Le mal et la foi

Victor Hugo
Dans sa réponse aux désespérés qui nient Dieu parce qu'il y a le mal dans le monde, dans sa réponse à ceux qui doutent, Victor Hugo a ce raccourci prodigieux:

    Vous voyez l'ombre et moi je contemple les
    astres,
    Chacun a sa façon de regarder la nuit.

    Seulement, il y a quand même en nous la blessure du mal, le scandale éprouvé devant l'injuste souffrance qui semble témoigner contre Dieu. Et Hugo le dit très bien: si nous nous indignons devant certaines souffrances qui nous paraissent injustes et que nous nions Dieu à cause de cela, c'est précisément la voix de Dieu en nous qui s'élève contre Dieu:

    Et cette indignation dans nos coeurs se
    hérisse,
    Jusqu'à mordre parfois notre âme, sa
    nourrice.

    C'est notre âme qui nourrit cette indignation et notre âme est la preuve de Dieu. On revient au mot de Proudhon: «L'homme devient athée lorsqu'il se sent meilleur que son Dieu». Mais pour croire, il faut qu'il passe dans une autre dimension. Nous avons le privilège du choix. Nous avons ce privilège parce qu'ici-bas Dieu n'est pas prouvé; s'il était prouvé, ce ne serait pas une question de foi, ce serait une question de connaissance. Devant ce choix transcendantal, il faut opérer positiviement: «Dieu c'est la vérité, Satan c'est le mensonge, l'homme c'est le doute».

    La vie est une épreuve et c'est par cette épreuve que nous méritons une autre vie, en choisissant, dans l'obscurité, le bien. Alors Hugo écrit:

    Pour que l'épreuve soit l'épreuve, que
    l'homme demeure
    L'être double en attendant qu'il meure
    Il faut que les plateaux gardent leur
    pesanteur
    Et restent dans son âme à la même
    hauteur.

    C'est nous qui faisons pencher la balance par notre choix transcendantal comme disait Simone Weil.

    Et cet autre quatrain sur le hasard qui pourrait servir de formule de vie à quelqu'un. Il se peut que tout soit sous le hasard ici-bas. Alors, Hugo reprend la pensée de Marc-Aurèle: «S'il y a des dieux tout est bien. Si tout est livré au hasard, ne sois pas toi-même livré au hasard». Et le seul fait de se dire que l'on ne veut pas être livré au hasard prouve que tout n'est pas livré au hasard. Victor Hugo écrit:

    Tout ici-bas étant sous le hasard,
    L'homme, ignorant Auguste,
    Doit vivre de façon qu'à son rêve plus tard
    La vérité s'ajuste.

    Seulement Dieu, ici-bas, est impuissant. Bien sûr, il y a la Providence et les lois du monde. Il y a la mécanique du monde sur laquelle Dieu n'intervient pas, saut quand il fait des miracles. Il y a donc chez l'homme un devoir essentiel de venir en quelque sorte au secours de Dieu, de compléter l'oeuvre de la Providence. Hugo a fait un très bel apologue là-dessus dans Les sept merveilles du monde où il parle du phare d'Alexandrie. Il s'agit d'un certain Sostrate de Cnide qui a construit le fameux phare. C'est le phare qui parle:

    Sostrate Cnidien regardait les étoiles
    De la tente des cieux dorant les larges toiles,
    Elles resplendissaient dans le nocturne azur
    Leur rayonnement clame emplissait
    l'éther pur.

    Et alors Sostrate pense aux bateaux qui partent et qui la nuit se fient aux étoiles. Ici, bien sûr, les étoiles ce sont les dieux: «Tristes esquifs partis, croyant aux providence!»

    Et puis, il y a les orages et il y a les nuages qui arrivent et qui cachent les astres. C'est le mal ici-bas. Alors les esquifs partis croyant aux providences heurtent les écueils et combrent. Et ces naufrages font: «Rire aux dépens des dieux les monstres de la mer».

    «Qu'est-ce qu'il fait ton Dieu?» disent les tyrans d'ici-bas, car les monstres sont les tyrans. Alors, dit le phare, Sostrate voyant que c'est un déshonneur pour les dieux de laisser faire des naufrages, veut suppléer à leur impuissance:

    C'est alors que, des flots dorant les sombres
    cimes,
    Voulant sauver l'honneur des Jupiters
    sublimes,
    Voulant montrer l'asile aux matelots,
    rêvant
    Dans son Alexandrie, à l'épreuve du vent,
    La haute majesté d'un phare inébranlable
    À la solidité des montagnes semblable,
    Présent jusqu'à la fin des siècles sur la mer,
    Avec du jaspe, avec du marbre, avec du fer,
    Avec les durs granits taillés en tétraèdres,
    Avec du roc des monts, avec le bois des
    cèdres,
    Et le feu qu'un Tiran a presque osé créer,
    Sostrate Gnidien me fit, pour suppléer
    Sur les eaux, dans les nuits fécondes en
    désastres,
    À l'inutilité magnifique des astres.

    C'est bien: «Suppléer à l'inutilité magnifique des astres». Le phare est sous les nuages, il est sur la terr, comme nous, pour aider nos frères. C'est cela venir au secours de Dieu. Et par là, et par d'autres choses aussi. Hugo - qui a cru si bêtement au progrès le plus stupide - s'affirme comme un témoin de l'éternel.

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