Le scandale d'Enron

Jacques Dufresne
Le scandale d’Enron, cette compagnie texane classée il y a six mois au septième rang des entreprises américaines rappelle, par sa son ampleur, le scandale de Panama qui, à la fin du XIXe siècle, eut en France un impact dont on sent encore les effets aujourd’hui: une montée de l’antisémitisme qui entraîna l’affaire Dreyfus, et une méfiance des épargnants à l’endroit des investissements industriels.
Le scandale d’Enron, cette compagnie texane classée il y a six mois au septième rang des entreprises américaines rappelle, par sa son ampleur, le scandale de Panama qui, à la fin du XIXe siècle, eut en France un impact dont on sent encore les effets aujourd’hui: une montée de l’antisémitisme qui entraîna l’affaire Dreyfus, et une méfiance des épargnants à l’endroit des investissements industriels.

Toute la classe politique française a été compromise par les malversations de Ferdinand de Lesseps et de ses amis. Plus de 100 ministres et députés auraient été complices. La construction du canal de Suez par monsieur de Lesseps avait été un grand succès à tous égards. Au sommet de son prestige, ce diplomate promoteur se lança dans la construction du canal de Panama, projet dont il avait sous-estimé la difficulté. La somme prévue pour l’ensemble du projet ne lui permit que d’en réaliser la moitié. Il dut faire modifier des lois et règlements pour pouvoir lancer d’autres souscriptions, ce qui l’obligea à abuser de son influence auprès des dirigeants politiques français. Il utilisa une grande partie des nouveaux investissements pour mener des campagnes de presse et de relations publiques destinées à rassurer la population française quant à la viabilité du projet.

«Devenue inéluctable, en 1889, écrit Herodote.net, la déconfiture de la Compagnie va entraîner la ruine de 85.000 souscripteurs. Dès 1892, Edouard Drumont, auteur du pamphlet antisémite «La France juive» (1886), dénonce le scandale de Panama dans son journal, «La libre parole». Il souligne l'implication de plusieurs financiers israélites et relance de ce fait l'antisémitisme en France. L'affaire Dreyfus éclatera trois ans plus tard.

Désabusés, les épargnants français vont désormais renoncer aux investissements industriels et leur préféreront les placements de type «père de famille» (comme les emprunts russes) qui se solderont en définitive par une déconfiture aussi retentissante!»

Scénario semblable dans le cas d'Enron: plus de 100 membres du Congrès ont reçu des contributions d'Enron à leur caisse électorale. Le vice-président, Dick Cheney, a recu plusieurs fois Kenneth Lay, président d'Enron, dans le groupe de travail sur l'énergie dont il assumait la présidence. Pour George Bush, Kenneth Lay c'était Kenny Boy.

Le système financier américain a aussi été frappé de plein fouet. À son sommet, en janvier 2001, l’action d’Enron valait 83$, un an plus tard, elle vaut 0,67$. Les comptes de cette entreprise, plus virtuelle que réelle puisque dans le marché de l’énergie elle jouait un rôle d’intermédiaire qui, n’étant pas essentiel, ne pouvait pas assurer de revenus suffisants, étaient vérifiés par la compagnie Arthur Andersen, l’une des plus réputées de toutes celles qui sont agréées par la Securities and Exchange Commission, de la Bourse de New York. Il y avait un lien direct entre la valeur de l’action et la confiance qu’inspirait Arthur Andersen. Au cours de l’an 2000, les actionnaires de l’intérieur de l’entreprise ont vendu 9,447, 659 actions pour une valeur totale de130,972,228$, et ils n’en ont acheté que 10,000.

Ils voyaient venir la catastrophe… ce qui n’a pas empêché Kenneth Lay, le président, de recommander les actions de sa compagnie, un mois seulement avant la débâche: «My personal belief is that Enron stock is an incredible bargain at current prices and we will look back a couple of years from now and see the great opportunity that we currently have», énonçait encore Lay, le 26 septembre. Comme les dirigeants de la compagnie du canal de Panama, ceux d’Enron ont dépensé une grande partie de l’argent investi pour rassurer les investisseurs plutôt que pour produire de la richesse.

Ainsi donc pendant qu’à New York, les tours du World Trade Center s’effondraient, sous les coups d’activistes de l’extérieur, appelés terroristes, à Houston, au Texas, une tour financière implosait, à cause du vide créé à l’intérieur par des agioteurs (spéculateurs). Si le premier événement a entraîné la mort de milliers de personnes, le second a déjà fait perdre leur emploi à plus de 4000 personnes leur pension à des milliers d'autres. Pour les actionnaires, la perte a en effet été de 63 milliards.

La vénérable firme de comptables Arthur Andersen est elle aussi secouée. Le Washington Post du 22 janvier 2002 fait état d'un brain drain, le nombre d'employés de la firme envoyant des demandes d'emplois à des entreprises rivales étant anormalement élevé.


Et alors que Ferdinand de Lesseps s’attaquait à une œuvre concrète, dont l’utilité et la nécessité étaient indiscutables, la compagnie Enron était le type même de ces entreprises œuvrant dans l’abstrait et l’inutile, et misant pour faire des profits rapides sur la spéculation et les astuces. Les Américains devaient terminer le travail de Ferdinand de Lesseps en 1914. De sorte que les investisseurs français ruinés eurent au moins la consolation d’avoir contribué à une œuvre utile. Les victimes d’Enron auront le souvenir amer d’avoir été floués par des spéculateurs. Il n’y a aucune œuvre à terminer dans ce cas, parce qu’aucune n’avait été entreprise.
Le scandale d’Enron détournera-t-il les épargnants américains des investissements dans les fictions financières comme le scandale de Panama a détourné les épargnants français des investissements industriels?

Pour en savoir plus:
Daniel Schorr, The Real Enron Scandal, janv. 2001.
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