Léon Bloy

René Martineau
Depuis quelques années, Léon Bloy n'était plus, un méconnu. Un groupe de passionnés collectionnait ses livres et les lisait d'une manière presque exclusive, n'admettant pas qu'un autre écrivain contemporain se pût comparer, fût-ce un instant, à l'auteur du Mendiant ingrat.

Enfin, ses ennemis mêmes s'inclinaient devant la puissance de son génie et j'en sais qui, faisant abstraction de leurs répugnances pour des idées qui n'étaient pas les leurs, ou du souvenir plus ou moins lointain des coups que le pamphlétaire leur avait portés, lisaient Léon Bloy, s'inquiétant avec insistance de ce qu'il publiait.

Tous, admirateurs ou détracteurs, amis ou ennemis, le comprenaient-ils vraiment? Je ne le crois pas. Ils se partageaient les richesses de l'œuvre du maître sans faire la synthèse de ses divers éléments, opérant ainsi une dissociation regrettable; et Léon Bloy, qui n'était plus un méconnu, aura été jusqu'à son dernier jour un incompris.

Je n'aurai pas ici la prétention de l'expliquer; mais l'ayant beaucoup fréquenté, beaucoup admiré et beaucoup aimé, il me sera peut-être possible de faire un peu de lumière autour de ce nom et de cette œuvre impérissables.

Lorsque Léon Bloy «apparut en ce monde ennuyé» 1, je ne sais si ses parents en furent «épouvantés», mais il est certain qu'il était encore tout enfant, lorsqu'ils durent s'étonner de ses violences et de ses larmes. Car il pleurait souvent de terreur à la seule idée qu'il avait des condisciples et des maîtres, de ravissement à la vue du soleil d'avril et des pommiers en fleurs, et aussi sans cause, simplement parce qu'il était doué de profondeur et de mélancolie.

Son père, artisan peu fortuné de Périgueux, était libre-penseur. L'enfant, quoiqu'il fût d'un naturel peu sentimental, trouvait auprès de sa mère, très chrétienne, un réconfort à sa tristesse et les pratiques religieuses avaient pour lui de l'attrait.

Ce futur champion du catholicisme fut catholique dès son enfance et, si, un peu après sa vingtième année, l'admiration qu'il avait pour Barbey d'Aurevilly le fit s'éprendre davantage de piété et de prosélytisme, il n'y eut point là de conversion, mais le simple développement de principes qui avaient toujours été siens.

«Je n'ai pas eu de succès auprès des catholiques, disait-il, parce que je n'étais pas un converti!»

Au lycée de Périgueux, ce furent d'inconcevables batailles. Léon Bloy revenait chaque jour couvert de sang, quand on ne le rapportait pas aux trois quarts assommé.

Son père, homme rigide et très épris des théories de son époque concernant l'éducation, dut le retirer dès la quatrième, se demandant avec une inquiétude grandissante ce qu'il adviendrait d'un fils auquel tout contact social semblait impossible et qui d'ailleurs ne faisait aucun progrès, incapable de s'assujettir à des travaux réguliers.

À dix-huit ans, Léon Bloy déclara qu'il voulait être peintre et manifesta des dons étonnants qui eussent dû être révélateurs de son génie et n'inspirèrent que la méfiance et la désolation.

On consentit pourtant à ce que le jeune homme entrât chez un architecte qui collaborait alors à la construction de la gare d'Austerlitz. C'était une manière de concilier la culture pratique et les goûts artistiques de Léon Bloy.

Celui-ci continua de s'ennuyer et, après un séjour d'un an chez l'architecte et un autre plus court encore à l'atelier de Pils, où les scènes du lycée de Périgueux faillirent se renouveler tragiquement, Léon Bloy ayant décidé de se défendre des brimeurs un couteau à la main, il se prit d'une admiration énorme pour Barbey d'Aurevilly. Il se présente alors2 chez l'auteur du Prêtre marié qui l'accueille avec son habituelle bonhomie et c'est le commencement d'une amitié qui ne finira qu'avec la mort de Barbey.

En 1870, Léon Bloy s'engage dans le corps franc de Cathelineau. Avec ses souvenirs de la campagne il écrira plus tard Sueur de Sang.

Après la guerre, il revient habiter la rue Rousselet et reprend auprès de son vieux maître les fonctions de secrétaire3 et de correcteur d'épreuves, qu'il partageait avec M. Landry. En 1874, Léon Bloy publie deux articles à l'Univers et tout aussitôt Barbey d'Aurevilly, pressentant l'artiste, encourage Léon Bloy, le stimule. «Si vous ne vous faites écrivain, lui écrit-il un jour, je me brouille avec vous.»

Bloy est tout étonné. Habitué depuis son jeune âge à douter de soi, il ne peut se décider, malgré sa confiance dans le jugement de Barbey, à entreprendre un ouvrage de longue haleine.

En 1877, il écrit La Chevalière de la Mort, quelques pages qu'il avoue imitées de Carlyle et qu'il n'osera publier qu'en 1891, dans une petite revue, à Gand.

Il connaît alors tous les écrivains qui fréquentent chez Barbey d'Aurevilly et très particulièrement Féval et Hello qui l'aiment et apprécient à leur valeur ses moindres essais.

Pourtant ils ne savent rien de sa vraie vie, de l'existence exclusivement contemplative à laquelle il a fait allusion dans une lettre à Octave Mirbeau parue dans le deuxième volume de son Journal, lettre que j'ai citée ici même en racontant Les Débuts de Léon Bloy4 et que je dois citer encore parce que Bloy m'a dit, à propos de cette lettre: «Il faut et il faudra toujours y revenir.»
    Je suis entré dans la vie littéraire à trente-huit ans, après une jeunesse effrayante et à la suite d'une catastrophe indicible qui m'avait précipité d'une existence exclusivement contemplative. J'y suis entré comme un élu disgracié entrerait dans un enfer de boue et de ténèbres, flagellé par le chérubin d'une nécessité implacable: Angelus Domini coarctans me. À la vue de mes hideux compagnons nouveaux, l'horreur m'est sortie par tous les pores. Comment se pourrait-il que mes tentatives littéraires eussent été autre chose que des sanglots ou des hurlements...
Cette existence contemplative dura de 1878 à 1882.

Quant à ce que fut la «catastrophe indicible», il faut, pour la deviner, lire le Désespéré et faire la part de l'invention, à côté de celle de l'autobiographie. Si les amis de Léon Bloy, en 1878, ne surent jamais rien de cette histoire, ceux d'hier ne sont guère plus éclairés. Léon Bloy n'eût pas aimé qu'on en parlât et c'est un sujet que j'ai constamment évité d'aborder avec lui.

En 1882, il se met résolument au travail. Sa confiance toutefois n'est pas absolue, car il ne fait que marcher dans le sillage du comte Roselly de Lorgues en publiant Le Révélateur du globe, ouvrage d'exégèse pour lequel Barbey d'Aurevilly écrit une préface.

La même année, Bloy devient, au Chat Noir, le collaborateur de Salis et d'Émile Goudeau et, en quelques semaines, il est célèbre, au moins dans le monde littéraire parisien.

Ce fut alors pour lui le commencement des tourments et des tribulations qui ont engendré cette amertume particulière qui le fit déclarer inacceptable par ses confrères.

Quelle fut l'essence même de cette douleur, de ce tourment qui, jusqu'à ses dernières années, le tortura?

J'ai sous les yeux un exemplaire du Désespéré orné de cette dédicace:
    Le pire tourment humain, c'est la soif de la Grandeur et de la Beauté, et il y a de pauvres poètes qui souffrent de cette soif autant que peuvent souffrir les Anges coupables...

    Ah! ce n'est pas le mépris du monde qui les torture, c'est l'exil de la maison paternelle et la nécessité pour ces malheureux de garder les cochons infâmes dont ils sont réduits à envier la nourriture.

    L'auteur du Désespéré a connu cette excessive infortune et il la connaîtra sans doute jusqu'à sa dernière heure. C'est pour cela qu'il mendie la pitié des cœurs sur les grandes routes et au coin des bois, — étant d'ailleurs toujours armé jusqu'aux dents.
On pourrait attribuer cette pensée à Baudelaire, à l'exception des derniers mots qui la modifient singulièrement.

La douleur faite des laideurs coudoyées et des médiocrités impossibles à fuir est à la base des souffrances de Léon Bloy. C'est la douleur commune à tous les poètes.

Mais, sa naïveté lui ayant fait un instant supposer que les milieux intellectuels pourraient fournir sinon à son âme, du moins à son esprit, une sorte de refuge ou de délassement, il y entra hardiment pour s'enfuir tout aussitôt non sans avoir laissé paraître un mépris que beaucoup ne lui ont jamais pardonné.

Dès lors, il a des ennemis, la dernière phrase de la dédicace citée plus haut s'explique, il croit à la nécessité de se forger des armes offensives et défensives. Le pamphlet devient pour Léon Bloy la seule forme sous laquelle se puisse concevoir le journalisme.

Il y montre des qualités inconnues avant lui, une verve d'une incomparable puissance, une manière de rapetisser l'adversaire lequel apparaît incapable d'une réplique, situé désormais dans une posture ridicule et dangereuse.

L'ensemble de ces articles, parus presque tous au Chat Noir, forme deux volumes: Les Propos d'un entrepreneur de démolitions et Belluaires et Porchers,auxquels il faut ajouter une petite revue, Le Pal,qui n'eut que quatre numéros (1885).

Le premier des deux volumes fut publié en 1884, immédiatement après Le Révélateur du Globe, et le second beaucoup plus tard, en 1905.

L'auteur était, à l'époque de ses premiers livres, admiré de quelques lettrés seulement, mais admiré avec passion. Il se dit que le pamphlet lui avait en partie réussi et qu'avec un redoublement de force et d'énergie il atteindrait peut-être à un succès moins restreint. Et il introduisit le pamphlet dans le roman avec Le Désespéré5.

Ce livre, dans dix ans, ne paraîtra sans doute pas aussi terrible qu'il nous paraît aujourd'hui et surtout qu'il parut à ses premiers lecteurs: «Ce n'est, m'a dit Léon Bloy, qu'un paquet de broussailles enflammées.»

Quoi qu'il en soit, Le Désespéré est encore le plus connu des livres de l'auteur, qui s'y montra pour la première fois avec ses qualités particulières d'écrivain catholique.

C'est avec cette autobiographie qu'il commence, selon sa parole, à jouer de son âme comme d'un violon surnaturel et jamais on n'avait entendu musique aussi douloureuse.

À la souffrance du poète va s'ajouter une autre souffrance.

Léon Bloy ne voit plus que les âmes: son âme et les âmes des autres hommes. Sa colère devient, selon sa propre expression, l'effervescence de sa pitié et il va manifester par des livres qui seront des actes ce qu'il sait être sa mission.

Dans une lettre inédite, écrite il y a six ans, je copie ceci:
    On t'a sans doute parlé de la Communion des Saints, mais sans t'expliquer qu'appartenant à Jésus-Christ comme un membre essentiel de son Corps divin, étant dès lors non seulement participant mais identifié, c'est-à-dire Dieu lui-même en cette manière et Dieu rédempteur, il y a des créatures humaines en nombre inconnu qui dépendent de toi, devant être secourues et sauvées par toi.

    La communion des saints, antidote ou contrepartie de la Dispersion de Babel, atteste une solidarité humaine si divine, si merveilleuse, qu'il est impossible à un être humain de ne pas répondre de tous les autres, en quelque temps qu'ils vivent, qu'ils aient vécu où qu'ils aient à vivre...
À ceux qui passent dans la vie, satisfaits et la conscience vacante, il crie:
    Misérable, ne sais-tu pas que tu as une âme immortelle, et que cette âme même contient un abîme de mystère!

    Chacun a son gouffre qu'il ignore, qu'il ne peut pas connaître 6...
Le désir d'atteindre les âmes avec ses livres devint pour Léon Bloy comme le but unique de sa vocation. Dans la Femme pauvre, parue en 1897, il se montra artiste génial et alla jusqu'à écrire:
    ... Je ne suis pas un artiste... Je suis Pèlerin du Saint Tombeau. - Les cieux inimaginables n'ont pas d'autre emploi que de marquer la place d'une vieille pierre où Jésus a dormi trois jours.

    Né pour ma désolation indicible dans un fantôme de siècle où cette notion rudimentaire est totalement oubliée, pouvais-je mieux faire que de ramasser le bâton des vieux voyageurs qui crurent à l'accomplissement de la Parole de Dieu 7?
Les gens du siècle n'entendirent pas le vociférateur qui redoubla de violence.

Voulant briser toutes les idoles, il attaqua toutes les réputations. On se vengea de lui en continuant de l'affamer: il devint pauvre.

À partir de ce moment, la comparaison avec les autres poètes, avec Baudelaire, par exemple, n'est plus possible.

Léon Bloy est un dandy à rebours qui se glorifie de ses habits en guenille. Il connaît la volupté de la souffrance acceptée pour l'amour de Dieu: «Tout ce qui arrive est adorable, écrit-il, parfaitement adorable et je suis brûlé de larmes!»

Il est décidément déclaré impossible, incompréhensible et de plus il insulte de son attitude non seulement les indifférents ou les triomphateurs, mais leur seul et véritable dieu, la richesse.

On le détesta.

La pauvreté devint pour Léon Bloy la misère, une misère affreuse qui le força de mendier.

Son Journal, qui comprend sept volumes, est fait de l'histoire de ses tribulations infinies. Dans ces notes au jour le jour, l'écrivain ne perd rien de ses qualités. Chose curieuse, ce seront ces pages avec lesquelles le gros public viendra à lui, celles qui lui ont procuré les quelques milliers de lecteurs qu'il avait depuis dix ans.

Car il faut le dire, si sa misère fut réelle, sa déréliction ne fut pas absolue. Aux cris qu'il poussa devant la foule, quelques êtres s'arrêtèrent pour l'écouter.

En 1890, il avait épousé la fille du poète danois Christian Molbech et non seulement cette chrétienne admirable sut partager et atténuer ses souffrances, mais elle comprit l'œuvre de Léon Bloy au point de se faire assez souvent sa collaboratrice.

Aux quelques fidèles qui vinrent se joindre à sa femme et à ses filles pour mettre leur âme à l'ombre de son âme, Léon Bloy parla plus particulièrement du mystère:
    Pénétré, hanté, possédé de la certitude que tout est mystérieux, hommes et choses, parce que symboliste et figuratif, j'ai voulu montrer partout le mystère toujours évident pour moi et le faire sentir avec une violence extrême, jusqu'à produire la constriction ou la dilatation des cœurs... 8
Le salut par les Juifs et, plus tard, Le sang du Pauvre, L'âme de Napoléon, Jeanne d'Arc et l'Allemagne, Méditations d'un solitaire en 1916 et Dans les ténèbres, celui-ci, hélas! inachevé, sont le résultat de cet énorme effort d'exégèse.

Certains lui ont reproché maladroitement de parler de ces choses en ignorant de la théologie, oubliant que Léon Bloy n'eut jamais la prétention de se poser en théologien. Il savait surtout ce qui ne s'apprend pas, ce qui manque si complètement à beaucoup de théologiens :
    Je sais, a-t-il dit, que je suis un clairvoyant dans les plus épaisses ténèbres et un aveugle dans les éblouissements de la lumière...
Admirons tout au moins la langue extraordinaire qu'il sut se créer pour traiter ces sujets extraordinaires qui lui devenaient de plus en plus familiers, à mesure que s'accumulaient sur sa tête toutes les causes de détresse.

Le monde visible lui apparut hideux et enténébré, le monde invisible plein de beauté et de clarté.

Mme J. Termier-Boussac a magnifiquement rendu cette face saisissante du génie de Léon Bloy et je ne puis m'empêcher de citer cet exemple de la sensibilité d'un poète pénétrée par un autre poète :
    On avait des idées, des notions qu'on croyait claires; on avait équilibré pour soi, tant bien que mal, une métaphysique, harmonisant l'univers à sa façon, situant chaque chose à sa place et parquant délibérément l'Inconnaissable pour n'en être plus inquiété. Les moins dogmatiques et les plus profonds d'entre nous sont ainsi et transportent dans leur esprit d'analogues constructions puériles.

    Léon Bloy saccage cette ordonnance et ces prétendues clartés. C'est un des traits les plus remarquables de son génie que cette puissance d'enrichir de mystère, d'illimiter aussitôt les sujets qu'il traite. Il dresse devant nos yeux sa propre aperception du monde, non plus précise et linéaire, mais chaotique et bouleversée, fissurée de gouffres nouveaux inimaginés jusqu'alors.
À considérer ainsi l'œuvre de Léon Bloy, nous voici loin, bien loin du pamphlétaire, dénomination qui finissait par l'agacer:
    Ah! je suis autre chose, pourtant, disait-il, et quand je le fus, c'était par indignation et par amour et mes cris je les poussais dans mon désespoir sur mon idéal saccagé...
Il ne faudrait pas croire, en effet, que Léon Bloy ne se sentait à l'aise qu'en vociférant des violences. Personne au contraire ne posséda une plus grande variété de dons. Il savait être doux et faire sa douceur persuasive, caressante et enveloppante, comme il fallait.

Artiste, il ne fut pas une force irréductible allant en tous sens, à la recherche de n'importe quoi; il sut tempérer son expression, mettre sa plume au diapason de cet instrument surnaturel qu'était son âme.

Il ne perdait la mesure qu'en face d'une œuvre mal exprimée et pour cela, ne fut pas toujours un critique exact.

On sait le mot d'Ernest Hello: «Présentez à l'homme médiocre ses propres idées exprimées avec splendeur, il ne les reconnaîtra pas!...»

Léon Bloy subissait, pour la raison contraire, une impression analogue. Homme de génie, vous pouviez lui présenter ses propres idées dépourvues de splendeur, il ne les reconnaissait plus et jamais son jugement ne se faisait plus acerbe que devant une phrase ridicule ou sans clarté.

C'est qu'il attachait à la forme l'importance qu'elle mérite.

Il savait qu'on ne persuade pas avec des raisonnements, mais avec de la beauté. Son écriture qui ressemblait à un dessin vigoureux et parachevé, montrant qu'il avait été enlumineur, est indicatrice de ce désir constant qui le tourmentait d'être lumineux dans ses moindres productions.

Le point culminant de son génie est au centre même de son œuvre: Le Salut par les Juifs (1892), La femme pauvre (1897), Sueur de Sang (1893) et Le Mendiant ingrat (1898) sont les livres dont je conseillerais plutôt la lecture à quelqu'un voulant prendre contact avec Léon Bloy.

L'Exégèse des Lieux Communs, commencé en 1899 et publié en 1902, est un chef-d'œuvre incompris.

Que l'auteur, à côté de pages merveilleusement réussies, ait cru devoir ajouter quelques contes que l'on pourra trouver un peu lourds, je l'admettrai volontiers. Mais le volume, je parle de la première série 9, n'en reste pas moins un modèle de difficulté vaincue.

Baudelaire avait entrevu le moyen littéraire d'exprimer son dégoût de l'époque où il vivait.

Flaubert indiqua même un plan vague d'un livre tel qu'une fois qu'on l'aurait lu on n'osât plus parler de peur de dire naturellement une phrase qui s'y trouve10.

Tous les deux devinèrent l'originalité d'un pareil travail, sans s'illusionner sur la difficulté qu'il y aurait à l'entreprendre.

Léon Bloy a déployé là une verve digne des plus grands ironistes jointe à une sûreté dans la psychologie qu'ils ont rarement atteinte.

Comme pour toutes les œuvres dont l'originalité est la première qualité, il faut remonter très loin dans l'histoire des littératures pour trouver une comparaison possible. En procédant ainsi, le livre de Léon Bloy m'a toujours fait penser aux comédies d'Aristophane qui répète aussi fréquemment δεμος que l'auteur de l'Exégèse des Lieux communs a écrit le bourgeois.

Bien entendu, dans l'Exégèse il y a autre chose, puisque c'est une œuvre chrétienne et en réalité, de l'avis de Léon Bloy lui-même, une œuvre plus douloureuse qu'elle n'en a l'air.

J'ai nommé Sueur de Sang parmi les quatre meilleurs ouvrages de l'auteur. Cette réunion de trente contes, tous parus au Gil Blas et écrits avec des souvenirs de la guerre de 70 à laquelle Bloy participa, comme je l'ai dit plus haut, constitue une véritable prophétie. Bloy a vu les Allemands tels qu'ils étaient et tels qu'ils sont, abjects et épouvantables. Pourquoi ce volume, réimprimé récemment, n'est-il pas dans toutes les mains françaises?

Je n'ai rien dit de Celle qui pleure. Pour raconter l'histoire de ce livre et les raisons qui ont déterminé Léon Bloy à l'écrire, il faudrait une étude détaillée, et très spéciale. Contentons-nous de savoir qu'il s'agit du miracle de la Salette, de prédictions concernant le monde moderne, auxquelles Léon Bloy ajoutait foi et dont il s'était fait le propagateur. Ces événements remontent à 1846, année même de la naissance de Léon Bloy qu'un vieux prêtre conduisit en 1879 à la Salette.

Léon Bloy y revint au mois d'août 1906, avec sa femme et ses enfants, puis une dernière fois en juin 1910.

C'est dans L'Invendable et dans Le vieux de la Montagne qu'on trouve le récit de ces deux derniers pèlerinages et la description du paysage de la Salette, à la fois grandiose et angoissant.

Et je crois, à quelques brochures près, avoir tout cité de cette œuvre énorme, variée, pittoresque, pleine de cris de révolte ou d'enthousiasme, faite d'ingénuité et de profondeur, inspirée par la souffrance et pourtant saine d'un inaltérable et sublime optimisme.

On l'a déclarée inclassable. Au seul point de vue littéraire, il n'est pourtant pas impossible de la situer.

Léon Bloy, en effet, appartient à la génération qui suivit immédiatement le romantisme et il est lui-même un romantique comme le sont tous les écrivains ayant, à la même époque, une certaine valeur. Il est romantique comme le furent Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, puis Villiers.

Il a comme eux la recherche constante des images et, Remy de Gourmont l'a remarqué il y a longtemps 11, personne n'en a trouvé aussi abondamment que lui.

Quand la poésie devint toute intérieure et que s'éteignit le lyrisme, on n'admit pas que l'on pût dire, comme il a fait dans Le Fils de Louis XVI: Les yeux bleus de la monarchie française.

En revanche, J.-K. Huysmans, à la recherche d'épithètes californiennes, frémissait de joie devant cette phrase écrite par Bloy, à propos d'A rebours:
    «... Son expression, toujours armée et jetant le défi ne supporte jamais de contrainte, pas même celle de l'Image qu'elle outrage à la moindre velléité de tyrannie et qu'elle traîne continuellement par les cheveux ou par les pieds, dans l'escalier vermoulu de la Syntaxe épouvantée.
On dit que Huysmans, plusieurs heures après avoir lu cette phrase, s'en allait dans la rue répétant: «...l'escalier vermou-lu de la syntaxe épou-van-tée...»

Dans les livres de début de Léon Bloy, les quelques défauts de goût que l'on rencontre, et qu'il a d'ailleurs sentis, sont des défauts romantiques; il y a au commencement du Désespéré toute une histoire d'enfant perdu et aussi l'épisode de Véronique se faisant arracher les dents, purement mélodramatiques. Enfin certaines Histoires désobligeantes sont également entachées d'inventions à effet que la beauté du langage rend d'autant plus apparentes.

L'auteur sut se défaire vite et complètement de ces abus romantiques. On n'en trouve plus dans La Femme pauvre que Léon Bloy jugeait avec raison comme étant bien supérieur aux deux livres précédemment nommés.

Il aimait le lyrisme pourvu que le sujet de poème ne fût point sentimental. Des poètes qu'il avait lus je ne lui ai jamais entendu citer que Baudelaire et Hugo.

Il méprisait profondément Alfred de Musset.

Un jour que je lui disais de s'entraîner par la pensée, avant qu'il partît pour un voyage qui lui semblait devoir être extrêmement pénible, il se mit à dire, très doucement:
    Vois sur ces canaux
    Dormir ces vaisseaux
    Dont l'humeur est vagabonde.
    C'est pour assouvir
    Mon moindre désir.
Et il ajouta: «C'est très beau...»

On ignore généralement qu'il avait lu presque tout Léon Gozlan. Il l'avait même relu en manière de récréation. Les titres seuls de ce romancier suffisaient à le mettre en joie. À des gens graves qui lui parlaient de livres non moins graves, il disait: «Je parie que vous ne connaissez pas Le Vampire du Val-de-Grâce?...»

Mais ses livres préférés, ceux pour lesquels son admiration ne s'est jamais démentie, étaient L'Ensorcelée, L'Eve future, Tribulat Bonhomet et des contes tels que L'Intersigne ou Akédysséril dont la perfection l'enchantait.

Cette petite énumération suffira pour montrer les goûts romantiques de Léon Bloy. Ce genre n'était pas le seul qu'il fréquentait. Il lisait souvent laBible et toujours en latin.

Le latin mystique lui plaisait de toutes les façons et il a écrit à propos du livre de Remy de Gourmont un article enthousiaste.

De tout ce qu'on a publié sur lui Léon Bloy, il plaçait au premier rang les quelques pages si fines et si éloquentes que Mme Rachilde a consacrées 12 au premier volume de son Journal. «Rien, m'a-t-il dit souvent, ne me fut plus utile ...» C'est peut-être, en effet, grâce à ce noble hommage que le public s'éprit d'une façon particulière du Journal de Léon Bloy.

Depuis sa mort on a mis son nom à côté de ceux de Villiers de l'Isle-Adam et de Barbey d'Aurevilly, lui assignant une place à peu près équivalente à celle de ces deux grands génies.

Je crois que son art seul suffira à le mettre plus haut encore. Il y a en lui une maîtrise, une force d'expression que Villiers n'avait pas et une variété de ton qui manquait souvent à Barbey.

Mais, pour que Léon Bloy ait sa vraie place, il faudra attendre encore. Il faudra attendre que le côté éternel de l'œuvre l'ait emporté sur l'histoire des réalités d'un jour.

Les hommes de notre temps sont trop esclaves de leurs partis pris et de leurs préjugés pour ne pas confondre avec intransigeance ce qui ne fut qu'excès d'individualisme.

Jamais les catholiques modernes, à de très rares exceptions près, n'admettront que l'amour de Dieu ait pu dicter à Léon Bloy des remontrances à son curé et il n'est pas de libre-penseur qui s'arrangera d'un artiste qui communiait chaque jour.

Les uns et les autres n'aiment pas la naïveté, les saintes colères, les prophéties, les extases et en général tout ce qui est en dehors de la vie pratique.

Reste le pamphlétaire que l'on comprend mieux, mais qu'on ne comprend qu'en affublant son caractère de tout un faisceau d'impardonnables défauts.

N'ayant fréquenté Léon Bloy que depuis vingt ans, je ne saurais dire si antérieurement il se rendit aussi difficilement supportable que certains l'ont raconté.

À mon tour, je puis proclamer, sans crainte d'être démenti par les amis qu'il avait, que jamais homme ne fut plus affectueux et plus tendre.

Dans les moments très pénibles qu'il a traversés, il suffisait vraiment de peu de chose pour le consoler et l'apaiser.

À ses heures de tranquillité, il était plutôt gai et sa conversation faite aussi souvent de plaisanteries que de mots profonds.

Très généreux, il arriva que ce mendiant sut se priver de sommes énormes, relativement à ce qu'il possédait au moment où il les donnait.

Exempt de préjugés, indulgent même, il recevait très simplement, attentif à ne point contrister son interlocuteur. Il fallait pour que le Léon Bloy violent éclatât, qu'il eût vraiment affaire à un importun.

Ayant peu de goût pour toutes les manifestations extérieures de somptuosité, il s'habillait de vêtements sombres. Ses cheveux blancs très abondants et ses sourcils épais donnaient beaucoup de noblesse à sa tête ronde.

Un bâton solide à la main, il marchait un peu courbé, les talons rapprochés l'un de l'autre, d'une allure où l'influence de Saturne était nettement visible.

Celle du Soleil se laissait deviner à son écriture splendide et à son amour des arbres et des prairies vertes.

Depuis deux ans, il se sentait atteint par la maladie. La guerre, les soucis qu'elle a créés à tous les foyers et la mort à l'ennemi, de trois de ses plus chers amis ont contribué à précipiter sa fin.

Léon Bloy dort dans la seule demeure qu'il ait jugée habitable sur cette terre de désolation.

À ceux qu'il chérissait et qui savent ce qu'ils lui doivent, il ne parlera plus du mystère.

Mais ses livres demeureront, ses livres où il s'est donné tout entier, pour rappeler l'âme douloureuse de ce grand artiste et de ce grand visionnaire qui fut le Mendiant ingrat.

Notes
1. Léon Bloy est né à Périgueux le 11 juillet 1846.
2. 1867
3. Voir les curieuses Lettres de Barbey dAurevilly à Léon Bloy (Mercure de France).
4. Mercure de France, n° du 1er mars 1912.
5. 1887.
6. Lettre inédite.
7. La Femme pauvre, p. 225.
8. Lettre inédite
9. Une deuxième série parut en 1913.
10. Edouard Maynial: La jeunesse de Flaubert, Mercure de France.
11. Le Livre des Masques: Léon Bloy.
12. Mercure de France, juin 1898.

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Le texte présenté sur cette page a d'abord paru dans le journal Gil Blas de Juillet 1893 à Avril 1894, puis fut repris avec d'autres dans le recuei




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