Chaque fois qu'il lit l'Évangile, André Gide est frappé de l'insistance avec laquelle reviennent sans cesse les mots : Et nunc ou Dès à présent. D'après lui, Dostoïevski croit que l'état de béatitude promise par Jésus peut être atteinte immédiatement sur terre. La vie éternelle n'est donc pas (ou du moins n'est pas seulement) une chose future.
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La vie éternelle n'est pas (ou du moins n'est pas seulement) une chose future, et si nous n'y parvenons pas d'ici-bas, il n'y a guère d'espoir que nous puissions jamais y atteindre.
Lisons encore, à ce sujet, ce passage de l'admirable Autobiography de Marc Rutherford:
«En devenant vieux, je compris mieux combien folle était cette perpétuelle course après le futur, cette puissance du lendemain, cette remise de jour en jour, ce report en avant, du bonheur. J'appris enfin, quand il était déjà presque trop tard, à vivre dans l'instant présent, à comprendre que le soleil qui m'éclaire est aussi beau maintenant qu'il le sera jamais, à ne pas chercher à m'inquiéter sans cesse du futur; mais au temps de ma jeunesse, j'étais victime de cette illusion, que pour une raison ou pour une autre, entretient en nous la nature, qui fait que, par le plus radieux matin de juin, nous pensons aussitôt à des matins de juillet qui seront plus radieux encore.
Je ne me permets de rien dire, pour ou contre la doctrine de l'immortalité, je dis simplement ceci: que les hommes ont pu être heureux sans elle, et même en temps de désastre, et que voir toujours dans l'immortalité le seul ressort de nos actions ici-bas est une exagération de cette folie qui nous abuse tous et tout le long de la vie, par un espoir sans cesse reculé, de sorte que la mort viendra sans que nous ayons pu jouir pleinement d'une seule heure (1). »
Volontiers, je m'écrierais: «Que m'importe la vie éternelle, sans la conscience à chaque instant de cette éternité! La vie éternelle peut être dès à présent toute présente en nous. Nous la vivons dès l'instant que nous consentons à mourir à nous-mêmes, à obtenir de nous ce renoncement, qui permet immédiatement la résurrection dans l'éternité.»
Il n'y a ici ni prescription, ni ordre; simplement, c'est le secret de la félicité supérieure que le Christ, comme partout ailleurs dans l'Évangile, nous révèle : «Si vous savez ces choses, vous êtes heureux», dit encore le Christ (saint Jean, XIII, 17). Non pas; «Vous serez heureux», mais: «Vous êtes heureux.» C'est à présent et tout aussitôt que nous pouvons participer à la félicité.
Quelle tranquillité! Ici vraiment le temps s'arrête, ici respire l'éternité. Nous entrons dans le Royaume de Dieu.
Oui, c'est ici le centre mystérieux de la pensée de Dostoïevski et aussi de la morale chrétienne, le secret divin du bonheur. L'individu triomphe dans le renoncement à l'individualité: Celui qui aime sa vie, qui protège sa personnalité, la perdra; mais celui-là qui en fera l'abandon la rendra vraiment vivante, lui assurera la vie éternelle; non point la vie futurement éternelle, mais la fera dès à présent vivre à même l'éternité. Résurrection dans la vie totale, oubli de tout bonheur particulier.
réintégration parfaite!
Cette exaltation de la sensation, cette inhibition de la pensée n'est nulle part mieux indiquée que dans ce passage des Possédés, qui fait suite à celui que je vous lisais tout à l'heure:
«Vous paraissez fort heureux, dit Stavroguine à Kirilov:
- Et je suis fort heureux, en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eùt fait la réponse la plus ordinaire.
- Mais il n'y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine?
_ Hum! à présent, je ne gronde plus. Alors je ne savais pas encore que j'étais heureux. Avez-vous quelquefois vu une feuille, une feuille d'arbre?
- Oui.
- Dernièrement, j'en ai vu une: elle était jaune, mais conservait encore en quelques endroits sa couleur verte; les bords étaient pourris. Le vent l'emportait. Quand j'avais dix ans, il m'arrivait en hiver de fermer les yeux exprès et de me représenter une feuille verte, aux veines nettement dessinées, un soleil brillant. J'ouvrais les yeux et je croyais rêver, tant c'était beau, je les refermais encore.
- Qu'est-ce que cela signifie? C'est une figure?
- N-non... Pourquoi? Je ne fais point d'allégorie.
- Je parle seulement de la feuille. La feuille est belle. Tout est bien .
- Quand donc avez-vous eu connaissance de votre bonheur?
- Mardi dernier, ou plutôt mercredi, dans la nuit du mardi au mercredi.
- A quelle occasion?
- Je ne me le rappelle pas; c'est arrivé par hasard.
- Je me promenais dans ma chambre ... cela ne fait rien. J'ai arrêté la pendule. il était deux heures trente-sept» (2).
Notes
1. Traduit de l'anglais.
2. Les Possédés, I, traduction Victor Derély, Paris, Plon, 1886, p. 257-258.
La vie éternelle n'est pas (ou du moins n'est pas seulement) une chose future, et si nous n'y parvenons pas d'ici-bas, il n'y a guère d'espoir que nous puissions jamais y atteindre.
Lisons encore, à ce sujet, ce passage de l'admirable Autobiography de Marc Rutherford:
«En devenant vieux, je compris mieux combien folle était cette perpétuelle course après le futur, cette puissance du lendemain, cette remise de jour en jour, ce report en avant, du bonheur. J'appris enfin, quand il était déjà presque trop tard, à vivre dans l'instant présent, à comprendre que le soleil qui m'éclaire est aussi beau maintenant qu'il le sera jamais, à ne pas chercher à m'inquiéter sans cesse du futur; mais au temps de ma jeunesse, j'étais victime de cette illusion, que pour une raison ou pour une autre, entretient en nous la nature, qui fait que, par le plus radieux matin de juin, nous pensons aussitôt à des matins de juillet qui seront plus radieux encore.
Je ne me permets de rien dire, pour ou contre la doctrine de l'immortalité, je dis simplement ceci: que les hommes ont pu être heureux sans elle, et même en temps de désastre, et que voir toujours dans l'immortalité le seul ressort de nos actions ici-bas est une exagération de cette folie qui nous abuse tous et tout le long de la vie, par un espoir sans cesse reculé, de sorte que la mort viendra sans que nous ayons pu jouir pleinement d'une seule heure (1). »
Volontiers, je m'écrierais: «Que m'importe la vie éternelle, sans la conscience à chaque instant de cette éternité! La vie éternelle peut être dès à présent toute présente en nous. Nous la vivons dès l'instant que nous consentons à mourir à nous-mêmes, à obtenir de nous ce renoncement, qui permet immédiatement la résurrection dans l'éternité.»
Il n'y a ici ni prescription, ni ordre; simplement, c'est le secret de la félicité supérieure que le Christ, comme partout ailleurs dans l'Évangile, nous révèle : «Si vous savez ces choses, vous êtes heureux», dit encore le Christ (saint Jean, XIII, 17). Non pas; «Vous serez heureux», mais: «Vous êtes heureux.» C'est à présent et tout aussitôt que nous pouvons participer à la félicité.
Quelle tranquillité! Ici vraiment le temps s'arrête, ici respire l'éternité. Nous entrons dans le Royaume de Dieu.
Oui, c'est ici le centre mystérieux de la pensée de Dostoïevski et aussi de la morale chrétienne, le secret divin du bonheur. L'individu triomphe dans le renoncement à l'individualité: Celui qui aime sa vie, qui protège sa personnalité, la perdra; mais celui-là qui en fera l'abandon la rendra vraiment vivante, lui assurera la vie éternelle; non point la vie futurement éternelle, mais la fera dès à présent vivre à même l'éternité. Résurrection dans la vie totale, oubli de tout bonheur particulier.
réintégration parfaite!
Cette exaltation de la sensation, cette inhibition de la pensée n'est nulle part mieux indiquée que dans ce passage des Possédés, qui fait suite à celui que je vous lisais tout à l'heure:
«Vous paraissez fort heureux, dit Stavroguine à Kirilov:
- Et je suis fort heureux, en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eùt fait la réponse la plus ordinaire.
- Mais il n'y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine?
_ Hum! à présent, je ne gronde plus. Alors je ne savais pas encore que j'étais heureux. Avez-vous quelquefois vu une feuille, une feuille d'arbre?
- Oui.
- Dernièrement, j'en ai vu une: elle était jaune, mais conservait encore en quelques endroits sa couleur verte; les bords étaient pourris. Le vent l'emportait. Quand j'avais dix ans, il m'arrivait en hiver de fermer les yeux exprès et de me représenter une feuille verte, aux veines nettement dessinées, un soleil brillant. J'ouvrais les yeux et je croyais rêver, tant c'était beau, je les refermais encore.
- Qu'est-ce que cela signifie? C'est une figure?
- N-non... Pourquoi? Je ne fais point d'allégorie.
- Je parle seulement de la feuille. La feuille est belle. Tout est bien .
- Quand donc avez-vous eu connaissance de votre bonheur?
- Mardi dernier, ou plutôt mercredi, dans la nuit du mardi au mercredi.
- A quelle occasion?
- Je ne me le rappelle pas; c'est arrivé par hasard.
- Je me promenais dans ma chambre ... cela ne fait rien. J'ai arrêté la pendule. il était deux heures trente-sept» (2).
Notes
1. Traduit de l'anglais.
2. Les Possédés, I, traduction Victor Derély, Paris, Plon, 1886, p. 257-258.