Léon Bloy

Remy de Gourmont
«M. Bloy est un prophète. Il eut soin, parmi ses écrits, de nous le certifier lui-même : "Je suis un prophète." II pouvait ajouter, il n'y a pas manqué : — et aussi un pamphlétaire : "Je suis incapable de concevoir le journalisme autrement que sous la forme du pamphlet." Les deux mots sont des équivalents historiques : le pamphlétaire a remplacé le prophète, le jour où les hommes ont perdu la puissance de croire pour acquérir la puissance de jouir. Le prophète fait saigner les cœurs ; le pamphlétaire écorche les peaux ; M. Bloy est un écorcheur.

Non pas le tortionnaire élégant qui, romain ou chinois, décortique un sein, une joue, un hémicrâne, selon la science parfaite de la douleur animale; mais le boucher qui, après une entaille circulaire, arrache toute la dépouille, comme un fourreau. Tel de ses patients, toujours au vif, crie encore aussi haut qu'à l'heure où on lui enlevait sa tendre robe de chair; l'homme est tout nu et à travers la transparence de sa seconde peau on voit le double cloaque d'un coeur putréfié : privés de leur hypocrisie, les hommes ainsi pelés apparaissent vraiment comme des fruits trop mûrs l'heure est passée des vendanges, on ne peut plus en faire que du fumier.

Le spectacle (même celui du fumier) n'est pas désagréable. Il y a des besognes auxquelles on ne voudrait pas mettre le doigt (peut-être par lâcheté ou par orgueil), mais que l'on aime à voir brassées par des mains sans dégoût, et quand la place est propre, on est content; on se réjouit, dans la simplicité de son âme, d'une atmosphère meilleure ; les parfums retrouvés passent sans se corrompre d'une rive à l'autre par-dessus le ruisseau purifié, et la vie des fleurs sourit encore une fois au-dessus des herbes reverdies.

Hélas! qu'elle est fugitive, la purification des cloaques! À quoi bon écraser un Albert Wolff si la racine du champignon, restée sous la terre gluante, doit repousser le lendemain un nouveau nœud vénéneux ? "J'ai mépris et dédain", disait Victor Hugo. M. Bloy n'a qu'une arme, le balai : on ne peut lui demander de la porter comme une épée ; il la porte comme un balai, et il racle les ruisseaux infatigablement.

Le pamphlétaire a besoin d'un style. M. Bloy a un style. II en a recueilli les premières graines dans le jardin de Barbey d'Aurevilly et dans le jardinet de M. Huysmans, mais la sapinette est devenue, semée dans cette terre à métaphores, une puissante forêt qui escalada des sommets, et l'oeillet poivré, un champ resplendissant de pavots magnifiques. M. Bloy est un des plus grands créateurs d'images que la terre ait portés; cela soutient son œuvre, comme un rocher soutient de fuyantes terres; cela donne à sa pensée le relief d'une chaîne de montagnes. Il ne lui manque rien pour être un très grand écrivain que deux idées, car il en a une : l'idée théologique.

Le génie de M. Bloy n'est ni religieux, ni philosophique, ni humain, ni mystique; le génie de M. Bloy est théologique et rabelaisien. Ses livres semblent rédigés par saint Thomas d'Aquin en collaboration avec Gargantua. Ils sont scolastiques et gigantesques, eucharistiques et scatalogiques, idylliques et blasphématoires. Aucun chrétien ne peut les accepter, mais aucun athée ne peut s'en réjouir. Quand il insulte un saint, c'est pour sa douceur, ou pour l'innocence de sa charité, ou la pauvreté de sa littérature; ce qu'il appelle, on ne sait pourquoi, "le catinisme de la piété", ce sont les grâces dévouées et souriantes de François de Sales; les prêtres simples, braves gens malfaçonnés par la triste éducation sulpicienne, ce sont "les bestiaux consacrés", "les vendeurs de contremarques célestes", les préposés au "bachot de l'Eucharistie", — blasphèmes effroyables, puisqu'ils vont jusqu'à tourner en dérision au moins deux des sept sacrements de l'Eglise ! Mais il convient à un prophète de se donner des immunités : il se permet le blasphème, mais seulement par excès de dilection. Ainsi sainte Thérèse blasphéma une fois quand elle accepta la damnation comme rançon de son amour. Les blasphèmes de M. Bloy sont d'ailleurs d'une beauté toute baudelairienne, et il dit lui-même : "Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l'adoration n'est pas le blasphème par amour, qui serait la prière de l'abandonné ?" Oui, si le contraire de la vérité n'est qu'une des faces de la vérité, ce qui est assez probable.

Il est fâcheux qu'on ne discute pas davantage les notions théologiques de M. Bloy; elles sont curieuses par leur tendance vaine vers l'absolu. Vaine, car l'absolu, c'est la paix profonde au fond des immensités silencieuses, c'est la pensée contemplative d'elle-même, c'est l'unité. Les efforts magnifiques de M. Bloy ne l'ont pas encore sorti assez souvent du chaos des polémiques contradictoires; mais s'il n'a pas été, aussi souvent qu'il aurait dû, le mystique éperdu et glorieux qui profère les "paroles de Dieu", il l'a peut-être été plus souvent que tout autre; il a été éliséen en certaines pages de la Femme Pauvre.

Comme écrivain pur et simple, — c'est le seul Bloy accessible au lecteur désintéressé de la crise surnaturelle, — l'auteur du Désespéré a reçu tous les dons; il est même amusant; il y a du rire dans les plus effrénées de ses diatribes : la galerie de portraits qui s'étage en ce roman du LVe au LXe chapitre est le plus extraordinaire recueil des injures les plus sanglantes, les plus boueuses et les plus spirituelles. On voudrait, pour la sécurité de la joie, ignorer que ces masques couvrent des visages; mais quand tous ces visages seront abolis il restera : que la prose française aura eu son Juvénal.

Il faut que tout le monde meure, y compris M. Bloy; que des générations soient nées sans trouver dans leur berceau des tomes de Chaudesaigues ou de Dulaurier ; que notre temps soit devenu de la paisible histoire anecdotique : alors seulement on pourra glorifier sans réserves — et sans crainte d'avoir l'air d'un complice, par exemple, de la Causerie sur quelques Charognes — des livres qui sont le miroir d'une âme violente, injuste, orgueilleuse — et peut-être ingénue.»

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