce genre.

C’est une analogie avec la création artistique qui permet de comprendre l’identification progressive à son inner nature. «Il y a, écrit Taylor, une analogie entre la découverte de soi-même et la création artistique. Avec Herder et l’interprétation expressiviste de la vie humaine, la relation entre les deux devient très intime. La création artistique devient le paradigme à l’intérieur duquel on peut parvenir à la définition de soi-même.»26

Nous avons soutenu la même thèse dans un article dont la première version a été écrite vers 1970 et qui est devenu le dossier authenticité de notre encyclopédie sur Internet : «En d’autres termes, l’identité, comme l’authenticité c'est aussi la consonance intérieure. On dit parfois: j'ai senti qu'en posant tel ou tel geste, j'aurais forcé ma nature, rompu ma consonance avec moi-même. La racine de l'authenticité est dans ce sentiment par lequel, le plus souvent sans le savoir, nous empêchons le geste faux de prendre forme.
C'est par un sens de la consonance analogue que l'artiste élimine les traits incompatibles avec son idéal encore implicite. Nous sommes inspirés de nous-mêmes comme l'artiste est inspiré par son idée formatrice, son inspiration.»

Si cette analogie entre la création artistique et la découverte de soi constitue une réponse satisfaisante à la question de l’identité personnelle, qu’en est-il de l’identité collective? Peut-on recourir à la même analogie pour en rendre compte? Herder n’hésite pas à le faire et Taylor nous le rappelle sans lui en faire reproche :

«Cette vocation d’originalité ne vaut pas seulement pour les individus, Herder l’a aussi utilisée pour formuler la question de la culture nationale. Les divers Völker (peuples) ont leur façon propre d’être humains, et ils ne devraient pas la trahir en singeant les autres. En particulier les Allemands ne devraient pas singer les Français, mais Herder fut aussi un anticolonialiste passionné. Et l’un des premiers. C’est là l’une des idées fondatrices du nationalisme moderne.»27

Plus près de nous, Lewis Mumford a repris à son compte la même idée, donnant le nom de «idée formative» à ce qu’on pourrait appeler identité créatrice d’un peuple.

À chaque civilisation, à chaque histoire d’un peuple ou d’une civilisation correspond une idée formative particulière qui en est en quelque sorte l’essence. Cette puissance ou cette idée formative imprègne tout dans la vie d’un peuple. Elle commence toutefois par façonner les choses, outils, maisons ou œuvres d’art, avant d’envahir la pensée. «Elle se matérialise avant de s’éthéréaliser, selon les mots de Lewis Mumford, qui a eu recours à cette notion pour expliquer l’évolution des cités à travers les âges.»28.

Le Québec

Quelle a été, quelle est toujours l’idée formative du Québec? S’est-elle brisée contre le mur de la révolution tranquille ou a-t-elle seulement été mise à l’épreuve?

L’importance de la mystique à l’origine de notre peuple est difficilement contestable, mais donnons-nous tout de même la peine de relire la célèbre page de François-Xavier Garneau, citée au début du livre de Georges Goyau sur les origines mystiques du Canada.

«Il faut attribuer à la ferveur de sa foi l’estime plus particulière que les nations sauvages ont eue pour elle dans tous les temps. […] Pendant longtemps la voix de la religion domina toutes les autres voix au Canada et à Paris quand il s’agissait du Nouveau-Monde. Aussi bien le prosélytisme a joué un rôle capital dans l’établissement de la Nouvelle-France. Le missionnaire marchait à côté du défricheur pour l’encourager et le consoler; il suivait l’explorateur et le traitant dans leurs courses périlleuses, il s’installait parmi les tribus les plus reculées afin d’y annoncer la parole de Dieu.29

Ce peuple existe-t-il encore? Comment le retrouver dans ses représentants à l’assemblée nationale qui, avec l’appui de leurs évêques, ont voté, il y a quelques années, la déconfessionnalisation de leurs écoles alors que rien ne les forçait à le faire?

Gardons-nous toutefois d’exagérer ce contraste déjà trop visible entre les deux premiers Québec. Garneau lui-même au XIXe siècle adressera discrètement à l’Église des reproches semblables à ceux qui retentiront lors de la révolution tranquille : «Par faux zèle les intérêts de la Nouvelle-France ont été sacrifiés à la dévotion sublime mais outrée du XVIIe siècle.»30

Le renforcement de l’identité québécoise a de toute évidence pour première condition la réconciliation entre ces deux Québec, réconciliation qui est elle-même la condition de l’intégration du Québec d’avant la conquête, celui des autochtones, et du Québec de la mondialisation, celui des jeunes, des immigrants. Il faudrait que ces quatre Québec puissent se fondre en un seul pays. C’est le défi que la Commission Bouchard-Taylor doit nous aider à relever. Tout nous incite à penser qu’il y a un lien mystérieux et prometteur entre ce défi et la pensée de Taylor. L’unification des quatre Québec serait la meilleure conclusion de son œuvre philosophique. Ne serait-ce qu’en raison de l’importance qu’il attache à l’histoire, à la place qu’il fait à la religion sans renoncer à sa modernité, et au respect des autochtones auquel sa propre philosophie l’oblige, Charles Taylor est l’homme que l’histoire appelait au rôle de co-président de la Commission des accommodements raisonnables.

C’est en approfondissant l’individualisme moderne plutôt qu’en le combattant que Taylor a précisé les conditions de sa compatibilité avec une communauté. En choisissant ainsi la voie difficile, il s’éloignait de l’utopie ­au sens péjoratif de procédé mensonger consistant à présenter comme possible, comme réalisable dans l’histoire un idéal qui n’est qu’une vue de l’esprit. Personne ne pourra reprocher à Charles Taylor d’avoir promis des lendemains qui chantent mais qui, au lieu de chanter le moment venu, ont provoqué une amère déception.

En matière de philosophie politique, la chose essentielle n’est pas un idéal, encore qu’il faille faire preuve de réalisme et de cohérence pour bien l’établir, c’est l’inspiration ou si l’on préfère, la source de l’énergie supérieure dont on aura besoin pour atteindre cet idéal. Taylor a très bien identifié l’une des sources possibles d’une telle énergie : la nature. Il a même donné des précisions sur le rapport entre l’art et la nature et sur le type d’œuvres d’art dont on peut se nourrir. Taylor a su également résister aux tentations de l’homme de gauche : miser sur une réforme des structures ou sur la magie des droits plutôt que sur la transformation intérieure.

L’unité

Taylor reprend à son compte le grand défi qu’avait voulu relever Hegel. Ce défi, il le présente ainsi dans les premières pages de Hegel et la société moderne.

«La synthèse philosophique de Hegel reprend et conjugue deux manières de penser et de voir le monde nées à son époque et qui demeurent d’une importance fondamentale pour la nôtre. […] Le premier de ces courants, que j’appellerais volontiers « expressivisme », naît en même temps que ce mouvement diffus connu sous le nom de Sturm und Drang, auquel il devait largement survivre, et s’exprime d’abord, de façon impressionnante, dans les travaux de Herder.»31

Le second courant c’est le philosophe Emmanuel Kant qui en fut l’initiateur. Il est fondé sur une déclaration d’indépendance par rapport à la nature et à toute autre influence extérieure. «Je suis libre, écrit Taylor, en paraphrasant Kant, dans un sens radical, auto-déterminé non pas en tant qu’être naturel mais en tant que pure volonté morale.»32

Hegel, conclut Taylor, s’il nous a laissé une méthode et des questions qui conservent toute leur pertinence, a échoué dans sa tentative pour réconcilier la nature et la liberté. Taylor osera ensuite s’attaquer à la même tâche, par ce qu’il appelle la quête d’une subjectivité en situation,

«Le problème qui préoccupa cette génération, (celle de Hegel), l’opposition qu’elle tenta de surmonter, existe toujours sous des formes différentes. Il semble qu’on ne puisse l’extirper d’une civilisation moderne qui, héritière des Lumières, ranime sans cesse la protestation expressiviste et, du coup, les prétentions à une liberté absolue. L’urgence même de ces revendications, à quoi s’ajoute la conscience de plus en plus aiguë d’une crise écologique, confèrent à la quête d’une subjectivité en situation un caractère vital. Parce que nous tentons encore de concilier nature et liberté, nous demeurons très proches des romantiques. Aussi bizarres que soient devenues leurs doctrines à nos yeux, ils n’ont pas cessé de nous interpeller.»33

Notre romantisme doit cependant être rigoureux. De tous les brillants commentaires que l’œuvre de Taylor a suscités, le plus intéressant de ce point de vue est celui de Jacques Bouveresse, un spécialiste français de cette philosophie analytique que Charles Taylor a cultivée un moment au début de sa carrière. Dans une étude où il compare les vues de Robert Musil à celles de Charles Taylor sur le malaise de la modernité, Bouveresse dénonce d’abord les grands protagonistes de l’heure : «On voit aujourd’hui s’affronter ce que Musil appelle "une rationalité de poisson séché" et un anti-rationalisme de l’emphase et de l’enflure, qui est pour sa part gonflé comme une baudruche et à peu près aussi consistant qu’elle.»

Le diagnostic de Musil, selon Bouveresse, est que «nous n’avons pas trop d’intellect et pas assez d’âme mais que nous n’avons pas suffisamment d’intellect dans les questions de l’âme. Musil ajoute : «nous devrions traiter les questions importantes avec les méthodes qui se sont avérées si efficaces pour les questions secondaires.»

Nous citons toujours Bouveresse : « Maurice Maeterlinck a écrit : "On dirait que nous approchons d’une période spirituelle. Il y a dans l’histoire un certain nombre de périodes analogues où l’âme, obéissant à des lois inconnues, remonte pour ainsi dire à la surface de l’humanité et manifeste plus directement son existence et sa puissance. " On entend à nouveau aujourd’hui évoquer assez fréquemment la possibilité d’un réveil de cette sorte. L’opinion de Musil est que même si la résurgence annoncée se produisait, on aurait de toute façon, d’autant plus besoin d’idées directrices et organisatrices, qui ne peuvent pas venir de l’âme ou du sentiment eux-mêmes, mais de l’intellect.»34

Il nous faut d’abord redresser nos poumons : «Nous avons tendance, écrit Taylor, à la fin de Les sources du moi, à étouffer l’esprit. […] Nous avons éliminé tant de biens de notre version canonique de l’histoire, nous avons enfoui si profondément leur pouvoir sous des couches de rationalisations philosophiques, qu’ils courent le danger d’étouffer. Ou plutôt, puisque ce sont nos biens, les biens humains, nous étouffons.

Je m’étais assigné la tâche de réhabiliter, de dévoiler par une nouvelle formulation, des biens enfouis ­et ainsi de permettre à ces sources de redevenir actives, de réinsuffler de l’air dans les poumons à demi affaissés de l’esprit. »35


Notes

1. Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Bellarmin, Montréal 1992, p.54.

2. Ibid. p. 54.

3. Charles Taylor, Les sources du moi, Boréal Compact, Editions du Boréal, Montréal 2003 p.488 Édition originale 1989.

4. Le mot théorie revient à chaque page dans la thèse de Bernard Gagnon intitulé La philosophie morale et politique et parue aux Presses de l’Université Laval en 2002.

5. Charles Taylor, Les sources du moi, op. cit. p. 470.

6. Charles Taylor, Les sources du moi, op. cit. p. 470.

7. Der Panther
(Im Jardin des Plantes, Paris)
Traduction Claude Vigée
http://temporel.fr/la-panthere-de-r-m-rilke-traduit
Sein Blick ist vom Vorübergehn der Stäbe
so müd geworden, daß er nichts mehr hält.
Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe
und hinter tausend Stäben keine Welt.

Der weiche Gang geschmeidig starker Schritte,
der sich im allerkleinsten Kreise dreht,
ist wie ein Tanz von Kraft um eine Mitte,
in der betäubt ein großer Wille steht.

Nur manchmal schiebt der Vorhang der Pupille
sich lautlos auf - . Dann geht ein Bild hinein,
geht durch der Glieder angespannte Stille -
und hört im Herzen auf zu sein.
8. CharlesTaylor, Grandeur et misère de la modernité, op.cit. p.112.

9. Ibid. p 109.

10. Henri F. Ellenberger, À la découverte de l'inconscient, Simep-Éditions, Villeurbanne, 1974, p.175.

11. Ibid. p.176.

12. Cité par Ludwig Klages, dans Der Geist als Widersacher der Seele, H. Bouvier U. Verlag, Bonn, 1960.

13. Charles Taylor, Les sources du moi, p. 488.

14. Ibid. p. 472.

15. Sources of the Self, p 27, cité par Alan Montefiore, dans Choisir mon identité, dans Charles Taylor, Presses de l’Université Laval-Cerf, Québec 1998, p.97.

16. Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité,op.cit. p 44.

17. Mais il faut triompher du temps et de l'espace,
Arriver ou mourir. Les marchands sont jaloux.
L'or pleut sous les chardons de la vapeur qui passe,
Le moment et le but sont l'univers pour nous.
Tous se sont dit : " Allons ! " Mais aucun n'est le maître
Du dragon mugissant qu'un savant a fait naître ;
Nous nous sommes joués à plus fort que nous tous.
Alfred de Vigny, La maison du berger.

18. Guy Laforest et Philippe Lara, directeurs de la publication, Philiop Resnick, in Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Les Presses de l’Université Laval, Cerf, Québec, Paris, 1998, p 328.

19. Ibid. p.328.

20. Ibid. p.328.

21. Ibid. p. 329.

22. Jean Bethke Elshtain, citée par Philip Resnick, dans Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Presses de l’Université Laval, Cerf, Québec, Paris 1998, p.331.

23. Guy Laforest et Philippe Lara, directeurs de la publication, Charles Taylor, in Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Les Presses de l’Université Laval, Cerf, Québec, Paris, 1998, p.48.

24. Charles Taylor, Les sources du moi, op.cit. p. 464.

25. Ibid. p.64.

26. CharlesTaylor, Grandeur et misère de la modernité, op.cit. p 81.

27. Charles Taylor, Les sources du moi, op.cit.p. 470

28. Mumford Lewis, voir l’épilogue du Pentagone de la puissance, Paris, Fayard, 1964.

29. Garneau, Histoire du Canada, 6e édition, p.56 et 282.

30. Ibid. p.66.

31. Charles Taylor, Hegel et la société moderne, Presses de l’Université Laval, Cerf, Québec, Paris, 1998, p.1.

32. Ibid. p.4.

33. Ibid., p.167.

34. Guy Laforest et Philippe Lara, directeurs de la publication, Jacques Bouveresse, in Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Les Presses de l’Université Laval, Cerf, Québec, Paris, 1998, p 255.

35. Charles Taylor, Les sources du moi, Boréal Compact, Editions du Boréal, Montréal 2003 p.470 Édition originale 1989, p.649.

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