Dans Dieu, la mort et le temps (Paris, Grasset 1993), Emmanuel Lévinas définit la mort ainsi:
la disparition, dans les êtres, de ces mouvements expressifs qui les faisaient apparaître comme vivants - ces mouvements qui sont toujours des réponses. La mort va toucher avant tout cette autonomie ou cette expressivité des mouvements qui va jusqu'à couvrir quelqu'un dans son visage. La mort est le sans-réponse. [...] La mort est écart irrémédiable: les mouvements biologiques perdent toute dépendance à l'égard de la signification, de l'expression. La mort est décomposition; elle est le sans-réponse. (p. 17 et 20)
Dans Totalité et Infinie (La Haye, Martinus Nyhoff, 1980), Emmanuel Lévinas aborde «la mort comme néant d'une façon plus profonde et en quelque manière a priori dans la passion du meurtre»:
L'intentionnalité spontanée de cette passion vise l'anéantissement. Caïn quand il tuait Abel, devait posséder de la mort ce savoir-là. L'identification de la mort au néant convient à la Mort de l'Autre dans le meurtre. Mais ce néant s'y présente, à la fois, comme une sorte d'impossibilité. En dehors de ma conscience morale, Autrui ne saurait se présenter comme Autrui et son visage exprime mon impossibilité morale d'anéantir. Interdiction qui n'équivaut certes pas à l'impossibilité pure et simple et qui suppose même la possibilité qu'elle interdit précisément; mais en réalité, l'interdiction se loge déjà dans cette possibilité même, au lieu de la supposer; elle ne s'y ajoute pas après-coup, mais me regarde du fond même des yeux que je veux éteindre et me regarde comme l'oeil qui dans la tombe regardera Caïn. ( p. 209)
L'interdiction du meurtre se lit donc tout droit dans les yeux mêmes de mon prochain dont le seul visage me dit que je suis responsable pour sa mort. Dans Dieu, la mort et le temps, Lévinas écrit:
C'est de la mort de l'autre que je suis responsable au point de m'inclure dans la mort. Ce qui se montre peut-être dans une proposition plus acceptable: «Je suis responsable de l'autre en tant qu'il est mortel». La mort de l'autre, c'est là la mort première. (p. 54)
Faire ressortir la question que la mort soulève dans la proximité du prochain, question qui, paradoxalement, est ma responsabilité pour sa mort. La mort ouvre au visage d'Autrui, lequel est l'expression du commandement: «Tu ne tueras point» ( p. 123).
Il est très significatif que Jacques Derrida, dans son discours d'adieu à Lévinas, interprète devant son auditoire précisément la pensée de son ami telle qu'elle s'énonce dans les textes ci-dessus. Il reproduit d'ailleurs littéralement un passage du Cours de 1975-76 où Lévinas traite explicitement de la responsabilité à l'égard de la mort d'autrui en faisant remarquer clairement que la «culpabilité du survivant», dont il est question, est «une culpabilité sans faute et sans dette, une vérité une responsabilité confiée. Voici le passage que l'on pourra lire dans Dieu, la mort et le temps:
Quelqu'un qui s'exprime dans la nudité - le visage - est au point d'en appeler à moi, de se placer sous ma responsabilité: d'ores et déjà, j'ai à répondre de lui. Tous les gestes d'autrui étaient des signes à moi adressés. Pour reprendre la gradation dessinée plus haut: se montrer, s'exprimer, s'associer, m'être confiée. Autrui s'exprime (et il n'y a pas de dette à l'égard d'autrui - car le dû est impayable: on n'est jamais quitte). [...] Autrui m'individue dans la responsabilité que j'ai de lui. La mort d'autrui qui meurt m'affecte dans mon identité même de moi responsable [...] faite d'indicible responsabilité. C'est cela, mon affection pour la mort d'autrui, ma relation avec sa mort. Elle est, dans ma relation, ma déférence à quelqu'un qui ne répond plus, déjà une culpabilité - une culpabilité de survivant. (p. 21)
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