Pour certains, l'expérience religieuse est cet instant d'éternité que l'on savoure à l'occasion d'une pièce de théâtre, de l'écoute d'une musique ou de la lecture d'un livre. On peut éprouver un sentiment esthétique intense devant la toile de la Fiancée juive de Rembrandt, au Rijksmuseum d'Amsterdam, au point que le regard ne parvient pas à s'en détacher. Physiquement cloué sur place, on est spirituellement transporté et on désire que l'expérience vécue ne prenne jamais fin. Il nous arrive d'être fascinés par le mystère qui, à la fois, se révèle et se dérobe devant nos yeux, et d'être envahis par un émoi, proche de la crainte ou de la retenue, proche aussi de l'euphorie et de l'exaltation. Cette attitude de déférence heureuse peut nous habiter longtemps et renaître en nous chaque fois que l'on y pense ou que quelqu'un y fait allusion. Certaines oeuvres musicales transportent nos coeurs ou envahissent nos âmes. Elles sont uniques en tant qu'apparitions ou avènements du beau. Sont-elles des hiérophanies ou des épiphanies, des manifestations du sacré?
Aux yeux de Kierkegaard*, l'expérience de l'éternel ne vise pas l'immortalité de l'âme après la vie présente. Elle n'est pas la recherche d'une vie posthume, mais la quête d'éternité dans le moment présent. L'éternité n'est pas une réalité à venir. Elle est vécue dans la densité et l'intensité de l'instant présent. Elle jaillit des profondeurs de la tragédie du présent. Aux heures du désespoir, Kierkegaard a pu éprouver dans sa propre chair le sentiment d'être le contemporain de Jésus. L'ordre éternel du monde s'inscrit dans la précarité de l'instant présent.
André Gide* nous livre quelques belles pages sur cette expérience de l'éternel dans la précarité de l'instant présent à partir de sa lecture de Dostoïevski. Voir document associé : « Et nunc et Dès à présent »
Poursuite de la réflexion: paradoxes
« La plus grande des sagesses consiste à faire de l'instant présent le but ultime de la vie, car c'est la seule réalité - tout le reste n'est que pensée. Mais l'on pourrait très bien y voir aussi notre plus grande folie, car ce qui n'existe que dans le temps d'un instant avant de s'évanouir comme un rêve ne vaut jamais la peine qu'on s'y attarde (Irvin Yalom, Apprendre à mourir. La Méthode Schopenhauer, roman, Paris, Galaade, 2005, p. 92).
Nous lisons chez ce même auteur sa perception d'une des aptitudes à développer dans la vie qu'il appelle la « faculté de choisir son ennemi » :
« Une fois que j'ai compris combattre cet ennemi - le temps, la mort, le vieillissement - j'en ai déduit que Mathilde n'était ni ma perte ni mon salut, mais un simple compagnon de route qui affrontait comme moi le cycle de la vie » (dans la bouche de Dr Joseph Breuer dans Irvin Yalom, Et Nietzsche a pleuré, Paris, Galaade, 2010, p. 432-453)
Pour Breuer, vivre le moment présent, c'est jusqu'au fond des choses ou jusqu'au bout de son action et de son projet et jouir ainsi d'un instant d'éternité.
Chez lIrvin Yalom, le thème de la fécondité du « moment présent », à la lumière de l'éternité ou dans une perspective cosmique, revient dans son roman Apprendre à mourir. La Méthode Schopenhauer où l'auteur a recours à Spinoza*:
« Spinoza aimait employer une phrase latine sub specie æternitatis, qui signifie "sous l'aspect de l'éternité". Pour lui, les événements désagréables deviennent moins dérangeants si on les aborde sous l'aspect de l'éternité, justement. Je crois que ce concept peut se révéler d'une immense utilité pour la psychothérapie.» (o.c., p. 126).
Cette perspective cosmique, partagée aussi par Nietzsche*, se retrouve également dans les roman noirs. Pour en donner un échantillon, nous lisons chez Simon Lewis dans Trafic sordide, traduit de l'anglais par Pierre Girard, Actes Sud, «actes noirs », 2008, p. 172. Ding Ming, un chinois ouvrier clandestin en cavale et recherché à la fois par son patron et par la police, s'exprime ainsi:
« Ding Ming n'avait jamais vu autant d'étoiles - Il y en avait plus qu'on ne pouvait compter. Il tendait le cou, bouche bée. Il était intrigué par les fiddérences de couleur et de brillance de ces myriades de points clignotants, et se demandait ce que pouvait bien être cette grande traînée blanchâtre.
"Ça c'est rien, dit Jian. Si tu veux voir des étoiles, tu n'as qu'à venir chez nous dans le Nord-Est."
- Ce sont les mêmes que celles qu'on voit nous aussi?
- Bien sûr que ce sont les mêmes!"
Cette vue réveillait le poète chez Ding Ming. Il y avait là quelque chose que l'humanité entière partageait, paysans, policiers, étrangers... N'étaient-ils pas, les uns et les autres, les habitants du même petit globe tournoyant dans l'espace? D'un point de vue cosmique, le voyage épique qu'il avait accompli n'était qu'un pas minuscule, et ce pays si déconcertant n'était pas si éloigné du sien. Et comme les affaires des hommes étaient peu de chose, face à la magnificence éternelle du cosmos! Il aurait tant voulu que sa femme soit là pour partager cette émotion.
Une chouette lança son cri et dans le silence revenu il se demanda s'il avait déjà connu un tel calme. Il avait envie de crier, pour ajouter un peu d'humanité à ce décor écrasant d'absence. Il se mit à taper du pied en marchant et froissa son cornet de frites vide, pour rompre le silence.»
© Éric Volant
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