Mystère de Cervantès

André Suarès
Ne cherchez pas le mot de Cervantès ni la raison de son mystère ailleurs qu'en Don Quichotte. Ce n'est pas Cervantès qui explique Don Quichotte, mais don Quichotte seul rend compte de Cervantès. Le livre a créé son auteur. En Cervantès, il y avait la matière d'un grand homme; mais il fallait un esprit pour le faire naître. L'esprit seul anime. Cervantès, curieux homme, riche en contradictions, soldat plein de foi et poète sceptique, sans Don Quichotte il n'eût jamais trouvé son ordre. Il a créé son poème, et dans le poète le poème a créé l'homme. De la sorte, il a vu le jour vers soixante ans, pour prendre soudain tout son génie, tout son âge et toute sa taille, dans les quelques saisons qui séparent le premier Don Quichotte du second.

Voici peut-être le plus beau miracle de la poésie : le créateur est conquis par sa créature. Le poème est si noble, il est si fort qu'il ennoblit l'âme du poète et l'élève en esprit au-dessus de lui-même. Il y a là je ne sais quoi de divin, une forme et une occasion de salut qui font concevoir une merveilleuse espérance dans le pouvoir de l'homme; on peut rêver sur Dieu dans les mêmes termes : il abandonne sa créature à elle-même, et elle finit par s'imposer à lui.

Cervantès veut d'abord rire de don Quichotte. Peu à peu, la vertu de ce héros ridicule est la plus forte : dans son ridicule, il fait aimer un comble de noblesse. Et même il n'est si ridicule qu'en raison de son extrême vertu. Parmi les hommes, il faut être grand, et noble, et pur à ce point pour tant prêter à rire : le signe d'un tel rire est cependant d'être toujours sans bassesse : ceux qui rient de don Quichotte sont des brutes, s'ils le bafouent, s'ils lui refusent leur révérence. D'ailleurs, presque tous, même en riant de lui, l'honorent et le respectent. Un pas de plus, .ils l'admirent; encore un, ils l'envient. Don Quichotte a la puissance des mots magiques : le profane, ignorant ou moqueur; ne les prononce pas sans déchaîner les prestiges inclus à ces paroles mystérieuses : les syllabes enchaînées recèlent des forces qui, libérées par le souffle, ne peuvent plus être retenues. Les enchantements de don Quichotte ne sont pas des maléfices. La pureté de son âme, la grandeur infinie de sa volonté toujours bonne sont maîtresses d'une blanche magie : exposant ce texte magnanime et candide, qui n'a rien du grimoire, Cervantès, bon gré mal gré, se guérit de son propre doute, se purge du rire, enfin se purifie. En don Quichotte, la flamme de l'honneur même s'efface dans la lumière d'une noblesse parfaite.

Le ridicule de don Quichotte est celui de la sainteté, de la grandeur héroïque, de tout ce qui passe le commun. On rit de ce qu'on ne peut saisir, faute en effet de le comprendre : on n'est pas de niveau. La plupart des hommes, ce qui leur est étranger leur semble absurde ou ennemi. La pensée est encore plus nationaliste que les mœurs : comme le commerce, elle a ses intérêts; par là, elle est hargneuse et sotte : sous l'angle de l'amour-propre, l'esprit est toujours borné. Les saints sont les jongleurs et les fous de Dieu. Les héros sont les fous de l'action. Il faut bien rire d'eux pour les égaler : on les tire à soi par ce moyen; on les fait descendre, et l'on est de plain-pied avec eux dans le lieu médiocre. Les plus hautes spéculations de l'esprit n'échappent sans doute pas à cette dérision. Archimède tout nu dans la rue d'une ville prise d'assaut, où entre l'ennemi, n'est-il pas le don Quichotte de la mécanique, avec son cri de joie ? Les mains en l'air et brandissant son eurêka, ne court-il pas lui aussi à la conquête des moulins à vent? Est-ce une façon de publier la solution .des problèmes, et le maintien d'un digne géomètre? Le soldat vainqueur, le Romain armé, l'homme éternel de la foule, innombrable et commun, le lui fait bien voir; il le tue, avec son théorème : qui est encore la manière la plus radicale de se moquer des gens.

Don Quichotte s'impose à Cervantès comme à Sancho, qui peut bien lui jouer toutes sortes de tours, mais qui le sert jusqu'à la fin, se fait battre pour lui, l'aime, le suit et le vénère.

A l'égal des plus grands esprits au seizième siècle, Cervantès travaille, presque sans le vouloir, à la destruction de l'ancien monde. Risible et peut-être insensé, le chevalier de la Triste Figure incarne une vérité qui. n'est plus qu'une malfaisante chimère, puisqu'elle semble avoir épuisé sa vertu réelle : telle est la nuisance des vérités mortes. Ici, le poème est plus vrai, plus sage et plus profond que le poète : bien plus généreux aussi. Si la chrétienté n'est plus l'ordre universel, le héros chrétien n'en persiste pas moins dans l'homme de l'univers; et il lui faudrait se démembrer lui-même de sa part la plus humaine, pour ne plus l'être. Qu'on tourne en dérision le parfait chevalier, s'il y prête : le ridicule en lui n'est rien au prix de la perfection et de la chevalerie. La constante et naïve vertu ne peut pas être absurde : le fût-elle, l'absurdité le cède toujours à la raison supérieure que certifie une admirable vertu par sa simple excellence. Qui ne le sait? Dans l'opinion même des railleurs, si le sublime touche de tous les côtés au bouffon, il n'est pas le bouffon pourtant. Moins la tête, l'oie est un cygne la tête est là, toutefois. S'il bronche et s'il se couronne, Pégase ne semble plus qu'une simple rosse, et tous les piétons se moquent de lui, quand il traîne un fiacre. Le merveilleux oiseau de la pensée a le même destin. Cervantès ne peut bientôt plus détruire en lui-même ce qu'il a détruit dans le siècle. A mesure qu'il vit avec don Quichotte, il vit pour lui et ne peut plus vivre, ni sentir, ni penser que selon lui et comme lui. Une douce ironie remplace la verve rudânière et l'âcre moquerie qui va jusqu'à berner le héros et le rouer de coups, sous le poing des rustres. Don Quichotte devient de plus en plus vénérable; et pourtant l'espoir se retire de lui, comme une clarté inutile : toutes ses actions échouent; on sent que la vie trompeuse le quitte. Il est toujours vaincu; et il s'élève à proportion. Ce progrès est divin, et celui de la sainteté même : il révèle enfin ce que don Quichotte est réellement, quel destin il porte, et quelle pensée il signifie : don Quichotte est l'idéal, ni plus ni moins.

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