Pascal selon Barbey d'Aurevilly

Jules Barbey d'Aurevilly
Les sciences vieillissent... les philosophies se succèdent... Mais Pascal, lui, le Pascal des Pensées n'a pas, comme on dit, pris un jour. Toute une armée de géomètres a passé pourtant sur le géomètre du XVIIe siècle et planté plus loin que la place où il était tombé l'étendard de la découverte ! Le jansénisme s'en est allé en fumée avec les autres poussières d'un siècle écroulé, et, jusqu'en ce beau livre des Pensées, il s'est trouvé de vastes places qui maintenant font trou dans le reste, comme dans un tableau écaillé. La foi religieuse a pâli. La croyance au surnaturel, qui était le seul naturel pour Pascal, a diminué dans les esprits, retournés vers l'en-bas des choses. Il y a donc tout un Pascal de mort dans Pascal. Mais il y en a un autre qui ne mourra pas, c'est le poète des Pensées ! c'est le poète qui est par-dessous tous ces raisonnements, tous ces doutes, toute cette syllogistique désespérée, toute cette algèbre de feu qui cherche l'inconnue et ne la trouve jamais, et qui, comme un phénix effrayé, aveuglé par les cendres du bûcher où il s'est consumé lui-même, se sauve tout à coup dans le ciel !

Les Œuvres et les hommes (1ère série). I. Les philosophes et les écrivains religieux, Paris, Amyot, 1860, p. 180


* * *


Ce qui distingue Pascal, ce n'est pas la force de sa raison, car souvent il voit faux; ce n'est pas non plus la pureté de sa foi, car souvent elle est troublée. Un pas de plus du coté où il marche, c'est dans l'hérésie qu'il tomberait !

Non ! Ce qui le crée Pascal; ce qui lui fait, par l'accent seul, une langue à lui à travers celle de Montaigne, dont il a les tours et dont il s'assimile les qualités; ce qui lui donne une originalité incomparable entre tous les esprits originaux de toutes les littératures, et le fait aller si loin dans l'originalité que parfois il rase l'abîme de la folie et donne le vertige, c'est un sentiment unique - un sentiment assez généralement méprisé par le superficiel orgueil des hommes, et ce sentiment, c'est la peur !

... La peur, ce n'est pas la lâcheté. La peur de Pascal était digne de son âme et de son esprit.

... Cette sublimité qu'on rencontre en ces quelques pages inachevées (les Pensées), et qui n'ont aucun modèle quant à l'inspiration qui les anime, cette sublimité qui n'existait plus depuis les effarements de quelques prophètes, je la trouve en Pascal dans la peur de Dieu et de sa justice, la plus grande peur de la plus grande chose qui pût exister dans la plus grande âme, l'âme de Pascal, que j'appellerai : « A elle seule tout un infini ! »


Les Œuvres et les hommes (1ère série). I. Les philosophes et les écrivains religieux, Paris, Amyot, 1860, p. 184


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... Y aura-t-il jamais un dernier mot à dire sur cet homme qui fait l'effet d'un infini, à lui seul?


Pascal, en effet, a été plus retrouvé, plus restauré, plus raconté que jugé de ce jugement définitif et suprême qui donne la raison suffisante d'un homme; il a produit plus d'étonnement que d'admiration encore, et presque plus de frayeur que d'étonnement. Les critiques à classifications et à catégories, les nomenclateurs qui croient aux familles d'esprits, ont été complétement déroutés par ce grand singulier, sceptique et dévot, géomètre et poète, l'ordre et le désordre, qui se bat contre sa tête avec son coeur. Ils n'ont rien compris ou du moins ont compris peu de chose à ce solitaire, plus solitaire que tous les solitaires de Port-Royal dont il faisait partie, car jamais la règle et la communauté de doctrine et de foi n'empêchèrent qu'il ne fût seul, éternellement seul, sur la montagne de son esprit. Hélas ! il y resta jusqu'à son dernier jour, tenté comme le Sauveur Jésus, aussi sur la montagne; et son tentateur, à lui, fut son propre génie, affamé de ce que les sciences de la terre n'ont jamais donné : la certitude !

Les Œuvres et les hommes (1ère série). I. Les philosophes et les écrivains religieux, Paris, Amyot, 1860, p. 180.


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Pascal, qui, malgré son génie, a écrit tant d'assertions fausses, comme il convient à un esprit mathématique appliquant sa géométrie aux choses morales, Pascal a dit que le moi était haïssable dans les livres, et il se trompait avec sa généralité, absolue et grognonne.

Les mémoires sont des livres, apparemment, et le moi y est charmant... Mais Pascal, j'imagine, avec ses ronds et ses carrés, son crucifix janséniste aux bras perpendiculairement roidis et sa Sainte-Épine, ne lisait pas beaucoup de mémoires. Il méprisait la vie et son détail, comme Malebranche, cet autre stylite de la pensée, qui non seulement ne s'occupait pas de mémoires, mais allait jusqu'à insulter l'histoire, en la traitant ni plus ni moins que de commérages de portier !

Les Œuvres et les hommes (2e série). XIV. Mémoires historiques et littéraires, Paris, Lemerre, 1893, p. 242.)


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En disant que le moi était haïssable, Pascal ne disait qu'un mot de janséniste envieux et farouche, qu'il détruisait, du reste, presque en même temps qu'il le disait, - car ce qu'il voulait, c'était, dans l'auteur, de trouver l'homme, ajoutait-il. Or, s'il cherchait l'homme dans l'auteur, il y cherchait le moi, l'auteur n'étant jamais qu'une superposition à l'homme, et Pascal, tout Pascal qu'il fût, prenait son cou d'Hercule dans une contradiction et s'étranglait !

Les Œuvres et les hommes (2e série). XVI. Portraits politiques et littéraires, Paris, Lemerre, 1898, p. 138

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