Notes sur Bossuet

André Suarès
I


De bien loin, c'est le plus grand orateur de tous les temps.

La raison en est qu'il plaide le procès capital : celui de la vie humaine : Quel est le destin de l'homme ? Est-il condamné ou non ? Y a-t-il pour l'homme une vie éternelle ? Quelle récompense ou quelle peine ? Tous les discours pour ou contre Verrès, sur la couronne ou sur le sceptre, nous importent bien peu près de ce procès là. Et Bossuet le plaide dans la plus belle langue.

Les sermons de Bossuet sont une Bible oratoire. La chaire est sans doute plus solennelle que la barre. Nous n'allons pas tous en justice; mais qui de nous, fût-ce en secret et sans sortir de chez lui, ne va pas ou n'a jamais été à l'église ?

L'éloquence de Bossuet est plus dépouillée qu'on ne croit. Il ne fait pas l'orateur en chaire : il semble l'être malgré lui. Il est le plus simple des orateurs, et par là le plus grand. Pour mieux dire, il est poète.

Il a le tour latin; mais il est bien du Nord pour le sentiment; et toujours biblique. Par là encore, je le trouve très voisin de Victor Hugo. Il est la voix de son temps. Victor Hugo, Voltaire et Bossuet, chacun des trois, en France, est l'homme de son siècle.

On ne peut rien ôter à Bossuet qu'on ne l'ôte à l'éloquence. Si on ne peut souffrir l'éloquence, Bossuet irrite ou il ennuie. Non seulement l'éloquence continue ennuie, mais elle fait rire.

II


L'éloquence continue endort; puis elle fait rêver d'un sot. Le théologien paraît le plus sot des hommes, quand on ne croit pas à sa théologie. Cette façon péremptoire de parler pour Dieu est un prodige d'absurde assurance et de ridicule. Et si votre Dieu n'est pas mon Dieu ? Et si vous même n'êtes pas seulement capable d'en donner la moindre définition, qui ne soit pas risible ou un non sens pour la raison ? Dieu est du cœur, ou n'est qu'à votre image. Tenez-vous donc à la musique du sentiment; car je ne suis pas disposé le moins du monde à vous adorer : un dieu à votre image ne saurait me suffire (1). La meilleure des théologies est celle de ma nourrice. Les théologiens font les religions par leurs axiomes, et les tuent par leur théorèmes et leurs démonstrations. Une religion morte semble toujours absurde à celle qui la remplace.

Une vérité oratoire cesse très tôt d'être vraie. On trouve peut-être de tout dans les mathématiques, sauf l'éloquence.

D'ailleurs, les critiques confondent volontiers l'éloquence et la poésie. Le poète biblique sauve l'orateur dans Bossuet; du moins pour nous. Ce fut le contraire en son temps : il étonnait par la poésie et par l'image. Même, il parut détonner.

III


Qui veut mesurer la tranquille folie de l'esprit théologique dans l'histoire et la politique, n'a qu'à lire le Discours sur l'Histoire Universelle et la Politique tirée de l'Écriture Sainte. Entre Montaigne et Montesquieu, il ne semble pas croyable que l'esprit humain se soit donné des bornes si étroites. Cette politique est celle du grand prêtre dans le temple de Jérusalem; cette histoire est celle du prophète logique et délirant, qui fait entrer tout l'univers dans son trou de Sion.

Bossuet enseigne le dauphin, l'enfant qui doit être roi. Mais quoi, sera-t-il roi de France ou de Juda ? Qu'est-ce que cette histoire ? Où se passe enfin ce roman de la Providence ? En quel temps ? Dans quel pays ? Le dauphin est mort à cinquante ans, un affreux imbécile, laid, sourd, sale, crevant de. sang et d'épaisses humeurs; bas, ignare on ne saurait davantage; ne lisant rien, ne sachant rien, ne faisant rien que férocement la chasse; couchant avec une espèce de marchande à la toilette, la Choin; avare, ladre même; insensible à tout, n'aimant personne, aimé de personne; digne en un mot d'être le père, le fils et le frère de ces rois condamnés, qui portent alors toutes les couronnes en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Pologne. Tel est l'élève de Bossuet. Beau résultat d'une si sainte éducation. Et ces fameux livres y sont-ils pour quelque chose ?

Méchant comme la vérité : il faut l'être à l'occasion quand nul n'a plus vergogne de farder la bassesse et la débilité.

Rien ne donne plus le sentiment du passé que les monuments de cette architecture : ils ne sont même pas en ruines, mais intacts : ils sont vides et pas un être vivant, fût-ce un rat, rien n'y peut vivre aujourd'hui. On découvrirait un rituel du pouvoir à Ninive ou à Memphis, il ne semblerait guère plus reculé dans le temps. Là, on touche du doigt que la monarchie réelle est totalement fondée sur l'Église : Reims porte la royauté, comme la géométrie porte sur la raison. Et il n'est point de raison suffisante à la monarchie sans l'onction du sacre et l'huile du droit divin. Prophetia Bombycinans in vacuo.

Voilà bien « la blague sérieuse », dont Stendhal se moque. Il est vrai. Faute d'y croire à genoux, tout ce sublime s'écroule et le tonnerre y fait un bruit de pétarades. Qui ne croit pas à l'Écriture sainte, et lit ce livre comme un autre, trouve un ridicule énorme à tout ce que Bossuet en tire : rien de moins que tout l'ordre du monde : sans qu'on s'en doute, il est écrit par Dieu dans la Bible : ce texte est un chiffre, dont Bossuet a la clef, et qu'il nous explique. Rendre compte pour lui, c'est affirmer et plus nous lui demandons pourquoi, plus il affirme. Il tient toute réponse de l'Église, qui la tient de la Bible. Rebelle, qui dispute; mauvais esprit qui doute. Ou nous ne voyons que les poèmes d'un petit peuple, puissant par l'imagination et par le style, cet évêque pense posséder les archives secrètes de la Providence : il est né pour les interpréter. Il lit à livre ouvert, sous les mots, dans la volonté de l'Éternel et par dessus l'épaule de Dieu, il perce l'énigme des signes les plus mystérieux. Rien assurément n'est plus grave : on ne peut s'étonner du sérieux qu'au lecteur inspire une telle lecture. Mais, sans la foi, rien n'est plus vain ni plus ridicule aussi. Toute cette gravité ne cache qu'un immense quolibet, une folle plaisanterie, un infini coq à l'âne. Et plus le pape est sérieux, plus son propos tourne, à la farce. Pour les oracles, il faut être deux : celui qui les rend et celui qui les écoute. Au mois de mai, le clergé de saint Janvier peut bien réussir le miracle de la fiole, pour les Zampognari enthousiasmés : si Stendhal est dans l'église, elle lui donne la comédie.

Que la religion soit un art, et que ses raisons soient du cœur, comme celles de la musique : toute raillerie perd sa pointe, et la dispute cesse faute d'aliments : les goûts sont plus ou moins raisonnables; mais la logique n'en juge pas : chaque homme est la mesure de ce qui satisfait son propre sentiment. Quoi qu'il semble, la racine des hérésies est dans le sentiment : chaque climat a ses hérésies toutes parentes et qui se renouvellent au cours des siècles. On se bat à grands coups de textes : au fond de la doctrine, il y des façons contraires de sentir, et non pas de comprendre l'hébreu ou de traduire Saint Augustin.

Blague sérieuse donc, toute théologie, toute politique, toute science, s'il en pouvait être une, qui n'est pas établie sur la droite raison. Et dans l'ordre. des faits, la raison ne va pas sans l'expérience.

IV


La foi ne peut pas plus constituer la preuve en histoire qu'en physique. Tous les conciles de la terre n'empêcheront pas les calculs de Kepler et de Newton d'être bons ou, pour le moins, de rendre mieux compte des faits que ceux de Ptolémée. La politique et l'histoire de Bossuet ressemblent à l'astronomie des Anciens. C'en est fait de l'univers judéo-centrique comme des épicycles. La vanité d'une telle oeuvre a quelque chose d'effrayant. Cette langue majestueuse répond assez bien à la définition du chant, pour ceux qui n'aiment pas la musique. La forme parlée de cette chanson pompeuse est assurément l'éloquence : l'histoire universelle est matière à un discours; l'histoire de la nation est une suite d'instructions familières, coupées d'oraisons pour les jours de fêtes et l'assemblée des fidèles. Quant à la politique, d'un bout à l'autre, elle sert d'instruction secrète donnée par un père de l'église ou un prophète à son roi, dans le silence de la chapelle. Il est admirable que la forme oratoire s'impose même à la méditation de l'homme éloquent : l'oratoire est même le nom du lieu retiré où il prie. Dans le silence intérieur, il s'adresse encore à un auditoire. Où est la différence entre Bossuet dictant la vraie politique au dauphin, et Nathan montrant le droit chemin au roi David ? Le prophète est toujours oratoire, quoiqu'il fasse, même à Dodone, même à Delphes. On ne parle pas au nom du destin et des dieux, sans ouvrir beaucoup la bouche et sans un peu de musique à l'orchestre.

La Politique tirée de l'Ecriture Sainte est un monument de l'éloquence et de la logique à vide. Goethe n'en voudrait pas finir la lecture. Le Code d'Amou-ra-bi est à peu près de la même époque. C'est un temple rond, une tour sacrée, un autel circulaire en façon de puissante citadelle, aux murailles de marbre plein, une masse d'une structure parfaite, mais qui ne répond absolument à rien, sans jours, sans porte ni fenêtres, sans réalité ni usage. Louis XIV lui-même n'est pas plus Saint Louis que Tibère doublé du roi Salomon. Par un miracle d'équilibre, le tout se tient tel quel sous le ciel libre; mais tout porte sur une base en pelure d'oignon, la plus frêle du monde. Et n'était l'excellence des matériaux, on pourrait prendre cette tour pour un mirage. La peau d'oignon n'est rien de plus que le récit de la Genèse. La création du monde et les premiers âges d'une petite tribu de pasteurs, sous le soleil blanc de l'Asie, comme les ont conçus deux vieux poètes, d'ailleurs sublimes, cette légende prise pour l'histoire réelle et l'éternelle vérité, voilà les fondements de ce rare édifice. Il est impayable, là-dessus, que les mêmes esprits que satisfait ce conte, traitent de fables ridicules Deucalion et ses cailloux, Mahomet d'imposteur avec sa montagne, Lamarck et Darwin de cerveaux à systèmes.

(...) Bossuet pourtant se distingue entre tous par la bonhomie et la tranquille assurance. Il est sans haine. Pour un grand prêtre en possession de la vérité parfaite (2), il a peu de venin. Ce prophète est brave homme. Il maudit moins, qu'il ne gourmande l'erreur et n'exorcise les obstinés. D'ailleurs, sa volonté n'est roide qu'en paroles : dans le fond, il est faible. Il est juste aussi. Les Juifs convertis auraient en lui un ami et non un insulteur, qui redouble l'injure : il n'admettrait pas qu'on leur prît le fruit céleste d'un Dieu, pour leur en cracher à la face le noyau de mépris.

Historien, il est borné à son siècle, comme on ne saurait l'être davantage. Rien ne lui est plus étranger que notre quatrième dimension, le temps mobile. Pour Bossuet, si le monde en 1680 n'est pas réellement parfait, il ne tient qu'à lui de l'être : il peut avoir toute la perfection que comporte la nature humaine : il n'est que de se ranger strictement à la politique tirée de l'Écriture. L'idée de changement ne saurait lui venir. Tant de certitude confond l'esprit.

V


La langue de Bossuet, quoique trop nombreuse, est si forte et si pleine qu'on oublie ce qu'il dit pour s'abandonner à sa façon de le dire. Il est bien moins ennuyeux que Fénelon et Bourdaloue. Qui peut lire Mascaron, Massillon, Fléchier et tous ces premiers rôles de la chaire ? Personne. Ils sont tous morts. Démosthène est plus près de nous. Dix fois sur onze, l’œuvre oratoire meurt avec l'orateur. Les livres politiques ne vivent pas cent ans : parce qu'ils sont presque tous des livres d'orateurs. Et, en un sens, les orateurs sont tous politiques : leur fait n'est pas la beauté, mais l'action. Rien n'est plus froid, rien n'est morne et vide comme l'action refroidie. Politique ou moral, l'ennui est oratoire, par nature. Entre les Muses, pas une seule n'est sermonnaire ni homme d'État, ni même Égérie. De là que les faiseurs de sermons se sont acharnés, dans tous les siècles, à briser les statues d'Apollon, à mutiler les dieux, à jeter bas les Muses. Mummius est l'orateur sacré des légions. Cet animal de Savonarole en est un autre, et toutes ces brutes de puritains. Une bonne vengeance d'Apollon : il ne lui faut qu'un demi siècle pour mettre en poussière les insolents qui ont renversé bruyamment ses statues. Bien mieux, il n'est bouffon de théâtre, pourvu qu'il ait eu du talent et de l'esprit, qui ne dure au-delà de son temps; et ces auteurs de comédies, tant honnis par les évêques, l'emportent toujours sur les grands premiers rôles de la religion, qui les ont méprisés et maudits. Joseph de Maistre, Bonald, La Mennais, les trois quarts de Chateaubriand, tous ces terribles rhéteurs de la politique et de la foi, comme ils triomphaient de leur vivant ! Quelle importance on leur crut ! Quelle importance ils se donnèrent ! Ils périssent par l'ennui, qui est le propre dédain des Muses. Jamais il n'y eut place pour l'ennui, sur le Parnasse : c'est qu'on n'y prêche pas, et qu'on n'y fait ni politique, ni théologie. Apollon aura toujours le dernier mot. A ce qu'on raconte, Bismarck, cet homme puissant, avait la haine d'Apollon : elle l'a perdu et avec lui l'empire fondé par son impitoyable et malgracieux génie.


(1) Adorer Bonald, Maistre, Gioberti, La Mennais, Quinet, que sais-je, ces sombres têtes de bois, ces grands birbes à ressorts de prophétie ! Pourquoi pas Auguste Comte ? Tous ces truchements de Dieu, tous ces ventriloques de la Providence ont le même air grave, suffisant et sinistre: on dirait les idoles de la Polynésie.: on ne sait s'il faut en avoir peur ou en rire.
(2) Je l'entends de tous les cultes, et des moindres diacres comme des archevêques, que ce soit dans l'église de Pierre ou de Paul, de saint Thomas ou d'Auguste Comte, de Tolstoï ou de Claude Bernard.

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