La constitution anglaise

Paul Janet
LA CONSTITUTION ANGLAISE. — Examinons donc cette théorie de la constitution d'Angleterre, qui a émerveillé le siècle dernier, et a eu depuis une si grande influence sur les destinées politiques de notre pays 1.

Les idées philosophiques d'où part Montesquieu sont assez peu déterminées. Voici sa définition de la liberté. «La liberté, dit-il, consiste à pouvoir faire ce qu'on doit vouloir, et à n'être pas contraint de faire ce qu'on ne doit pas vouloir 2.» — Cette définition est très juste; mais il en conclut que «la liberté est le droit de faire tout ce que permettent les lois». C'est là restreindre beaucoup le sens du mot liberté. Il est vrai que je ne suis pas libre si je ne puis pas faire ce que les lois permettent, ou forcé de faire ce qu'elles n'ordonnent pas; il est vrai aussi que c'est une fausse liberté de pouvoir faire ce que la loi défend: car si les autres peuvent en faire autant, c'est l'anarchie; si je le puis seul, c'est l'arbitraire. Mais il ne s'ensuit pas qu'obéir à la loi et rien qu'à la loi soit toute la liberté, car la loi peut être tyrannique. Il est très vrai encore que la liberté consiste «à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir», mais la loi peut précisément m'interdire ce que je dois vouloir. Par exemple, je dois vouloir honorer Dieu selon ma conscience. Si la loi m'ordonne de l'honorer selon la conscience du prince, suis-je libre? J'avoue que c'est un gouvernement arbitraire que celui qui ne juge pas selon la loi; mais un gouvernement où l'on n'obéirait qu'à la loi ne serait pas pour cela un gouvernement libre: car il s'agit de savoir par qui la loi est faite, et comment elle est faite. L'erreur de Montesquieu vient de ce que, comme presque tous les publicistes de son temps, il fait dériver le droit de la loi, au lieu de faire dériver la loi du droit.

La liberté civile, dans son vrai sens, c'est le droit que nous avons d'user de nos facultés comme nous l'entendons, en tant qu'elles ne portent pas atteinte au même droit chez les autres hommes, réserve faite d'ailleurs des sacrifices nécessaires à la sûreté commune. La liberté politique, c'est la garantie ou l'ensemble de garanties par lesquelles chaque individu et le peuple en masse est assuré, autant qu'il est possible, que la liberté naturelle sera sauvegardée par les lois de l'État.

Ces définitions une fois posées, voyons ce que c'est, selon Montesquieu, qu'une constitution libre. Une constitution est libre, lorsque nul ne peut y abuser du pouvoir. Mais, pour cela, il est nécessaire que le pouvoir ne soit pas sans limites car tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Ainsi, dans une constitution libre, le pouvoir arrête le pouvoir. Tel est le principe de l'équilibre et de la pondération des pouvoirs, dont il a été si souvent question, en politique, depuis Montesquieu.

Mais, pour que le pouvoir puisse arrêter le pouvoir, il faut évidemment qu'il y ait plusieurs pouvoirs dans l'État. De là la théorie des trois pouvoirs 3.

Aristote, le premier, a distingué trois fonctions dans le gouvernement de la société, et c'est à lui que revient la célèbre division des trois pouvoirs ou puissances, que Locke a reproduite et Montesquieu après lui: la puissance exécutive, la puissance législative et la puissance de juger. Montesquieu n'a donc pas créé cette théorie; mais ce qui lui appartient, c'est d'avoir montré dans la séparation des pouvoirs la première garantie, et dans leur distribution la vraie mesure de la liberté. C'est là le principe qu'il a découvert dans l'examen de la constitution d'Angleterre, principe ignoré avant lui de tous les publicistes, et qui est resté depuis acquis à la science politique.

Si celui qui exécute les lois dans un État fait en même temps les lois, il n'y a point de liberté, car il peut faire des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Que si la puissance exécutive veut s'emparer des biens ou d'une partie des biens des sujets, elle déclarera par la loi que ces biens convoités sont à elle, et, par la force dont elle dispose pour l'exécution, elle s'en emparera. Elle peut enlever ainsi aux citoyens leur liberté et même leur vie, et cela en vertu de la constitution, à moins que le respect des lois fondamentales, les mœurs, la prudence du chef ne s'y opposent, et alors le citoyen peut être libre en fait, mais la constitution n'assure pas sa liberté. Cela n'est pas moins évident, si l'on accorde à la puissance législative la force de l'exécution, cette puissance fût-elle élue par le peuple, fût-elle le peuple lui-même. Le peuple, en corps, peut menacer par ses lois et par sa force la sûreté de chacun, et, dans un tel État, la multitude est puissante, mais personne n'est tranquille, car on ne peut jamais s'assurer que l'on ne sera pas bientôt dans le nombre de ceux que menace la puissance du peuple. La sûreté des citoyens n'est assurée que par la séparation des deux puissances. La puissance législative s'oppose à l'exécutive et lui trace le cercle de son action; à son tour, la puissance exécutive empêche par son veto les entreprises despotiques de la législative; en un mot, le pouvoir arrête le pouvoir: c'est le secret des constitutions libres.

Mais le plus grand danger de la liberté serait que la puissance de juger fût unie à l'une des deux autres puissances, et surtout à toutes les deux. Dans ce cas, «le magistrat a, comme exécuteur des lois, la puissance qu'il s'est donnée comme législateur. Il peut ravager l'État par ses volontés générales; et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières.» Il résulte de là que la justice, cette puissance si sacrée parmi les hommes, doit être confiée à une magistrature indépendante, tirée du corps même des citoyens, se confondant avec eux, et qui, n'ayant aucun intérêt au pouvoir, n'en a pas à l'iniquité.

Le pouvoir législatif doit être ou le peuple ou une émanation du peuple: car, «dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre, doit être gouverné par lui-même 4.» S'il ne se gouverne pas immédiatement lui-même, il doit se gouverner pas ses représentants, et par conséquent les choisir. «Tous les citoyens, dit Montesquieu, doivent donner leur voix pour choisir les représentants, excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse qu'ils sont réputés n'avoir point de volonté propre.»

En face du pouvoir législatif est l'exécutif, qui doit avoir, pour arrêter les entreprises injustes du pouvoir législatif, une certaine part à ce pouvoir, non pas une part directe et positive, mais une part indirecte et négative, non pas la faculté de statuer, ce qui confondrait les attributions des puissances, mais la faculté d'empêcher: distinction qui a produit tant d'orages au commencement de notre révolution. Le pouvoir exécutif doit être libre dans son action, ce qui est l'essence de l'exécution, mais ses actes sont soumis à l'appréciation du pouvoir législatif; car, faire des actes contraires aux lois, c'est, pour ainsi dire, porter des lois: c'est donc un empiètement sur l'autorité législative, et celle-ci en est juge. La personne en qui est le pouvoir exécutif doit être une pour la promptitude des entreprises, et de plus elle doit être hors d'atteinte; car, si le législateur pouvait la juger et la détruire, il serait tout-puissant, et il n'y aurait plus de limites, ni par conséquent de liberté. Mais comme il faut une sanction, les agents du pouvoir irresponsable sont responsables à sa place. Un pouvoir un et irresponsable est une monarchie. Le pouvoir exécutif doit donc être entre les mains d'un monarque.

Entre le pouvoir exécutif ou le roi, et le pouvoir législatif ou le peuple, pouvoirs contraires qui s'observent et se menacent continuellement, il y a une puissance moyenne qui les unit et les modère. Cette puissance se compose de ceux qui, ayant des privilèges dans l'État, privilèges dont Montesquieu, à la vérité, ne nous donne pas la raison, doivent avoir le moyen de les conserver et d'empêcher qu'on n'y porte atteinte. «La part qu'ils auront à la législation doit être proportionnée aux avantages qu'ils ont dans l'État, et ils auront le droit d'arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a le droit d'arrêter les leurs.» Ils devront ainsi partager la puissance législatives et former un corps intermédiaire intéressé d'une part, contre le monarque, à la défense des libertés, de l'autre, contre le peuple, à la défense des prérogatives du monarque, et assurer ainsi la stabilité des deux principes élémentaires de la constitution.

Montesquieu résume de cette manière ce savant mécanisme: «Le corps législatif étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutive, qui le sera elle-même par la législative.» Montesquieu prévoit la principale objection à ce beau système: «Ces trois puissances, dit-il, devraient former un repos ou une inaction; mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles seront contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert.» Réponse spécieuse à une spécieuse objection.

Telle est la célèbre théorie de la constitution d'Angleterre, théorie sur laquelle nous voulons présenter quelques réflexions. Il faut se garder ici d'une facile confusion. Il y a trois sortes de gouvernements, et il y a trois sortes de pouvoirs dans le gouvernement: ce sont deux choses très différentes. Le gouvernement est républicain, ou aristocratique, ou monarchique, selon que le peuple, ou les nobles, ou le roi gouvernent. Chacun de ces gouvernements est bon ou mauvais; on peut préférer l'un à l'autre et préférer à chacun d'eux la combinaison des trois. Cette dernière idée est celle que l'on trouve en germe dans Aristote, que Cicéron a développée après Polybe, et Machiavel après Cicéron. Nous la retrouvons ici dans l'analyse du gouvernement anglais; mais elle n'est pas l'idée fondamentale de la théorie, elle ne vient qu'en seconde ligne. La base de la théorie de Montesquieu n'est pas la distinction des gouvernements, mais la distinction des pouvoirs, non pas la combinaison des trois formes de gouvernements, mais la séparation des trois pouvoirs. Les trois pouvoirs sont-ils réunis, c'est le despotisme; séparés, c'est la liberté. Or, la constitution d'Angleterre est fondée sur la séparation des pouvoirs; elle est donc une constitution libre.

On voit qu'il ne faut pas confondre la théorie de la séparation des pouvoirs avec la théorie des gouvernements mixtes; car il peut y avoir séparation des pouvoirs dans un gouvernement simple: comme aux États-Unis; et il peut se faire que les pouvoirs soient confondus dans un gouvernement mixte, comme à Rome, où le sénat participait à la fois à l'exécution et au pouvoir législatif, où le peuple avait en même temps la puissance de faire des lois et la puissance de juger.

Ce qui me paraît incontestable dans la théorie de Montesquieu, c'est le principe de la séparation des pouvoirs. Que le pouvoir judiciaire doive être nécessairement indépendant, c'est ce qui saute d'abord aux yeux de tout le monde. On ne peut rien dire de plus fort que ces paroles: «Si la puissance de juger était jointe à la législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire, car le juge serait législateur: si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.» Ainsi, c'est déjà un premier principe du gouvernement modéré de laisser le pouvoir judiciaire absolument indépendant du pouvoir souverain. Mais est-il nécessaire que le pouvoir exécutif soit séparé du législatif? Il 1e faut, sans doute; car, si celui qui a la force fait les lois, qui peut l'empêcher de les faire comme il l'entend, c'est-à-dire tyranniques et oppressives? Est-ce le pouvoir législatif qui est en possession de la force, le résultat est le même.

Mais, disent les partisans de la démocratie extrême, le peuple, à titre de souverain, doit avoir à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, et il est impossible qu'il en abuse, puisqu'il est composé de tous les citoyens; or nul ne se fait d'injustice à soi-même. Je réponds que le peuple peut certainement être injuste et oppresseur, qu'il peut faire des lois tyranniques contre la minorité, contre les riches, contre les citoyens distingués, contre tel ou tel culte qui lui déplaît. Ce n'est donc pas une garantie satisfaisante de liberté que le pouvoir absolu du peuple. «Il ne faut pas confondre le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple», dit Montesquieu, et rien n'est plus sensé. Or, si l'on admet que le peuple peut, à titre de législateur, faire des lois injustes, les mêmes raisons qui valent contre la réunion des deux pouvoirs entre les mains d'un monarque valent aussi contre la réunion de ces deux pouvoirs dans les mains du peuple. Je ne veux point dire que le pouvoir exécutif ne doive pas émaner du peuple: mais le peuple ne doit pas exercer lui-même et directement ce pouvoir. Il faut remarquer, d'ailleurs, que le peuple, surtout dans les États modernes, ne fait plus la loi directement, mais par des assemblées. Si vous mettez le pouvoir exécutif entre les mains d'une assemblée, qui l'empêche de se changer en oligarchie et de se prolonger indéfiniment, comme le long parlement d'Angleterre? Ajoutez encore que l'assemblée elle-même ne peut pas exercer directement le pouvoir exécutif; elle le fait par des comités. Mais ces comités deviennent les véritables souverains; ils dictent les lois à l'assemblée, qui n'est plus que leur instrument; et c'est encore l'oligarchie. Je n'ai pas à rechercher comment, dans les démocraties, le pouvoir exécutif doit être constitué pour pouvoir être séparé du pouvoir législatif, et en être indépendant sans lui être supérieur; mais il est certain que, même dans ce cas, il faut encore séparer les pouvoirs.

Une objection très fréquente contre la séparation des pouvoirs est celle-ci: Ou les trois pouvoirs de l’État marchent d'accord, ou ils sont en dissentiment. S'ils marchent d'accord, ils forment une unité, leur action est souveraine et absolue et ils peuvent abuser du pouvoir, tout aussi bien qu'un monarque, tout aussi bien que le peuple lui-même. Supposez, en effet, un pays protestant et libre, tel que l'Angleterre ou la Suède; ne peut-il pas arriver que le roi, les chambres, les tribunaux, tous les corps publics soient tous d'accord pour opprimer les catholiques? Où est la garantie pour la liberté? Si, au contraire, on suppose les pouvoirs en dissentiment, il n'y aura pas d'action; les tiraillements gêneront l'exécution: la jalousie réciproque des pouvoirs les empêchera de s'entendre pour faire le bien. Ce sera l'immobilité, ou l'anarchie.

Je réponds à cette objection qu'il n'y a pas de principe politique qui soit en état de rendre impossibles tous les abus qui peuvent naître des constitutions humaines. Le principe de la séparation des pouvoirs n'a pas cette portée, ni cette efficacité. Il empêche certains abus, mais non pas tous les abus; il empêche certaines oppressions, mais non pas toutes les oppressions. Par exemple, il rend impossible le despotisme du pouvoir exécutif par l'intérêt contraire du pouvoir législatif, et le despotisme de celui-ci par l'intérêt contraire de celui-là, et enfin le despotisme du pouvoir judiciaire par sa séparation d'avec les deux autres. Mais, s'ils s'entendent tous les trois pour exercer en commun un même despotisme, il est certain que le principe même de la séparation des pouvoirs n'offre pas de garantie contre cet abus. Mais remarquez que, dans ce cas, ce ne peut être qu'un petit nombre d'intérêts qui soient blessés. Car (à moins que la constitution ne soit corrompue) il est impossible que la grande majorité des intérêts les plus généraux ne soit pas représentée dans la réunion des trois pouvoirs. Ainsi l'oppression ne peut être que limitée, et sur des points très circonscrits. D'ailleurs, dans un pays constitué de cette manière, il y a toujours en dehors des pouvoirs publics un pouvoir moral, invisible, qui tend incessamment à se transformer, sous l'influence de la liberté d'examen: c'est l'opinion. Or l'opinion exprimée par la presse, voilà la dernière garantie de la liberté, lorsque la constitution elle-même n'en offre plus.

Mais je prends l'hypothèse contraire, celle où les pouvoirs, se défiant l'un de l'autre et se surveillant mutuellement, ne réussissent pas à s'entendre: de là les conflits, les tiraillements, les ralentissements des affaires, et enfin les crises politiques, qui ôtent toute sécurité aux esprits, aux intérêts, aux personnes. Je réponds encore à cette objection qu'aucune machine politique ne peut remédier à tout, suppléer à tout, tout prévenir et tout empêcher. Un gouvernement ne peut vivre que par la bonne volonté et par l'amour de ceux qui le soutiennent. Supposez que cet amour fasse défaut, et que les corps politiques mettent leur intérêt au-dessus de l'amour du pays, il est évident que la moindre discussion dégénérera en déchirement, et que l'État sera à chaque instant menacé de périr par la guerre civile. Mais je ne connais aucun principe de gouvernement qui puisse tenir lieu de l'amour du pays. Supposez, au contraire (et c'est ce qu'il faut supposer), que les divers pouvoirs publics aiment assez leur pays pour ne pas le sacrifier à leur orgueil ou à leur ambition; les résistances seront bien un ralentissement, mais non une dissolution de la machine. Or dire que ces résistances forment un ralentissement dans le mouvement des affaires, ce n'est pas une objection au système, car c'est précisément ce résultat que l'on veut obtenir. Le ralentissement, dans les affaires humaines, ce n'est pas un mal, c'est un bien: car c'est la réflexion, le sang-froid, l'examen; par conséquent beaucoup de chances pour la vérité, et beaucoup contre l'erreur. De plus, la résistance, qui irrite, il est vrai, quand elle est poussée à l'extrême limite, inquiète et arrête, lorsqu'elle-même sait s'arrêter à temps. Il y a dans cette lutte réciproque un moyen de lumière pour l'un et pour l'autre pouvoir, et une limite à leurs empiètements réciproques.

Ainsi la séparation des pouvoirs demeure, à notre avis, la condition indispensable des gouvernements libres. Mais il faut, en théorie, se tenir à ce principe général, sans vouloir préciser en particulier de quelle manière les pouvoirs peuvent être divisés et distribués. Car il y a là mille combinaisons diverses, qui dépendent des circonstances et de l'état des esprits. De plus, il ne suffit pas de séparer les pouvoirs; il faut les unir et les accorder. Il ne suffit pas de donner des garanties à la liberté, il faut des moyens pour l'action. Car un gouvernement n'est pas seulement fait pour l'examen des questions, il l'est encore pour la solution. De plus, la nécessité même de l'indépendance des pouvoirs exige que chacun ait une certaine part dans l'action de l'autre. Si le pouvoir législatif ne peut rien sur l'exécutif, celui-ci rendra le premier tout à fait vain; si l'exécutif ne peut rien sur le législatif, celui-ci s'emparera de l'exécutif. On voit quelles sont les complications pratiques du problème: je n'ai voulu insister que sur le principe.

Mais considérons maintenant la théorie de Montesquieu par un autre côté, que l'on a souvent confondu avec celui-là. Remarquons d'abord que, lorsque Montesquieu distingue trois pouvoirs, il parle du pouvoir exécutif, du législatif et du judiciaire. Puis il dit que «de ces trois puissances, celle de juger est en quelque façon nulle». Il n'en reste donc que deux, l'exécutive et la législative. Or, selon Montesquieu, le pouvoir exécutif, pour être fort et indépendant, doit être entre les mains d'un monarque. D'un autre côté, pour que le pouvoir législatif défende la sûreté et la liberté de tous, il faut qu'il soit composé de tous ou élu par tous, c'est-à-dire par le peuple. Voilà donc le peuple et le monarque en présence. Cette opposition appelle un médiateur, garantie commune et commune limite des droits et des pouvoirs du peuple et du roi. Ce médiateur, c'est la noblesse. Voilà donc trois nouveaux pouvoirs: le roi, les nobles et le peuple; et il faut distinguer ces trois pouvoirs de ceux que nous avons déjà nommés: l'exécutif, le législatif et le judiciaire. Il y a là une confusion de termes qu'il est très important de démêler, lorsque l'on parle de la théorie des trois pouvoirs. Qu'entend-on par pouvoir? Est-ce dans le premier sens, est-ce dans le second que l'on prend cette expression? Dans le premier sens, il y a trois pouvoirs, même dans une république, quand ils sont convenablement séparés; ainsi, la séparation des pouvoirs est le principe de la constitution américaine, comme de la constitution anglaise. Dans le second; il n'y a trois pouvoirs que dans la monarchie mixte, c'est-à-dire dans une forme particulière de gouvernement. Il me semble qu'on n'a pas suffisamment remarqué la différence de ces deux théories, que Montesquieu a fondues ensemble avec beaucoup d'habileté, mais qui n'en sont pas moins essentiellement distinctes. Nous avons examiné la première de ces théories, examinons la seconde.

On a dit que tous les plus grands esprits avaient été partisans de cette forme de gouvernement, composée des trois formes élémentaires: monarchie, aristocratie et démocratie. Cela est vrai, mais cependant avec quelques restrictions. Platon, par exemple, dit bien qu'il faut réunir l'autorité et la liberté, et former une constitution moyenne avec les deux constitutions mères; mais il ne parle que de la monarchie et de la démocratie et ne dit rien de l'aristocratie. Aristote admire, il est vrai, cet équilibre dans le gouvernement de Sparte et de Carthage. Mais lui-même, lorsqu'il propose une forme de gouvernement, ne choisit pas ce modèle, et sa république est une véritable démocratie, avec l'esclavage. Polybe a repris cette pensée et l'a heureusement appliquée à l'intelligence de la constitution romaine. Mais nous avons déjà remarqué qu'à Rome, le pouvoir monarchique manquait complètement; car c'est changer le sens des termes que d'appeler du nom de monarchie le pouvoir annuel et divisé du consulat. De Polybe, cette théorie a passé à Cicéron, qui n'y a rien changé. Tacite l'a jetée en passant dans ses Annales; saint Thomas, sans la bien comprendre, l'a reproduite à son tour; Machiavel l'a empruntée de nouveau à Polybe et à Cicéron; mais ce n'est chez lui qu'une réminiscence sans portée: tout son esprit et toute son âme sont pour les gouvernements simples, monarchie ou démocratie. Au XVIe siècle, cette théorie est un lieu commun de la politique. Érasme est trop cicéronien pour ne pas l'adopter. Bellarmin l'emprunte à saint Thomas, et en trouve une admirable application dans le gouvernement de l'Église catholique. Les démocrates protestants, quand ils sont au bout de leurs attaques révolutionnaires, et qu'il faut proposer quelque chose, en reviennent à cette doctrine. Bodin, au contraire, la combat énergiquement, et dit qu'il faut mélanger les principes et non les formes de gouvernement. Enfin, ce lieu commun avait perdu tout son sens à force d'être reproduit, lorsque Montesquieu l'a rajeuni, l'a renouvelé et lui a donné une vie et une force inattendues en l'associant au principe nouveau de la séparation des pouvoirs.

Que conclure de ce rapide historique de la question? Que tous les esprits sages avaient toujours compris la nécessité d'un gouvernement tempéré, mais qu'avant Montesquieu aucun n'avait indiqué avec autant de précision l'union de l'hérédité monarchique, du privilège aristocratique, et du droit populaire, comme la combinaison la plus nécessaire à la liberté. Or c'est là qu'est la question. Qu'un gouvernement doive être tempéré, pondéré, je l'admets, car ce principe, c'est le principe même de la séparation des pouvoirs. Mais doit-il être précisément pondéré de telle ou telle manière; et si tel élément, soit monarchique, soit aristocratique, fait défaut, s'ensuit-il qu'il ne puisse pas être libre?

Je crois que la théorie de Montesquieu, trop prise à la lettre, conduit à cette alternative, ou de changer le sens des mots, et d'appeler monarchie, aristocratie, ce qui n'est ni l'un ni l'autre, ou bien de prétendre que la liberté ne peut exister que dans une certaine situation sociale, qui peut très bien ne pas se rencontrer et qui ne se rencontrera peut-être qu'une seule fois dans l'histoire.

En effet, jugez à la lumière de cette théorie, soit le gouvernement romain, soit le gouvernement des États-Unis, vous devez appeler monarchie le consulat ou la présidence. Or le consulat ne ressemble guère à la monarchie, et la présidence, qui s'en rapproche un peu plus, n'est elle-même qu'une image très éloignée et très affaiblie de la royauté; car il est évident que l'hérédité, ou, tout au moins, le pouvoir à vie est le caractère essentiel de la royauté. Ce sont pourtant là de grands exemples de gouvernements libres et de gouvernements tempérés. De même, vous trouverez quelque image de l'aristocratie dans le Sénat des États-Unis; mais cette aristocratie ressemblera à la noblesse comme la présidence à la royauté, c'est-à-dire n'y ressemblera pas du tout. Le privilège est le véritable caractère politique de l'aristocratie. Une aristocratie qui n'a pas de privilèges, qui n'est que la supériorité du mérite, de l'âge et de l'expérience, n'est pas une aristocratie, c'est simplement la vraie démocratie.

Il est vrai que le gouvernement anglais donne raison à la théorie de Montesquieu. Mais ce gouvernement peut-il se reproduire à volonté? Y a-t-il toujours dans un pays, à un moment donné, une famille avec une situation historique assez grande et assez populaire pour former une monarchie? Y aura-t-il toujours les éléments suffisants d'une aristocratie véritable? Si ces éléments ne sont pas donnés par la réalité, faut-il les créer artificiellement? Une création artificielle de forces politiques peut-elle réussir? Si l'on ne peut pas créer artificiellement ces forces, est-il donc impossible d'y suppléer? Un pays est-il condamné à n'être jamais libre, parce que telles conditions particulières ne s'y rencontrent pas?

Allons plus loin. Quel est le fond de la constitution anglaise? C'est l'aristocratie, c'est une aristocratie qui consent à être gouvernée par un roi et à faire la part aux besoins du peuple. Grande aristocratie, sans aucun doute; mais enfin, voici la question; faut-il absolument une noblesse dans un pays libre? La liberté politique ne peut-elle s'acheter que par l'inégalité sociale? Il est difficile de le croire. Si la raison fait désirer à l'homme la liberté politique, la même raison lui fait désirer aussi l'égalité civile. Il serait trop étrange que le privilège fût un principe de liberté, et l'égalité de droits un principe de servitude.

Si l'on reconnaît, ce qui nous paraît incontestable, que la société civilisée marche partout vers l'abolition des privilèges et que le travail d'égalité dans les lois et dans les mœurs ne cesse pas de se faire, il y aura lieu de se poser la question autrement que n'a fait Montesquieu. Car il regarde comme indispensable aux gouvernements libres un élément qui va sans cesse en s'amoindrissant. Il en résulterait que la liberté elle-même devrait devenir de plus en plus difficile, et à la fin impossible, à mesure que l'égalité augmenterait.

Ce sont ces questions que Montesquieu n'a pas résolues, et qui ne paraissent pas l'avoir été complètement depuis lui.

Notes

1. Voir la lettre à M. l'auditeur Bertolini qui avait fait honneur à Montesquieu d'avoir révélé aux Anglais eux-mêmes la beauté de leur gouvernement. Montesquieu récuse cet éloge qui n'en est pas moins vrai.
2. I., VI, c. III.
3. L. XI, c. IV.
4. L. XI, c. VI.

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