Critique de la théorie des gouvernements
Selon Montesquieu, il y a trois gouvernements primitifs, qui se distinguent par leur nature et par leur principe: c'est le républicain, le monarchique et le despotique. Cette division a soulevé beaucoup d'objections qui nous paraissent fondées.
Et d'abord, le gouvernement républicain se divise, selon Montesquieu, en deux espèces: l'aristocratique et le démocratique. Sont-ce bien là deux espèces différentes d'un même genre, et ne sont-ce pas deux genres essentiellement différents? Dans l'un, c'est le peuple en corps; dans l'autre, c'est seulement une partie du peuple qui occupe la souveraineté. Ce n'est pas là une différence secondaire. Si le fait constitutif de l'État est la souveraineté, la différence caractéristique entre les États doit être cherchée dans la manière dont la souveraineté est distribuée? Il suffit que le pouvoir souverain soit réservé à quelques-uns au lieu d'appartenir à tous, pour que l'esprit de l'État soit radicalement changé. Il est vrai que la démocratie et l'aristocratie ont cela de commun de n'être pas soumises à un roi. Mais l'aristocratie et la monarchie ont aussi cela de commun d'ôter tout pouvoir au peuple. Si l'on prend pour principe de la division des gouvernements la différence de un et de tous, il faut évidemment y introduire, comme intermédiaire, le gouvernement de plusieurs: car il y a autant de différence entre plusieurs et tous qu'entre un et plusieurs. Si donc on admet la division de Montesquieu, il faudra séparer l'aristocratie au même titre que la monarchie, et l'on aura quatre gouvernements au lieu de trois.
Mais c'est un autre défaut de la théorie de Montesquieu de séparer absolument, comme deux genres à part, le despotisme de la monarchie. Il a raison, sans doute, de distinguer le gouvernement d'un seul, limité par des lois fondamentales, et le gouvernement d'un seul livré au seul caprice. Mais cette distinction peut avoir lieu dans tous les gouvernements. Il y a des démocraties où le peuple ne commande que par ses caprices, au lieu de gouverner par les lois; il y a aussi des aristocraties où la volonté des nobles tient lieu de lois fondamentales. De là la distinction antique des six gouvernements, trois bons et trois mauvais: les premiers obéissant aux lois et voulant le bien des sujets, les seconds n'obéissant qu'à leur fantaisie et ne cherchant que leur propre bien. On peut choisir, sans doute, ce principe de division et commencer par reconnaître deux grandes classes de gouvernements, selon qu'ils obéissent ou n'obéissent pas à des lois, et diviser ensuite chacune de ces classes en trois espèces, selon que le pouvoir est entre les mains d'un, de plusieurs et de tous; on peut, au contraire, prendre pour principe de division la distribution de la souveraineté , et obtenir ainsi trois gouvernements fondamentaux, que l'on subdivisera ensuite chacun en deux espèces. Mais on ne peut pas mêler ces deux principes, et distinguer la monarchie de la démocratie par l'un, et la monarchie du despotisme par l'autre.
En outre, si on y regarde de plus près, on verra que la différence de la monarchie et du despotisme n'est pas aussi grande que le dit l'auteur. Car, dans la monarchie pure (et c'est de celle-là qu'il s'agit; car on ne traite encore que des gouvernements simples), dans la monarchie, dis-je, le prince, excepté un très petit nombre de lois fondamentales, peut toujours changer les lois; s'il ne les change pas, c'est qu'il ne le veut pas. Sa volonté est la suprême loi: c'est là le principe même du despotisme. Pour qu'il ne pût absolument pas changer les lois, il faudrait qu'elles fussent protégées et garanties par un pouvoir ou par certains pouvoirs déterminés. Mais c'est alors une monarchie limitée, aristocratique, parlementaire, représentative, selon la nature des limites qui sont opposées au pouvoir royal. C'est un gouvernement mixte; ce n'est plus la monarchie proprement dite. Sans doute, il y a des monarchies où le monarque gouverne selon les lois, et cela est ordinaire dans les pays éclairés et civilisés; mais en droit, la monarchie, si elle est absolue, peut toujours changer la loi; et si elle n'est pas absolue, elle n'est plus la monarchie dont il est question; elle est une de ces innombrables transactions, qui s'établissent dans la pratique entre les formes élémentaires de la politique, mais qui ne doit pas entrer dans une division abstraite et scientifique, oit l'on prend les idées dans leur généralité.
D'ailleurs, s'il n'est pas exact de dire que la monarchie soit nécessairement soumise à des lois fixes, est-il plus exact de dire que le despotisme n'est soumis absolument à aucune loi? A qui fera-t-on croire que le gouvernement des Turcs, des Persans et des Chinois, soit absolument sans règle, sans frein, sans usages, sans quelque chose enfin qui limite la volonté arbitraire du prince ou de ses subordonnés? Qu'une telle forme de gouvernement se rencontre par hasard, lorsqu'un Caracalla ou un Héliogabale occupe le trône, cela ne peut pas se nier; mais que ce soit là une forme normale et vraiment essentielle de gouvernement parmi les hommes, c'est ce qui est contraire à la nature des choses. Je veux que, dans les gouvernements orientaux, il y ait moins de lois que parmi nous, moins de respect de la personne et des biens, et surtout rien qui ressemble à ce que nous appelons une constitution; enfin, il y a sans doute des différences entre les gouvernements barbares et les gouvernements civilisés: mais cette différence n'ira pas jusqu'à faire que les hommes ne soient que des brutes. C'est ce qui arriverait, s'il pouvait exister un gouvernement semblable à celui que dépeint Montesquieu sous le nom de despotisme. En un mot, il n'y a point de différence essentielle entre le despotisme et la monarchie: «Ce sont, dit Voltaire, deux frères qui ont tant de ressemblance qu'on les prend souvent l'un pour l'autre. Avouons que ce furent de tout temps deux gros chats à qui les rats essayèrent de pendre une sonnette au cou 1.»
Si la différence que Montesquieu signale entre la monarchie et le despotisme n'est pas essentielle, si la monarchie ne gouverne pas nécessairement selon des lois fixes, et si le despotisme n'est pas nécessairement privé de toutes lois, il s'ensuit que le despotisme n'est qu'une forme abusive de la monarchie, comme la démagogie est une forme abusive de la démocratie, et l'oligarchie de l'aristocratie. Nous revenons donc à la division d Aristote, qui nous paraît simple, rigoureuse, scientifique, et qui suffit parfaitement à toutes les théories.
De la division des gouvernements selon leur nature, passons à l'examen de leurs principes. Il y a là sans doute une idée originale et profonde. Un gouvernement existe, il dure. Pourquoi dure-t-il? N'est-ce pas en vertu d'un ressort intérieur, qui l'anime, qui le meut, qui le fait agir, et qui enfin le fait vivre jusqu'à ce que, s'usant lui-même, il entraîne l'État avec lui 2? Cette recherche philosophique du principe des gouvernements est donc une des innovations heureuses de Montesquieu dans la science politique; et quoiqu'elle soit souvent paradoxale et arbitraire, peut-être même insuffisante, elle est cependant digne d'admiration.
Parmi les trois, ou plutôt les quatre principes reconnus par Montesquieu, il y en a deux qui sont vrais: c'est le principe de la vertu et le principe de la crainte. Nous y reviendrons tout à l'heure. Il y en a deux autres qui paraissent vagues et mal définis: c'est le principe de l'honneur et celui de la modération.
Ce dernier surtout est certainement ce qu'il y a de plus faible dans la théorie de Montesquieu. La modération n'est qu'une limite, elle n'est pas un principe d'action; elle empêche de se perdre, mais elle ne donne ni la vie ni le mouvement. Elle n'est d'ailleurs pas plus propre au gouvernement aristocratique qu'à tout autre. Il est évident qu'elle est nécessaire à tout gouvernement qui veut vivre. La monarchie sans modération tombe dans le despotisme, la démocratie sans modération tombe dans la démagogie ou dans la tyrannie. La modération est le principe conservateur de tous les États et de toutes les formes de gouvernement; elle n'est le principe particulier d'aucune d'elles.
L'honneur est un principe ingénieusement trouvé pour expliquer la différence de la monarchie et du despotisme 3. Mais c'est un principe vague et mal expliqué. « C'est, dit Montesquieu, le préjugé de chaque personne et de chaque condition.» Mais en quoi consiste ce préjugé? « La nature de l'honneur est de demander des préférences et des distinctions.» L'honneur semble donc être la même chose que la vanité. « L'ambition, continue Montesquieu, a de bons effets dans la monarchie.» Voici l'honneur qui devient l'ambition. Plus loin, Montesquieu définit l'honneur: « ce maître universel qui doit partout nous conduire.» Rien n'est plus vague. Il le détermine un peu plus quand il dit « que c'est moins ce qu'on doit aux autres que ce que l'on se doit à soi-même»; et « non pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que ce qui nous en distingue... C'est la noblesse dans les vertus, la franchise dans les mœurs, la politesse dans les manières.» Enfin, lorsqu'il ajoute que « l'honneur nous dicte que le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore», il est évident qu'ici l'honneur n'est plus seulement le préjugé de chaque personne et de chaque condition: il est déjà une sorte de vertu et une partie de la vertu 4.
Je ne veux pas nier ce qu'il y a d'ingénieux et de vrai en partie dans la théorie de la monarchie et de son principe. Mais ce principe de l'honneur, qui est tout moderne, composé d'idées féodales, chevaleresques, chrétiennes, et enfin de ce sentiment naturel de fierté propre à l'homme dans toutes les formes de gouvernement, suffit-il à expliquer la monarchie de Philippe et d'Alexandre, les premières monarchies grecques, les monarchies du XVe siècle? D'un autre côté, l'honneur n'est-il pas le principe des aristocraties autant et plus peut-être que des monarchies? L'honneur, entendu dans un sens étroit, est surtout le préjugé aristocratique; dans un sens large il est la vertu proprement dite, ou du moins une de ses parties. C'était l'honneur non moins que la crainte qui interdisait aux nobles de Venise de trahir les secrets de l'État; et c'était certainement l'honneur autant que l'amour de la patrie qui ramenait Régulus à Carthage pour y mourir d'une mort atroce. L'honestum antique, le pulchrum et decorum ressemble beaucoup à ce que Montesquieu appelle l'honneur: or c'est une idée qui est née dans les républiques.
Reprenons la théorie de Montesquieu et, en nous inspirant librement de ses principes, cherchons à lui donner plus de clarté et de précision.
Il y a deux principes naturels dans l'homme, et qui donnent naissance aux deux formes principales de gouvernement, à celles que Platon appelle les deux constitutions mères, la monarchie et la démocratie. Ces deux principes sont l'amour du repos et l'amour de la liberté. Ces deux principes sont identiques: car, aimer la liberté, est-ce autre chose que vouloir jouir en repos et en paix de toutes les forces de notre nature, qui ne sont point contraires au bonheur des autres? Et aimer le repos n'est-ce pas vouloir ne pas être troublé dans l'usage légitime de sa liberté? Mais, quoique ces deux principes soient identiques par leur nature, ils se distinguent cependant dans leurs effets. Car l'un a plus de rapport avec le goût du mouvement, et l'autre avec le goût de l'inertie et de l'immobilité. L'un demande à agir, à se développer dans tous les sens, à tenter toujours de nouvelles aventures; l'autre aime à demeurer dans certaines limites consacrées, à tourner dans un cercle toujours le même, et à ne pas s'affranchir de certaines habitudes et de certains liens. L'un préfère la nouveauté à la sécurité. L'autre craint la nouveauté, comme ennemie de toute sécurité. L'un se contente peu du bien-être matériel, et se repaît toujours d'un bien-être d'imagination. L'autre craint l'inconnu, et aime à jouir tranquillement de ce qu'il possède certainement. L'un aime à critiquer; censurer, discuter, et ne veut pas se soumettre sans savoir pourquoi. L'autre ne veut pas se troubler d'examiner ce qu'il ne comprend pas, ce qu'il ne tient pas à comprendre: il abandonne volontiers le soin des affaires, et ne s'en mêle que le moins qu'il peut.
Or, c'est l'amour du repos qui donne naissance à la monarchie, et l'amour de la liberté à la démocratie. Dans le gouvernement d'un seul, les actions sont plus promptes, plus uniformes, plus constantes à elles-mêmes. Il y a moins de discussions, moins de dissentiments, moins de temps perdu, moins de troubles, moins de révolutions. On sait ce qu'il y aura demain par ce qu'il y avait hier. Les changements de règne, qui sont les mouvements les plus considérables dans ces sortes de gouvernements, se font d'une manière presque insensible, lorsque les lois de succession sont bien déterminées. Il y a des troubles quelquefois dans les régences: cela vient précisément de ce qu'alors le gouvernement d'un seul penche toujours vers le gouvernement de plusieurs; mais lorsque l'autorité royale redevient maîtresse, l'ordre et le repos renaissent avec elle. Dans la monarchie, l'individu est en général tranquille, pourvu qu'il ne se mêle pas des affaires de l'État. Par conséquent, lorsque le plus grand nombre des citoyens d'un pays aura ce goût du repos et cette indifférence des affaires publiques, l'État sera monarchique.
Supposez, au contraire, un peuple animé de l'amour de la liberté, tel que nous l'avons décrit, il est évident qu'il ne souffrira aucune forme de gouvernement à laquelle il n'aurait pas la plus grande part. Si tous, ou la plupart, ont ce goût du mouvement, de l'aventure, de la critique, de la discussion et de l'examen, tous voudront être quelque chose dans l'État; ils voudront participer à la confection des lois, de peur qu'elles ne répriment leur ardeur et leurs désirs. Ils voudront nommer leurs magistrats, pour être sûrs de la sincère exécution de leurs volontés; ils voudront les soumettre à la censure, et refuseront de s'y soumettre eux-mêmes. Ils voudront conserver le droit d'examiner et de discuter, afin de pouvoir changer demain ce qu'ils auront fait aujourd'hui. Ils seront défiants, tumultueux, amis de la parole, souvent incertains dans l'action. Mais, par-dessus tout, ils voudront établir parmi eux l'égalité. La liberté est difficilement conciliable avec l'inégalité. En effet, si les uns possèdent des privilèges auxquels il me soit absolument interdit de prétendre, je ne suis pas libre, puisqu'un certain développement naturel et légitime de mes facultés m'est interdit. Si quelques-uns font les lois, ou ont seuls droit à certains emplois, je ne suis pas libre: car quelle garantie ai-je contre eux? Il peut arriver, sans doute, qu'à la suite de beaucoup d'expériences, un peuple consente à l'inégalité pour garantir sa liberté; mais c'est là une de ces transactions qui peuvent se faire entre tous les principes de gouvernement, et nous les examinons ici dans leur pureté et leur distinction. C'est en ce sens que nous disons: le principe constitutif de la démocratie, c'est l'amour de la liberté et de l'égalité.
Il faut distinguer le principe constitutif et le principe conservateur d'un gouvernement. L'un le fait être, l'autre le fait durer. Quels sont donc les principes conservateurs de la monarchie et de la démocratie? Je commence par la démocratie.
Ici, Montesquieu est admirable; et, quoi qu'on en ait dit, je pense qu'il faut considérer comme un axiome de la science politique ce grand principe, que la démocratie repose sur la vertu. En effet, lorsque l'on donne la liberté à un peuple, il faut permettre beaucoup d'actions qui ne seront pas permises dans un autre gouvernement. Parmi ces actions, les unes seront mauvaises et les autres bonnes; et l'on se console des mauvaises parce qu'elles doivent être compensées par les bonnes. Mais si elles sont toutes mauvaises, quel principe de désordre et de corruption introduit dans l'État! Par exemple, on permettra à tout le monde d'exprimer sa pensée, dans l'espoir que les bonnes pensées triompheront des mauvaises, et que la vérité l'emportera sur l'erreur. Mais si tout le monde abuse de la pensée, si les uns la vendent, si les autres l'immolent à leurs passions, si tous ne se servent de la liberté donnée que pour insulter les lois, les magistrats, les hommes vertueux, etc., une telle liberté n'est-elle pas l'anarchie et l'oppression? Et comme rien de violent ne peut durer, une république corrompue ne peut manquer de périr infailliblement. On ne peut nier d'ailleurs que la liberté n'introduise la division dans l'État. Cette division est un bien, quand elle n'est pas portée à l'extrême. Mais supposez-la sans contrepoids, elle deviendra la guerre de tous contre tous, et le plus beau des gouvernements sera semblable à l'état sauvage. Or, dans un État où on donne peu à la force, précisément pour laisser beaucoup à la liberté, le seul contrepoids naturel, c'est la vertu. En outre, l'un des grands périls de la démocratie, c'est l'amour de l'égalité. Car, comme il y a une égalité naturelle et vraie, il y en a aussi une qui n'est pas légitime, c'est celle qui met sur la même ligne l'ignorant et l'homme éclairé, le vicieux et l'homme de bien. Si les hommes vicieux sont en majorité, ils s'indigneront de la supériorité de l'homme intelligent et distingué. De là les suspicions, les ostracismes, les persécutions, tout ce qui a souillé les démocraties antiques et modernes, et les a mises souvent au-dessous du despotisme même. Il faut donc assez de vertu dans le peuple pour reconnaître, estimer et respecter la vertu chez les meilleurs. Ajoutez que dans la démocratie c'est le peuple qui fait les lois, et c'est lui qui obéit aux lois; or, s'il fait des lois sans y obéir, autant n'en pas faire; si, prévoyant sa propre faiblesse, et y compatissant d'avance, il accommode, ses lois à sa corruption, qu'est-ce qu'un tel gouvernement? Enfin, de quelque côté qu'on examine la démocratie, on verra qu'elle n'est, qu'elle ne vit, qu'elle ne dure que par la vertu. Tous les grands politiques de l'antiquité l'ont dit: saint Thomas et Machiavel l'ont dit également. Il faut que ce soit une grande vérité pour être admise à la fois par des génies si divers, qui partent de principes si différents.
On peut dire des publicistes d'aujourd'hui ce que Montesquieu disait de ceux de son temps: «Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissent d'autre force qui pût le soutenir que la vertu. Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, de luxe même.»
On a raison de dire que Montesquieu a trop obéi aux préjugés antiques, lorsqu'il a fait consister la vertu démocratique dans l'amour de la frugalité et dans le renoncement à soi-même. C'est demander à l'individu, au nom de l'État, un sacrifice que la religion obtient à peine en le demandant an nom de Dieu et de l'éternité. Mais s'il est vrai que les démocraties modernes ne peuvent ressembler aux démocraties antiques, il n'est pas vrai qu'elles aient cessé d'avoir un même principe, c'est-à-dire l'obéissance aux lois, le respect du magistrat, l'amour de la patrie, le respect des droits d'autrui, en un mot, la justice. C'est la justice qui est le vrai principe de la démocratie, sous quelque forme qu'elle se présente. C'est elle seule qui rend la liberté possible, durable, désirable.
Ainsi la démocratie aura donc pour principe constitutif l'amour de la liberté et de l'égalité, et pour principe conservateur la vertu.
Passons maintenant à la monarchie: le principe constitutif de cette forme de gouvernement, avons-nous dit, est l'amour du repos. Quel en est le principe conservateur? Nous ne nous refuserons pas d'accorder que ce principe est l'honneur; seulement que faut-il entendre par honneur?
Nous avons vu qu'il y a dans ce principe, tel que Montesquieu le décrit, une assez grande confusion: tantôt c'est une sorte de vanité frivole, ou le préjugé étroit d'une caste et d'une corporation, tantôt c'est la grandeur d'âme et la fierté des sentiments. Dans lequel de ces deux sens l'honneur est-il le principe conservateur des monarchies? Il faudrait distinguer ces nuances importantes, et ne pas faire un seul principe de tant d'éléments contraires. Cette sorte d'honneur que l'on mettait dans l'ancienne monarchie à être le domestique du roi, ne ressemble guère à celui du vicomte d'Orte, qui refusa de servir de bourreau à Charles IX contre les huguenots, ou de Crillon, qui refusa à Henri III d'assassiner le duc de Guise. Dans le premier sens, l'honneur n'est qu'une partie de cette adoration du prince, qui est commune aux États monarchiques et aux États despotiques. Dans le second sens, l'honneur n'est qu'une partie de la vertu elle-même. Or c'est dans ce second sens surtout que l'honneur est propre au gouvernement monarchique. Car, dans le despotisme, il y aura aussi une sorte de vanité qui recherchera les distinctions, les préférences, les faveurs du prince, et qui tiendra à occuper la place la plus proche de sa personne.
L'honneur monarchique sera donc surtout cette fierté qui refuse l'obéissance au prince lorsqu'il commande des actions contraires à la conscience. C'est là, à ce qu'il nous semble, le trait le plus particulier de l'honneur monarchique. Car le confondre avec l'ambition, avec l'amour de la gloire, c'est lui ôter toute physionomie propre, puisque l'ambition n'est pas moins fréquente dans le despotisme, et l'amour de la gloire dans les républiques. L'honneur monarchique est donc le sentiment de ce que nous devons au prince, tempéré par le sentiment de ce que nous nous devons à nous-mêmes: c'est par conséquent une limite au pouvoir du prince. Il repose sur ce principe, que le prince ne peut pas tout et ne doit pas tout vouloir. C'est donc une partie de l'amour de la liberté transporté dans un gouvernement qui ne repose pas sur ce principe.
Comment l'amour de la liberté a-t-il sa place dans un gouvernement monarchique? Il peut se la faire de deux manières. La monarchie succède ordinairement, soit au despotisme, soit à l'aristocratie. Le premier cas est rare, le second a été le plus fréquent dans les temps modernes. La monarchie succède au despotisme, lorsque le despotisme vient à s'éclairer. Or la première lumière qui se fait dans l'esprit des sujets, c'est que le prince ne peut pas tout, qu'il y a des choses supérieures à son pouvoir. De là le premier sentiment de l'honneur, et de là une première limite apportée au pouvoir d'un seul. Dans l'autre cas, le sentiment de l'honneur n'est pas autre chose qu'un reste de liberté aristocratique qui se défend jusqu'à la dernière extrémité. C'est ce qu'il est facile de voir dans l'histoire de notre monarchie. L'honneur exigeait bien plus d'un grand du XVIe siècle que d'un courtisan du XVIIIe. L'honneur, au XVIe siècle, commandait encore d'avoir des châteaux forts, et des armes pour se défendre contre la couronne elle-même: au XVIIIe l'honneur n'interdisait pas de passer sa vie dans les antichambres du roi et le boudoir de ses favorites. Ainsi, l'honneur monarchique n'est autre chose que le signe de ce qui reste ou de ce qui se forme d'aristocratique dans un pays monarchique.
Un principe qui se rapporte à celui de l'honneur, dans les États monarchiques, et qui les distingue encore du despotisme c'est le principe de l'opinion. Il y a une opinion dans la monarchie. Il est vrai qu'elle ne s'exprime pas librement comme dans la démocratie, ou dans les monarchies limitées et représentatives; mais elle existe; on a le sentiment commun que le roi, quelque sacré que soit son pouvoir, se doit au bonheur de ses sujets. On juge ses actes, on juge ses ministres. Et quoique en droit il puisse tout ce qu'il veut, il est souvent obligé en fait de compter avec cette opinion même muette. Il y avait en France une opinion publique, même sous Richelieu, même sous Louis XIV. On approuvait et on blâmait dans une certaine mesure. Sans doute aussi, dans une certaine mesure, il en est de même dans les États despotiques; mais c'est un signe que le despotisme se transforme en monarchie. D'autre part, l'opinion peut être très faible dans les États monarchiques: c'est alors un signe qu'ils tournent au despotisme.
La puissance de l'opinion dans les monarchies est encore une des formes de l'amour de la liberté. C'est la part que la monarchie fait à l'esprit public, à l'esprit d'examen et de critique, qui est ce qu'il y a de plus cher à la liberté. Je distingue l'honneur et l'opinion. Le premier est surtout un sentiment aristocratique; le second est un principe démocratique. L'un et l'autre sont le signe de la part que la noblesse et le peuple ont dans le gouvernement. Je ne dis pas qu'ils y aient une part légale: car alors ce serait une aristocratie, ou une démocratie, ou une monarchie mixte; mais enfin ils sont pour quelque chose dans l'État, et leur importance se mesure par l'importance de l'honneur et de l'opinion.
La monarchie bien expliquée, et ramenée, comme le veut Montesquieu, au principe de l'honneur auquel nous ajoutons celui de l'opinion, il sera facile d'expliquer le despotisme et son principe.
Le despotisme est une forme abusive de la monarchie; c'est cette forme basse de gouvernement, la dernière de toutes, suivant Platon 5, où, par faiblesse et par amour excessif du repos, les citoyens abandonnent tous les pouvoirs au souverain, lui mettent entre les mains une force irrésistible, et ne se réservent que l'obéissance sans limites. Un tel gouvernement ne repose que sur la crainte. C'est celui que Hobbes rêvait comme le modèle des gouvernements, mais qui en est, en réalité, le plus imparfait; car il est contradictoire. En effet, l'homme ne peut sacrifier la liberté que pour le repos. Mais le repos est impossible sans sécurité; et la sécurité est incompatible avec la crainte. Ainsi, un gouvernement qui, par hypothèse, reposerait sur l'extrême crainte, détruirait par là même ce pourquoi on l'aurait subi, la sécurité et la paix. Le despotisme, tel que Montesquieu le décrit, est donc un gouvernement absurde, c'est-à-dire contradictoire dans les termes mêmes.
Pour qu'un gouvernement fondé sur la crainte soit possible et durable, il faut évidemment que la crainte ne soit pas universelle et perpétuelle: il ne faut pas que tous craignent, et craignent pour tout ce qu'ils possèdent: car alors, que leur servirait-il de ne pas s'appartenir à eux-mêmes? Il faut qu'en général, ils trouvent assez de tranquillité et de paix dans la vie privée pour n'être pas tentés de se mêler des affaires publiques. En un mot, la crainte ne doit être que pour ceux qui veulent résister à l'État., et non pas pour ceux qui, contents des limites qui leur sont imposées, ne demandent qu'à ne pas être tourmentés dans ces limites. Mais si la crainte s'introduit jusque-là, ce n'est plus un gouvernement, c'est un brigandage. « Quid sunt regna, dit saint Augustin, remota justicia, nisi magna latrocinia 6?»
Dans le despotisme même, la crainte n'est pas le principe unique du gouvernement. D'abord, elle n'est pas toujours sentie. On a commencé d'obéir par crainte; puis on obéit par habitude. Après tout, ce serait une erreur de croire qu'un pouvoir tient absolument à être craint: il tient surtout à faire ce qu'il veut: s'il y réussit sans employer la crainte, il la réserve pour les cas nécessaires. C'est ce qui arrive en pratique dans les gouvernements despotiques. Les sujets obéissent par habitude; et ils oublient qu'ils sont sous un gouvernement terrible. L'état de crainte est trop violent pour être continuel. L'habitude est donc un principe qui tempère l'action de la crainte.
Ce n'est pas tout; les sujets qui naissent dans un gouvernement despotique reçoivent tout d'abord des impressions très vives de ce pouvoir supérieur, invisible, qui peut tout, et qui est entouré de toutes les grandeurs et de tout l'éclat que l'imagination peut concevoir: il conçoit donc pour ce pouvoir une admiration sans bornes. Plus il le regarde de bas, plus il est étonné et confondu de sa hauteur: ce n'est pas seulement de la crainte qu'il a pour lui, c'est du respect. Ceux qui étudient le despotisme du dehors, et au point de vue d'un gouvernement meilleur, peuvent se persuader qu'un tel pouvoir ne mérite que le mépris: ceux qui ne connaissent que celui-là, et n'en ont jamais soupçonné d'autre, ont pour lui ce respect naturel que les hommes ont en général pour l'autorité des supérieurs. Ainsi, le respect est mêlé à la crainte, dans l'obéissance des sujets d'un prince despotique.
Un autre sentiment se mêle encore à celui-là pour le relever, c'est le sentiment religieux. Dans les monarchies d'Orient, où l'on va chercher d'ordinaire les types les plus purs du despotisme, le monarque est un être sacré. Selon Manou, le roi est une grande divinité 7. C'est d'Orient que nous est venue la doctrine du droit divin, qui n'est encore qu'une atténuation de la doctrine indienne. En général, dans un gouvernement despotique, le monarque est le chef de la religion. -Quelle source de grandeur cela lui donne! Enfin, la religion, qui est un principe d'obéissance pour les sujets, est une limite pour le prince. Montesquieu nous le dit lui-même: « C'est la religion qui corrige un peu la constitution turque. Les sujets qui ne sont pas attachés à la grandeur de l'État par honneur, le sont par la force et par le principe de la religion 8.» Voilà donc un nouveau principe, qui tempère et qui relève celui de la crainte.
Terminons enfin cette analyse par l'étude de l'aristocratie et de ses principes. Dans l'aristocratie, le peuple est à l'égard de la noblesse comme à l'égard d'un monarque: et la noblesse est, par rapport à elle-même, comme le peuple dans la démocratie. Ainsi, l'aristocratie est une république pour les nobles, et une monarchie pour le peuple. Elle participe donc aux principes de ces deux gouvernements. Comme république, elle repose sur l'amour de la liberté et de l'égalité. En effet, les nobles dans l'aristocratie ont aussi horreur de la domination d'un seul que le peuple dans la démocratie. Mais ils doivent craindre par là même l'inégalité. Car ce qui établit l'inégalité dans l'aristocratie la rapproche du gouvernement monarchique. Si quelques familles l'emportent trop sur les autres, ce n'est plus une aristocratie, c'est une oligarchie: si une seule réussit à se mettre au premier rang, la monarchie n'est pas loin. Mais l'aristocratie, reposant comme la démocratie sur la liberté et l'égalité (au moins des nobles), a besoin, comme elle, de la vertu. Il faut que les nobles aiment plus l'État due leur propre grandeur, sans quoi ils chercheront à dominer, et l'équilibre sera détruit. Il faut qu'ils obéissent aux lois, sans quoi la république périra par l'anarchie. Il faut qu'ils ne se rendent pas indignes de leur prééminence par la bassesse et la corruption, sans quoi le peuple perdra la crainte, le respect et l'obéissance. Mais la vertu dans l'aristocratie aura un autre caractère que dans la démocratie: elle y aura plus de pompe et d'éclat. La vertu démocratique, qui n'appartient qu'à des citoyens tous égaux, peut être modeste et simple: elle peut consister seulement dans la sobriété, l'économie, l'amour du travail; telle fut par exemple la vertu de la république hollandaise; telle fut dans les premiers temps la vertu de la république américaine. La vertu aristocratique n'est pas seulement une vertu de citoyens, mais de souverains et en quelque sorte de monarques: de là un certain caractère de fierté et de hauteur. Or il me semble que c'est précisément cette sorte de vertu qui mérite le nom d'honneur, et qui est plutôt encore le principe de l'aristocratie que de la monarchie. Elle est aussi dans la monarchie, mais au même titre que la noblesse. Plus le noblesse est indépendante du roi, plus l'honneur y joue un rôle considérable: elle est la résistance morale de l'aristocratie soumise dans une monarchie incontestée.
Mais si l'aristocratie est république par le côté des nobles, elle est monarchie par le côté des sujets. A ce point de vue, elle reposera sur les mêmes principes que la monarchie, et pourra en prendre toutes les formes. L'aristocratie, comme la monarchie, repose sur l'amour du repos: en effet, il y a moins d'agitation dans un État aristocratique que dans une démocratie; le peuple, ne se mêlant pas des affaires d'État, vit paisiblement dans la limite des droits qui lui sont laissés. Ainsi un peuple ami du repos et une noblesse amie de la liberté, voilà l'aristocratie. Elle repose donc aussi, comme la monarchie, sur une certaine crainte du peuple pour les grands; mais cette crainte peut être également tempérée par tous les principes qui, nous l'avons vu, signalent le passage du despotisme illimité à la monarchie restreinte. Il y aura de même une oligarchie oppressive, et une aristocratie libérale, et un nombre infini d'intermédiaires: c'est dans ce sens que la modération peut être un des principes de ce gouvernement.
LES LOIS DANS LEURS RAPPORTS AVEC LES GOUVERNEMENTS. — Après avoir étudié les trois formes primordiales de gouvernement dans leur nature et dans leurs principes, résumons, pour donner plus de précision à ces généralités, les différentes espèces de lois qui dérivent dans chaque gouvernement de sa nature ou de son principe 9.
Dans la démocratie, par exemple, les lois qui sont relatives à sa nature sont: 1° les lois de suffrages; il est essentiel de fixer le nombre des citoyens qui doivent former les assemblées; 2° les lois relatives aux magistratures: c'est une maxime fondamentale que le peuple nomme les magistrats; 3° le suffrage par le sort 10; 4° la publicité des votes; 5° le pouvoir législatif direct attribué au peuple.
Dans la démocratie, les lois relatives au principe sont: 1° les lois agraires et les mesures limitatives de la transmission des biens; 2° la modicité des partages; 3° des lois somptuaires et une censure très sévère pour maintenir les anciennes mœurs. Ces lois sont indispensables pour conserver la frugalité et la vertu, principes de ce gouvernement.
Dans l'aristocratie les lois relatives à la nature sont: 1° l'élection par le choix; 2° un sénat qui gouverne, le corps des nobles formant le peuple; 3° l'institution de la dictature pour ramener quand il le faut l'État à ses principes; 4° une certaine part d'influence donnée au peuple; 5° la grandeur des magistratures compensée par leur brièveté. Les lois relatives au principe sont: 1° pas de prérogatives personnelles ni de privilèges (exemptions de taxes, etc.); 2° interdiction du commerce aux nobles; 3° justice rigoureuse pour le peuple: « Si les lois n'ont pas établi un tribun, il faut qu'elles en soient un elle-même.» Les lois relatives au principe sont surtout négatives: 1° pas de confiscations, de lois agraires, d'abolition de dettes; 2° pas de droit d'aînesse, de substitutions, de retrait lignager. Les lois relatives à la monarchie quant à sa nature sont: 1° l'existence d'une noblesse: « point de monarque, point de noblesse; point de noblesse, point de monarque,» autrement c'est un despote; 2° l'existence d'un clergé: « autant le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, autant il est convenable dans une monarchie... barrière toujours bonne, quand il n'y en a pas d'autres»; 3° l'existence d'un dépôt de lois, entre les mains d'un corps judiciaire indépendant. Les lois relatives au principe sont: 1° les substitutions qui concernent les biens dans une famille; 2° le retrait lignager, qui rend aux nobles les terres que la prodigalité d'un parent aura aliénées; 3° les privilèges des terres nobles, la dignité du noble ne se séparant pas de celles de son fief; 4° le droit d'aînesse.
Quant au despotisme, c'est à peine s'il a des lois; et l'on n'y distingue pas facilement les lois relatives à la nature de celles qui sont relatives au principe. Dans ce gouvernement, l'institution d'un vizir est une loi fondamentale. Les guerres s'y font dans toutes leurs fureurs naturelles. Si le prince est prisonnier, il est censé mort. L'armée est souveraine maîtresse. La religion a une grande influence; c'est une crainte ajoutée à une crainte. Pas de loi de succession à la couronne: le prince choisit son successeur. Pas de cession de biens; usure exagérée; péculat et confiscation.
MONTESQUIEU PARLEMENTAIRE. — Nous n'avons traité jusqu'ici de la théorie de Montesquieu que comme d'une théorie abstraite et scientifique où il n'aurait été guidé que par la curiosité spéculative. En y regardant de plus près, il est impossible d'y méconnaître une intention, un dessein, et la trace de l'esprit du temps. S'il fait dans son livre une si grande place au despotisme, s'il insiste avec tant d'amertume sur les maux qu'il produit, et avec tant de complaisance sur la différence du despotisme et de la monarchie, c'est évidemment parce qu'il croit voir dans la transformation des institutions monarchiques de France une pente manifeste vers le despotisme. La monarchie telle qu'il la décrit, c'est l'ancienne monarchie française, la monarchie parlementaire et encore féodale, entourée de corps d'État, fondée sur une hiérarchie de privilèges, de prérogatives, de franchises, de droits particuliers, qui tiennent lieu des droits généraux, enfin une monarchie tempérée reposant sur des lois fondamentales, et soutenue par des pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants.
Tel était dans le passé l'idéal de Montesquieu: c'est un parlementaire, et il y a en lui un vieux reste des théories de la Fronde. Il oublie les états généraux, et il ne dit pas un mot de cette grande institution de l'ancienne monarchie. Mais il recommande les privilèges des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes 11. Il n'est pas ennemi des tribunaux ecclésiastiques 12. Et enfin, ce qui est le trait le plus remarquable de sa politique, il demande qu'il y ait dans la monarchie un dépôt de lois 13. Il ne dit pas où doit être ce dépôt; mais il le laisse à deviner: « Le conseil du prince, dit-il, n'est pas un dépôt convenable.» Cependant l'ignorance de la noblesse et son mépris pour le gouvernement civil exigent qu'il y ait « un corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la poussière». Ce corps, c'est évidemment le parlement. Or Montesquieu dit que ce dépôt de lois ne peut être que dans des corps politiques. Les parlements étaient donc des corps politiques: c'est la doctrine de la Fronde.
Il n'est pas non plus difficile de comprendre les nombreuses allusions que Montesquieu fait à ce nivellement gradué et incessant, qui a été le travail de l'ancienne monarchie jusqu'à ce qu'elle-même y périsse. Il en a vu avec une profonde sagacité les infaillibles conséquences. «Détruisez les prérogatives dans une monarchie, vous aurez bientôt un État populaire, ou un État despotique.» C'est ce qui est arrivé en France; mais l'État despotique a amené l'État populaire. Lorsqu'il parle des Anglais, qui, s'ils détruisaient les corps intermédiaires, seraient par là même, dans leur liberté, le peuple le plus esclave de la terre, il est impossible de ne pas voir là un retour sur le gouvernement français. Au reste, ce rapprochement devient sensible lorsque Montesquieu ajoute immédiatement après: « M. Law fut un des plus grands promoteurs du despotisme en Europe.» Le despotisme s'introduisait donc en Europe: « Il voulait ôter les rangs intermédiaires et anéantir les corps politiques.» N'était-ce pas la cause de la haine de Saint-Simon contre Louis XIV? N'était-ce pas le principe des réformes politiques que l'on rêvait dans le petit cercle du duc de Beauvilliers, de Fénelon et du duc de Bourgogne? Que voulaient ces réformateurs, sinon une restauration de la monarchie aristocratique, qui de jour en jour disparaissait visiblement devant la monarchie pure? Montesquieu, en attribuant un tel dessein à Law, pouvait-il ne pas voir que la royauté l'avait déjà en grande partie accompli'? La manière dont il parle du cardinal de Richelieu indique bien qu'il considère la monarchie française comme altérée. « Le cardinal de Richelieu veut que l'on évite dans les monarchies les épines des compagnies qui font des difficultés sur tout. Quand cet homme n'aurait pas eu le despotisme dans le cœur, il l'aurait eu dans la tête.» Mais ce qu'avait voulu Richelieu, n'est-ce pas ce qu'a aussi voulu Louis XIV? et n'en était-il pas encore de même sous Louis XV? Dans un autre passage, Montesquieu dit que «Richelieu a avili les ordres de l'État 14». Mais il ne dit pas qu'on les ait rétablis depuis lui. Or une monarchie où les ordres sont avilis incline au despotisme. La monarchie française inclinait donc au despotisme. Remarquez que Montesquieu ne dit pas un mot de Louis XIV. Ce silence sur un règne si grand, qu'il avait déjà jugé dans ses Lettres persanes avec une si perçante sévérité, n'est-il pas aussi le signe d'une pensée qui ne se montre pas tout entière, mais qui se laisse deviner? N'est-ce pas une description amère de la monarchie française, que cette peinture 15: « Les monarchies se corrompent lorsqu'on ôte peu à peu les prérogatives des corps ou les privilèges des villes... Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Soüi, dit un auteur chinois... c'est que les princes voulurent gouverner tout immédiatement par eux-mêmes.» Que nous font Tsin et Soüi? Ces noms chinois ne sont-ils pas là à la place d'autres noms qu'on ne veut pas prononcer? « La monarchie se perd lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l'État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne.» N'est-ce pas là une allusion directe et frappante? Versailles n'était-il pas devenu toute la France et le roi tout l'État? « La monarchie se corrompt lorsque l'honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l'on peut être à la fois couvert d'infamies et de dignités.» Pouvait-on lire ces lignes sans songer au cardinal Dubois?
Enfin Montesquieu nous donne son secret dans les lignes qui suivent: «L'inconvénient, dit-il, n'est pas lorsque l'État passe d'un gouvernement modéré à un gouvernement modéré... mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme 16.» Et si l'on pouvait croire que c'est encore là une proposition générale et sans application, le passage suivant nous détromperait d'une manière décisive: « La plupart des peuples d'Europe sont encore gouvernés par les mœurs; mais si, par un long abus du pouvoir; si, par une conquête, le despotisme s'établissait à certain point, il n'y aurait pas de mœurs ni de climats qui tinssent; et, dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, an moins pour un temps, les insultes qu'on lui fait dans les trois autres 17.»
Tel est donc le vrai sens de cette théorie du despotisme, que l'on a considérée comme occupant une trop grande place dans son livre. C'est une sorte d'épouvantail qu'il présente aux gouvernements modérés, à ces gouvernements qui, soutenus auparavant par des institutions, des lois et des corps indépendants, avaient laissé peu à peu, ou même avaient fait tomber ces obstacles, et se rapprochaient chaque jour davantage du despotisme. Si maintenant, en face de cet épouvantail, que Montesquieu fait peser comme une menace sur ces gouvernements dégénérés, vous contemplez cet admirable tableau d'un gouvernement libre, où Montesquieu a concentré toutes les forces de son analyse et de son génie, l'intention politique de l'Esprit des lois peut-elle demeurer obscure? Il montre, on peut dire avec excès, que le despotisme est le plus barbare des gouvernements; il insinue que la monarchie incline de toutes parts au despotisme; il démonte et décompose avec amour un système de gouvernement libre, dont tous les éléments existent, il le croit du moins, dans le pays même où il écrit. Enfin, après avoir étudié la distribution des pouvoirs, soit dans la constitution d'Angleterre, soit dans la constitution romaine, il ajoute: « Je voudrais rechercher, dans tous les gouvernements modérés que nous connaissons, quelle est la distribution des trois pouvoirs, et calculer par là les degrés de liberté dont chacun d'eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet qu'on ne laisse rien à faire au lecteur; il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser 18.»
Notes
1. Voltaire, Comment. surl'Esprit des lois, IV.
2. Esprit des lois, I. III, c. VI.
3. Nous avons vu que, dans les Lettres persanes (voir plus haut), Montesquieu confondait encore l'honneur et la vertu, et leur attribuait un rôle égal dans les républiques; mais en même temps il était frappé du rôle que jouaient en France l'amour de la gloire et le point d'honneur. C'est cette vue particulière très juste, dont il a fait plus tard un principe systématique passablement arbitraire.
4. Sur le principe de l'honneur dans les monarchies, voyez surtout liv. III, ch. VI et VII, liv. IV, ch. II, liv. VI, ch. IX et liv. VIII, ch. VI et VII.
5. Platon, Rép., 1. IX, [en grec dans le texte], Voir t. I, p. 143
6. Aug., De civit. Dei, liv. IV, c. IV.
7. Lois de Manou, I. VII, 8.
8. L. V, c. XIV
9. Esp. des lois, I. II et I. V.
10. Montesquieu ne voit que les républiques anciennes, on ne voit pas pourquoi le mérite ne serait pas considéré dans les démocraties.
11. L. II, c. X
12. Ibid.
13. Ibid.
14. L. V, c, XI.
15. L. VIII, c. VI.
16. L. VIII, c. VIII.
17. Esprit des lois, I. VIII.
18. L. XI, c. XX.