Biographie de Montesquieu
L'ŒUVRE DE MONTESQUIEU
1° Les Lettres persanes. Les ouvrages purement scientifiques de Montesquieu et les discours qu'il prononça de temps à autre à l'académie de Bordeaux n'ont aucune importance littéraire. Le principal d'entre eux, la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion, est une œuvre des plus médiocres; on y trouve une érudition qui paraît aujourd'hui enfantine; l'auteur de la Dissertation recueille beaucoup de menus faits et les utilise pour arriver à une théorie tout à fait fausse; son objet principal parait avoir été de mettre à nu ses sentiments anti-chrétiens; à coup sûr, les académiciens de Bordeaux qui, entendirent en 1716 la lecture de ce mémoire ne soupçonnèrent pas alors le brillant avenir de son auteur. C'est en 1721, à l'âge de trente-deux ans, que Montesquieu devint tout à coup célèbre, grâce à la publication des Lettres persanes. Il lisait beaucoup et il avait pour les modernes une prédilection marquée; la lecture des Amusements sérieux et comiques de Dufresny et celle du Diable boiteux, de Lesage, lui donnèrent l'idée d'un ouvrage humoristique où la satire morale et même politique pourrait trouver place. «Paris est un monde entier, disait Dufresny au IIIe, de ses Amusements... Imaginez-vous donc combien un Siamois y trouverait de nouveautés surprenantes... Il me prend envie de faire voyager ce Siamois avec moi; ses idées bizarres et figurées me fourniront sans doute de la variété, et peut-être de l'agrément... Nous verrons un peu de quelle manière il sera frappé de certaines choses que les préjugés de l'habitude nous font paraitre raisonnables et naturelles.» On connaît d'autre part cette plaisante invention du diable boiteux qui enlève comme un simple couvercle le toit de toutes les maisons et permet à Lesage de voir tout ce qui s'y passe. C'est de là que sont sorties les Lettres persanes. Sous prétexte de communiquer au publie la correspondance de Persans logés avec lui, et qu'il nomme Usbeck et Rica, Montesquieu a fait un livre qui est à la fois un roman dramatique, voluptueux et même libertin, une peinture satirique de la société contemporaine, et un ouvrage très instructif, où l'on peut admirer des vues très neuves et parfois très élevées, dignes d'un moraliste et d'un législateur... Les Lettres persanes sont, à vrai dire, une des Suites que tant d'auteurs ont cru pouvoir donner aux Caractères de La Bruyère, et rien ne montre mieux la différence profonde qui sépare le siècle de Louis XIV de celui de Louis XV. La date de leur publication (1721) était fort bien choisie; on sait en effet que la mort de Louis XIV avait renouveléla face de la France. Au vieillard le plus autoritaire qu'on eût jamais vu succédait un enfant de cinq ans; le testament du monarque était cassé par ce même Parlement de Paris que Louis avait réduit à un silence de cinquante ans, et c'était le duc d'Orléans, l'élève de l'abbé Dubois, la débauche en personne, qui gouvernait au nom du jeune roi. La Régence était, par excellence, le règne de l'esprit frondeur, du mépris absolu pour tout ce qu'on appelle préjugé, et enfin de la débauche élégante. Les Lettres persanes sont au même degré que les poésies de La Fare et de l'abbé Chaulieu la littérature qui convenait à une telle époque, le magistrat bordelais qui les publiait sous le voile de l'anonyme aurait pu être aussi bien que Voltaire l'ami de Ninon, le commensal de Vendôme aux petits soupers du Temple. Grâce à la merveilleuse habileté avec laquelle il avait choisi son cadre, Montesquieu pouvait établir ses musulmans juges sévères de nos institutions politiques ou religieuses, de nos façons de comprendre la vie sociale, la famille, l'administration de la justice; il pouvait dire sans crainte que le pape était «une vieille idole qu'on encense par habitude»; il pouvait appeler Louis XIV «ce grand magicien qui fait croire à ses sujets qu'un écu en vaut deux et qu'un morceau de papier est de l'argent, etc.» Enfin ses musulmans et leurs eunuques noirs étaient dans leur rôle en parlant des femmes avec la plus parfaite désinvolture, et il était permis à l'auteur de prodiguer à l'occasion les métaphores orientales. Montesquieu ne se fit pas faute de recourir à tous ces moyens; il le fit avec légèreté, avec grâce, avec un réel talent d'écrivain, et le succès fut tel que les Lettres persanes «se vendirent comme du pain». Elles préparèrent l'entrée de leur auteur à l'Académie française, et néanmoins elles l'empêchèrent quelque temps d'y être admis; le cardinal Fleury, mécontent des audaces de Montesquieu, opposait un veto absolu. C'est alors, si l'on en croit Voltaire, que l'auteur des Lettres incriminées aurait en recours à un subterfuge indigne d'un magistrat. Il aurait fait imprimer à quelques exemplaires une édition spéciale dont on aurait retranché les passages suspects, et Fleury satisfait aurait enfin donné son assentiment. Ce qui peut donner quelque force à cette explication de Voltaire, c'est l'existence d'une édition rarissime des Lettres persanes, imprimée à Cologne, chez Pierre Marteau, avec le millésime de 1721, et qui porte l'indication suivante: Seconde édition, revue, corrigée, DIMINUÉE et augmentée par l'auteur. Mais s'il en est ainsi, Montesquieu a payé d'audace et trompé le cardinal; les suppressions annoncées portent sur quelques billets sans importance, les numéros des lettres ont été simplement changés, et les passages relatifs au roi et au pape ont subsisté sans le moindre chaneement; toute la différence, c'est qu'ils ne se lisent plus aux Lettres XXIV et XXIX, mais aux lettres XVIII et XIX. Quoi qu'il en soit, l'autour des Lettres persanes put siéger à l'Académie française à côté du cardinal Fleury, et il ne se laissa pas tenter par les offres des libraires, mais il se mit de lui-même à composer des ouvrages d'une tout autre portée, des livres dont la gravité du magistrat n'avait point à rougir: telles sont les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, prélude de l'Esprit des lois.
2° Grandeur et décadence des Romains. Les Lettres persanes et le Temple de Gnide, publié en 1725, étaient, à bien des égards, des œuvres futiles et d'un libertinage tout à fait «régence»; l'ouvrage que Montesquieu fit paraitre ensuite, après neuf années de silence, est de telle nature qu'on le propose aujourd'hui à la jeunesse comme un livre éminemment classique. C'est en historien, en jurisconsulte et en philosophe qu'il se mit à étudier l'histoire de Rome, à exposer les causes de sa grandeur et de sa décadence. Sans vouloir conter à nouveau les faits qui sont connus de tous, il entreprit de raisonner, de montrer comment une poignée de bandits parvint à fonder l'empire romain, comment ensuite ce colosse tomba de lui-même en pourriture. Si les Romains sont devenus les maîtres du monde, c'est, dit Montesquieu, parce qu'ils ont aimé la liberté, le travail et la patrie; parce qu'ils ont eu, en tant que guerriers, une discipline forte et des principes arrêtés, ne désespérant jamais de la République, ne traitant jamais avec un ennemi victorieux, divisant habilement leurs ennemis et n'exaspérant pas les peuples vaincus. Telles sont les causes de la grandeur romaine; l'empire romain a péri parce que sa trop vaste étendue a amené des guerres civiles, détruit l'esprit de liberté, donné le droit de cité à tout l'univers; parce que le luxe a amené la corruption et la tyrannie, parce que les empereurs ont été souvent des monstres, et enfin parce que la fondation de Constantinople a fait deux empires au lieu d'un. Des vingt-trois chapitres qui composent ce petit volume, sept sont consacrés à énumérer les causes de grandeur; les seize autres font connaître les causes de décadence, auxquelles s'attachait surtout Montesquieu. On y chercherait en vain une préface, une conclusion, et même un ordre rigoureux dans la succession des chapitres; c'est une suite de réflexions destinées à en faire naître d'autres dans l'esprit du lecteur. Le style est en général concis, un peu obscur parfois, et quelques pages brillantes, quelques morceaux à effet tranchant sur le ton gris de l'ensemble. C'est une œuvre de grande valeur, mais il ne faudrait exagérer ni son importance, ni surtout son originalité. Balzac, Saint-Evremond et Bossuet au siècle précédent, l'abbé de Vertot dans son Histoire des révolutions romaines, parue en 1719, avaient consacré à la philosophie de l'histoire romaine des ouvrages admirés; Montesquieu, qui semble les ignorer, qui n'a pas écrit une seule fois dans toutes ses œuvres le nom de Bossuet, a beaucoup profité des travaux de ses devanciers. La Grandeur et la Décadence des Romains n'est, à vrai dire, que le développement d'un chapitre de l'Histoire universelle de Bossuet, et Montesquieu, qui a lu et médité très attentivement ce chapitre, a dû faire les plus grands efforts pour être, et surtout pour paraître original. L'imitation n'en est pas moins flagrante, il y a dans les deux œuvres des passages identiques pour le fond, sinon pour le style. Le procédé auquel Montesquieu a dû recourir pour faire croire à son originalité a consisté à disposer les réflexions autrement que Bossuet, à les éparpiller, alors que Bossuet les groupait, à citer d'autres exemples, à paraphraser surtout, à dire en une page ce que le génie de Bossuet a resserré en trois lignes, et enfin a faire constamment allusion aux choses de la vie moderne. Bossuet était méthodique et simple; il s'appliquait surtout à développer les causes de la grandeur de Borne, auxquelles il a accordé deux fois plus de place qu'aux autres; Montesquieu a changé tout cela. Et l'on ne saurait dire qu'il se soit vu contraint de combler des lacunes de l'œuvre de Bossuet, car il est moins complet que son devancier ne l'était dans sa brièveté même. C'est dans Bossuet et non dans Montesquieu, qu'on peut voir une comparaison si instructive de la légion avec la phalange; c'est Bossuet qui parle de la «sainte» institution des féciaux; et c'est lui seul qui a bien fait connaître cet amour de la patrie et de la liberté qui faisait «le fond d'un Romain». Et il ne faut pas oublier que Bossuet a sa tenir compte des causes secondes, et qu'elle est de lui cette phrase curieuse qu'on attribuerait sans hésiter à Montesquieu: «... Encore que la fortune semble décider de l'établissement et de le ruine des empires, à tout prendre, il en arrive à peu près comme dans le jeu, où le plus habile l'emporte à la longue.» Bossuet, qui écrivait pour un futur maître de la France, voulait travailler surtout à la grandeur de sa patrie; Montesquieu avait des prétentions moindres; il avait sans doute pour objet de montrer ce qu'il faut éviter pour ne pas trop glisser sur la pente fatale de la décadence. Toutefois Montesquieu a eu raison d'écrire ses Considérations, et il a dit des choses excellentes que Bossuet, étant donné son plan, ne pouvait et ne voulait pas dire. La Grandeur et Décadence est un fort bon livre que les hommes d'Etat devront toujours méditer; le grand tort de Montesquieu a été de ne pas comprendre qu'il pouvait sans décchoir marcher à la suite de l'auteur illustre de l'Histoire universelle, parler de lui, lui rendre pleine justice, et expliquer à ses lecteurs pourquoi il croyait devoir traiter à nouveau le même sujet. Montesquieu n'aimait pas Bossuet qu'il jugeait trop autoritaire et surtout trop chrétien, et s'il publiait la Grandeur et Décadence alors qu'il travaillait à un autre ouvrage dont celui-ci aurait pu faire partie, c'est qu'il était bien aise de montrer au publie de quoi il était capable; c'était une façon de sonder l'opinion et de la préparer à bien accueillir l'Esprit des lois.
3° L'Esprit des lois; la Défense de l'Esprit des lois. Les opuscules; les œuvres posthumes. L'ouvrage auquel Montesquieu travaillait depuis six années déjà quand il publia «ses Romains» parut quatorze ans plus tard, en 1748. Il fit imprimer l'Esprit des lois à Genève, en deux volumes in-4, il ne sollicita ni privilège ni approbation, et il ne mit point son nom sur la première page; c'était coquetterie pure, car tout le monde savait qu'il en était l'auteur. Le succès fut prodigieux; on imprima, dit Montesquieu lui-même, et ce n'est pas une gasconnade, vingt-deux éditions en dix-huit mois, et le livre fut aussitôt traduit dans toutes les langues. C'était l'œuvre d'un penseur très libre qui parlait du christianisme poliment, mais sans enthousiasme; l'Esprit des lois devait par là même déplaire aux philosophes et aux croyants. Les philosophes se tinrent sur la réserve; Voltaire, qui parlera plus tard, ne dit rien alors; les parlements ne se firent point déférer le livre; les évêques ne décernèrent point de mandements contre lui, et quant à la Sorbonne, qui ne savait que dire, elle fut heureuse de voir l'archevêque Beaumont s'entremettre entre Montesquieu et elle. Ce furent les gazettes religieuses, les Nouvelles ecclésiastiques jansénistes et le Journal de Trévoux, rédigé par les jésuites qui attaquèrent le livre et accusèrent son auteur de spinozisme, de déisme, d'irréligion enfin. Montesquieu répondit aussitôt par un tout petit livre, intitulé Défense de l'Esprit des lois, et comme il avait pour lui la supériorité du talent, il n'eut pas de peine à terrasser ses adversaires en se donnant les apparences de la modération; il fut assez habile pour esquiver les objections sérieuses qui lui étaient faites, et il pulvérisa les autres. Le succès de l'ouvrage se soutint, et Montesquieu mourut couvert de gloire.
Le titre de l'Esprit des lois est d'une longueur inusitée, le voici: De l'Esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, mœurs, climat, religion, commerce, etc. (sic), à quoi l'auteur a ajouté des recherches sur les lois romaines, touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales. Il ressort de ce titre même, dont la clarté n'est pas parfaite, que Montesquieu a voulu faire, comme il l'a dit quelque part dans son livre, «un ouvrage de pure politique et de pure jurisprudence». L'ouvrage est divisé en trente et un livres et subdivisé en plus de cinq cents chapitres ayant chacun leur titre particulier; et néanmoins il serait assez difficile d'en reconstituer le plan. D'Alembert a essayé de le faire; ce grand géomètre y a consacré vingt-cinq pages, et il n'a pas pleinement réussi, et de nos jours des politiques, des jurisconsultes, des logiciens de premier ordre ont fait en vain des tentatives semblables, L'Esprit des lois n'est pas mieux ordonné que la Grandeur des Romains; on n'y trouve pas, ce qui serait nécessaire au début d'une œuvre aussi considérable, une introduction lumineuse:, les deux derniers livres sont tout à fait postiches; la conclusion n'existe pas. Ce qu'on peut dire en gros, c'est que Montesquieu a voulu faire la philosophie de la jurisprudence, et donner pour ainsi dire la quintessence des législations. Il commence par définir les lois en général, et sa définition convient, dans sa pensée, aux lois immuables de la nature et aux lois essentiellement muables que font les hommes. «Les lois, dit-il, ce sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses.» Les lois politiques sont donc nécessairement en harmonie avec la nature des gouvernements, et c'est ici qu'apparait la division célèbre par laquelle débute le second livre. Il y a, dit Montesquieu, trois sortes de gouvernements possibles, le républicain (aristocratique ou démocratique), le monarchique et le despotique. À ces formes diverses conviennent des lois de catégories très différentes, car le principe, ou pour mieux dire le ressort des républiques, c'est la vertu; celui des monarchies, c'est l'honneur; celui du despotisme, c'est la crainte. Mais il faut s'entendre, car les mots n'ont pas ici leur signification ordinaire; la vertu, ou vertu politique, c'est, aux yeux de Montesquieu, «l'amour de la patrie, c.-à-d.de l'égalité», vertu intéressée si jamais il en fut. De même l'honneur, un honneur «philosophiquement faux», c'est tout simplement une des formes de l'ambition, la recherche «des préférences et des distinctions», ce qu'on appelle aujourd'hui l'amour du panache. Telle est la base de tout le système; toutes les études de Montesquicu reposent sur cette distinction des trois gouvernements et des trois ressorts qui font agir les gouvernés et par conséquent les gouvernants. Mais on fait à Montesquieu des objections sérieuses. Est-il bien sûr que la vertu telle qu'elle vient d'être définie ne soit pas de mise dans les monarchies, notamment dans les monarchies constitutionnelles que rêve Montesquieu? Lui-même convient ailleurs qu'elle peut se trouver dans une monarchie, mais qu'elle n'en est pas le ressort. Ne voit-on pas tous les jours, dans les républiques les plus démocratiques, que l'honneur, la poursuite parfois éhontée des distinctions et des places, est le grand ressort que font jouer les gouvernements? Et enfin monarchies et républiques n'ont-elles pas eu constamment recours à la crainte, voire même à l'épouvante, à la terreur? La crainte des lois n'est-elle pas le seul frein efficace pour réduire les hommes à l'obéissance? Quant au despotisme, Montesquieu qui le hait lui fait vraiment trop d'honneur en le plaçant sur la même ligne que les autres gouvernements et en cherchant curieusement les lois qui pourraient bien lui convenir. Il le décrit et le juge de la manière suivante au livre V: «Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir des fruits, ils coupent l'arbre au pied et cueillent des fruits, voilà le gouvernement despotique.» Et cet abominable gouvernement, Montesquieu montre comment il doit fonctionner la sévérité des peines y convient, dit-il, mieux qu'ailleurs, la clémence y est moins nécessaire, le luxe y est indispensable; c'est là que l'esclavage est le plus tolérable, etc. Voilà ce que Catherine II lisait de préférence dans l'Esprit des lois, ce qu'elle annotait de sa main, ce que Frédéric II et elle appliquèrent à la Pologne. Des principes généraux, Montesquieu descend aux applications particulières, dont le nombre est presque infini; il traite successivement de l'éducation dans les républiques, dans les monarchies,dans les Etats despotiques, des lois politiques, des conditions de la vie sociale, etc. Il étudie les rapports des lois avec la défense, l'attaque, la liberté politique, les impôts. Il insiste d'une manière toute particulière, et c'est là un des côtés les plus originaux de son livre, sur leurs rapports avec le climat, avec la nature du sol, avec l'esprit général, les mceurs, les manières, avec le commerce, la population, la religion. Il établit ensuite une distinction fondamentale entre les lois divines et les lois humaines: «la force principale de la religion vient dece qu'on la croit; la force des humains vient de ce qu'on les craint», — et il pose ce principe, qu'on ne doit point «statuer par les lois divines ce qui doit l'être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l'être par les lois divines». Enfin, après avoir montré l'origine et los changements des lois romaines et françaises, il établit de la manière la plus formelle dans son XXIXe livre, le plus beau de tous peut-être et en tout cas celui qui présente les véritables conclusions de Montesquieu, que le législateur doit être modéré. «Je le dis, s'écrie-t-il, et il me semble que je n'ai fait cet ouvrage que pour le prouver: l'esprit de modération doit être celui du législateur; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites.» À l'appui de ses théories, Montesquieu cite une infinité d'exemples, il présente des observations en grand nombre, et s'il pêche parfois par défaut d'exactitude, s'il se laisse tromper par des relations de voyageurs vantards ou par des historiens ignorants, si en un mot il n'a pas une critique assez sûre, son livre n'en est pas moins, sans contredit, le plus bel ouvrage qu'ait produit le XVIIIe siècle. Montesquieu a même exercé sur le monde politique une influence que lui-même ne prévoyait certainement pas. Il était monarchiste au sens qu'il donne à ce mot; il croyait le pouvoir royal suffisamment contre-balancé par l'existence de la noblesse et des parlements, et Louis XIV ou Louis XV n'étaient pas à ses yeux des despotes. Il était surtout très éloigné de souhaiter la forme républicaine, et il n'a pas soupçonné un seul instant, ce grand théoricien de la politique, que la France aurait après lui, en moins d'un siècle et demi, trois fois la monarchie parlementaire, trois fois le despotisme, sous Rohespierre et sous les deux Napoléon, trois fois enfin la République; et il ne pressentait pas que neuf fois, c.-à-d. au début de toutes ces révolutions successives, on s'inspirerait de lui, on chercherait à appliquer ses principes et surtout à se couvrir de son autorité.
Considéré comme œuvre littéraire, l'Esprit des lois a de même une très grande valeur, et les défauts qu'on lui reproche n'empêcheront pas qu'on admire ses merveilleuses beautés. «C'est de l'esprit sur les lois», disait Mme du Deffand et il est assez étrange qu'un législateur et un philosophe ait cherché si souvent à être «sautillant», le mot est de Voltaire, à «faire le goguenard dans un livre de jurisprudence universelle», c'est encore Voltaire qui parle; il est fâcheux enfin que le libertinage des Lettres persanes et les vilains détails du Temple de Gnide déparent un certain nombre de chapitres. Malgré tout, il est impossible de ne pas souscrire à ce jugement de Voltaire qui, dans une lettre intime écrite en 1759, quatre ans après la mort d'un homme qu'il jalousait, a cru devoir s'exprimer en ces termes: «J'avoue que Montesquieu manque souvent d'ordre, malgré ses divisions en livres et en chapitres; que quelquefois il donne une épigramme pour une définition et une antithèse pour une pensée nouvelle; qu'il n'est pas toujours exact dans ses citations; mais ce sera à jamais un génie heureux et profond qui pense et fait penser. Son livre devrait être le bréviaire de ceux qui sont appelés à gouverner les autres. Il restera.»
Après avoir consacré vingt années consécutives à la composition de l'Esprit des lois, Montesquieu avait droit à un repos mérité. «J'avais conçu, dit-il dans une de ces notes curieuses qu'on a publiées sous le nom de Pensées diverses, le dessein de donner plus d'étendue et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit, j'en suis devenu incapable; mes lectures m'ont affaibli les yeux, et il me semble que ce qu'il me reste encore de lumière n'est que l'aurore du jour où ils se fermeront pour jamais.» En effet, il ne paraît guère avoir travaillé depuis 1750, date de la Défense de l'Esprit des lois jusqu'à 1753, année de sa mort. Aux ouvrages de lui dont il a été question jusqu'ici on peut joindre, mais uniquement parce qu'il est bon d'être complet, Arsace et Isménie, histoire orientale dans le goût des Mille et une nuits, publiée en 1783, le Dialogue de Sylla et d'Eucrate et Lysimaque que l'on joint avec raison aux éditions classiques de la Grandeur des Romains, quelques Réflexions sur le goût, des Notes sur l'Angleterre, des Pensées diverses dont plusieurs sont fort ingénieuses ou même vraiment profondes, et enfin des Lettres en trop petit nombre. Il avait écrit, dit-on, une importante Histoire de Louis XI, brûlée par inadvertance. Il laissait en mourant une énorme quantité de manuscrits plus ou moins informes, des brouillons de l'Esprit des lois avec une infinité d'additions marginales ou de modifications, des mémoires sur les richesses minières de la Hongrie et de l'Allemagne, des Réflexions sur les habitants de Rome, des notes sur ses voyages d'Italie, d'Allemagne de Hollande, de Gênes; quelques opuscules variés, une correspondance assez étendue, et enfin, ce qui parait devoir être plus important, trois forts volumes, intitulés Mes pensées ou recueil de mes réflexions. Après bien des voyages qui en ont fait périr une partie, ces papiers du grand homme sont aujourd'hui entre les mains de ses héritiers, et la Société des bibliophiles de Guyenne en a commencé la publication en 1891. On a fait paraître un volume de Mélanges où figurent une Histoire véritable à la façon de Lucien que Montesquieu aurait bien fait de briller, et surtout de très curieux Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, opuscule qui paraît antérieur même aux Lettres persanes. Les Notes de voyage ont été publiées également, et elles ont une tout autre valeur que celles de Montaigne. Malheureusement, on n'a pu les donner que d'après une copie très fautive exécutée par un secrétaire ignorant, et elles laissent beaucoup à désirer au point de vue de la forme. Les éditeurs eux-mêmes y signalent «des confusions de mots, des fautes de syntaxe, des phrases interrompues». C'est fâcheux, car l'auteur de ces notes si personnelles est un esprit singulièrement ouvert et curieux, et il se passionne pour les beaux-arts dont il a pu voir en Italie de si admirables spécimens. Les notes du séjour de Montesquieu en Angleterre sont perdues, ce qui est très regrettable à tous les points de vue. La publication doit se continuer, et l'on peut espérer que l'impression des Pensées et des Lettres nous réserve un plaisir que l'on n'éprouve pas encore, il faut, bien l'avouer, celui de voir du Montesquieu inédit qui soit digne à tous égards de celui que nous admirons.
LE RÔLE DE MONTESQUIEU, SA PLACE DANS L'HISTOIRE DES LETTRES FRANÇAISES
L'auteur des Lettres persanes et de l'Esprit des lois est évidemment l'un des hommes qui ont le plus agi sur le XVIIIe siècle, et, à ce point de vue, son rôle peut être comparé à celui de Voltaire, de Rousseau et de Diderot. Il est au même titre qu'eux un précurseur de la Révolution française, et bien qu'il n'ait pas dans tous ses ouvrages consacré deux lignes à l'institution des États généraux, il est l'écrivain dont les hommes de la Constituante ont le plus médité les ouvrages. Ennemi de tous les despotismes, partisan déclaré de la liberté politique, civile et religieuse, Montesquieu est moins aristocrate que Voltaire, plus tolérant que Diderot, et il n'aurait pas admis une seule des utopies de l'auteur du Contrat social. C'est à lui surtout que le monde est redevable du grand mouvement d'opinion, de la révolution, au véritable sens de ce mot, qui a transformé presque partout les monarchies absolues en royautés constitutionnelles ou en républiques parlementaires, et qui a fait prévaloir le système de la séparation des pouvoirs. Il a été l'oracle des hommes d'État en mai 1789, mais trois mois plus tard, quand on eut aboli les privilèges et proclamé cette égalité à laquelle, au dire de Montesquieu, «personne ne doit aspirer dans la monarchie», ce n'est plus lui, ce n'est plus Voltaire, c'est Rousseau qui a pris la direction du mouvement. La monarchie que rêvait Montesquieu est devenue ce que l'on sait en 1791, et l'on n'a plus emprunté à l'Esprit des lois que des aphorismes détachés, celui-ci par exemple, que Robespierre est allé chercher au chapitre XIXe du livre XII: «J'avoue que l'usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur la terre me fait croire qu'il y a des cas où il faut mettre pour un moment un voile sur la liberté, comme l'on cachait les statues des dieux». Ainsi, par une suite nécessaire de l'extrême souplesse de son esprit et de la variété presque infinie de ses observations, ce grand libéral a pu compter parmi ses disciples, simultanément on les uns après les autres, Catherine II, Frédéric le Grand, Louis XVI, Malesherbes, Necker, Mirabeau, Washington, et enfin Robespierre même et Bonaparte.
Considéré comme écrivain et comme historien, Montesquieu n'a pas exercé une influence moins grande. On ne s'est pas fait faute d'imiter sa manière d'écrire, car au point de vue de la langue et du style, il n'est pas de ceux dont la perfection est désespérante. Moins alerte, moins lumineux, moins précis que Voltaire, il n'a jamais cette ampleur, ce souffle puissant, cette poésie, cette émotion sincère qui caractérisent les belles pages de Buffon ou de Rousseau; il ne saurait être comparé aux grands prosateurs du XVIIe siècle; pour tout dire en un mot, il n'arrive guère qu'au troisième ou au quatrième rang. Ses méthodes de travail ne sont pas toujours les meilleures; il lui manque essentiellement l'ordre et la clarté dans l'exposition, mais la sûreté de son coup d'œil, la précision de ses jugements, la profondeur de ses observations lui assurent une belle place comme historien et comme «philosophe de l'histoire». Aussi est-il à ce titre le chef incontesté de l'école moderne, c'est de lui que procèdent à bien des égards Mme de Staël, Chateaubriand, Augustin Thierry, Guizot, de Tocqueville et Taine. L'auteur de l'Esprit des lois est done un des plus grands hommes que la France ait produits, et, comme le dit si bien M. Albert Sorel dans son beau livre sur Montesquieu: «Il a exercé une action profonde et prolongée sur son temps; il est encore plein d'enseignements pour le nôtre. Son nom est associé à plusieurs des meilleures réformes que nous ayons accomplies depuis un siècle. Il représente notre esprit national dans ce qu'il a de plus précis, de plus large, de plus généreux et de plus sage.»