Nous empruntons à Louis-Vincent Thomas les critères d'une définition de la mort tels qu'ils se présentaient vers l'an 2000:
«La quête des critères du mourir biologique opère un glissement des signes sensoriels impressionnistes aux procédés techniques sophistiqués. Hier on se contentait de constater l'arrêt du pouls et du coeur, la cessation de la respiration repérée à l'aide d'un duvet ou d'un miroir placé devant la bouche, le manque de réactions aux stimuli d'ordre sensoriel, la mydriase bilatérale, l'atonie et l'aréflexie...
De l'impressionnisme au scientifique et au métaphysique
Aujourd'hui, on parle d'électro-encéphalogramme plat et isoélectrique répété durant 36 heures (72 pour certains); [...] ou encore de tracé plat de l'électronystagramme, de la disparition du mouvement oculaire [,,,], de l'arrêt circulatoire attesté par des artériographes carotidiennes et vertébrales. On adjoint, le cas échéant, à ces tests le scanning cérébral, l'injection intrathécale de RISA, la mesure de la pression intracrânienne ou du débit cérébral, et de la température cérébrale qui doit être inférieure à celle du rectum. Seule la cummulation de tous ces repères définit à coup sûr la réalité de la mort. L'examen de la rigidité cadavérique, des lividités et du refroidissement ainsi que certaines interventions du laboratoire [...] aident à définir l'heure malgré tout approximative du passage de la vie à trépas. (1) Tout se passe comme si le primat de la science et de la technique ne faisait que rendre encore plus incertaine la réalité du mourir... Et comme si la mort n'était rien d'autre que l'ensemble des critères techniques par lesquels on décide qu'elle est là.
Dans l'état actuel du savoir, la mort du cerveau (peu importe qu'elle précède ou suive l'arrêt du coeur) demeure l'indice le plus probant d'un décès véritable, au triple plan médical, juridique et religieux; elle reste liée au coma dépassé qui conjoint l'abolition totale et définitive des fonctions végétatives et des fonctions de relation. Cette nouvelle définition de la mort, note Léon Schwartzenberg, n'est ni médicale, ni biologique, ni même scientifique, ce qui peut surprendre»(2).
Les nouvelles frontières de la mort: débats actuels
En 2008, dans le chapitre II de La société postmortelle, Céline Lafontaine démontre que «la mort apparaît désormais comme le point final d'un processus complexe aux contours fragiles et changeants»:
La mort devient multiple et plurielle. «Il suffit de penser aux techniques de réanimation cardiaque, au respirateur artificiel ou encore à la greffe d'organes pour saisir l'élasticité actuelle de ses frontières. Cette fluctuation ne concerne pas uniquement la délimitation du moment final, mais aussi celle du lieu central de l'inscription corporelle de la mort, lequel se modifie à travers l'histoire, passant des poumons (souffle) au coeur pour finalement se loger dans le cerveau.» (C. Lafontaine, op. cit., p. 70)
C. Lafontaine estime que Michel Foucault a exprimé de façon magistrale le renversement historique du rapport à la mort: «La mort est donc multiple et dispersée dans le temps: elle n'est pas ce point absolu et privilégié à partir duquel le temps s'arrête pour se renverser, elle a comme la maladie elle-même une présence fourmillante que l'analyse peut répartir dans le temps et dans l'espace: peu à peu, ici ou là, chacun des noeuds vient à se rompre jusqu'à ce que cesse la vie organique, au moins dans ses formes majeures, puisque longtemps encore après la mort de l'individu, des morts minuscules et partielles viendront à leur tour dissocier les îlots de vie qui s'obstinent.» (3)
«La redéfinition biomédicale des frontières de la mort, écrit C. Lafontaine, est en effet étroitement liée aux avancées technologiques. L'assimilation de la mort à un processus [...] s'accompagne donc d'une incertitude grandissante quant au statut du mourant. Situé dans un non-lieu entre la vie et la mort, ce dernier occupe un espace social hautement technisé où l'individualité corporelle tend à être dissociée de la subjectivité. De l'état comateux et de ses multiples définitions médicales jusqu'à la notion de coma dépassé, cette zone de non-lieu soulève, comme on le verra, des questions d'ordre éthique, politique et juridique.» (op. cit,, p. 73)
C. Lafontaine note que, dans son ouvrage Twice Dead, Margaret Lock, fait ressortir les liens profonds qui existent entre la représentation de la mort et la conception de la subjectivité: «Qu'est ce qu'une personne humaine? Quel est le lien entre un individu et son corps? Quand une personne cesse-t-elle réellement d'exister? Les débats entourant la reconnaissance de la mort cérébrale démontrent qu'il n'existe pas de réponse universelle à ces questions, que les frontières de la mort, comme celles de la subjectivité, sont culturellement construites et historiquement instituées. Ainsi, non seulement la notion de mort cérébrale est indissociable de la logique instrumentale propre à l'Occident moderne, mais la représentation de la subjectivité humaine qu'elle sous-tend se rattache à l'héritage du dualisme chrétien.» (op. cit., 81-82)
Le concept de mort cérébrale est indissociable de la conception du cerveau en termes d'organe de contrôle de la subjectivité humaine. Elle cite M. Lock: «La tête - l'enveloppe de l'espit (mind), de l'âme, du cerveau ou de l'ordinateur qui met constamment au défi la science - est comprise aujourd'hui comme le centre de contrôle du corps. Le noyau de l'individualité s'est déplacé vers le haut, et c'est lorsque ce noyau est irrévocablement endommagé que la mort survient.» (4)
En 2010
Le corps médical n'a toujours pas de vision claire et consensuelle de ce que c'est précisément la mort d'un individu. Ainsi, l'Inde et le Royaume-Uni acceptent officiellement la seule destruction du tronc cérébral comme un état de mort, alors que les médecins des autres pays occidentaux, dont la France, la réfutent. «Comment pourrais-je considérer comme mort un patient, qui certes, n'est pas conscient et qui est condamné, mais qui rêve peut-être, et dont la personnalité et le centre des désirs sont encore intacts?», s'interroge Pierre Marsolais, médecin réanimateur à l'hôpital du Sacré-Coeur à Montréal, Canada.
Certains médecins s'interrogent sur le caractère irréversible de la mort de patients en arrêt cardiaque persistant sur qui il est autorisé d'effectuer des prélèvement d'organes. Ces donneurs ne sont plus en état de mort encéphalique, mais en état de mort par arrêt cardiaque. Les techniques de réanimation ont appris aux médecins qu'il n'est pas si évident de détecter des signes de vie ou non. «Une équipe peut effectuer un massage cardiaque pendant trente minutes sans succès, et déclarer le patient mort. Ou bien une autre équipe prendra le relais et parviendra à faire revenir le patient à la vie», selon Dr Pierre Marsolais (consulter l'article d'Isabelle Cuchet, «Un instant toujours plus insaisissable», Science & Vie, Hors série, 248, septembre 2009, p. 56-63).
Notes
(1) Cela vaut bien sûr au plan scientifique et à la limite. Concrètement il n'y a aucune incertitude empirique sur la réalité de la mort et l'éventualité d'être enterré vivant. C'est un fantasme universel et un risque quasiment nul.
(2) Léon Schwartzenberg, Requiem pour la vie, Paris, Le Pré aux Clercs, 1985.
(3) Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, «Quadrige», 2005, p.144-145.
(4) Margaret Lock, Twice Dead. Organ Transplants and the Reinvention of Death, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 199 (traduction libre de C. Lafontaine).
Commentaires
« Les lois de bioéthique de 1994, revisées en 2004 (France), reprennent la définition clinique de la mort encéphalique et retiennent de nouveaux examens paracliniques comme l'angiographie, opacification par des dérivés iodés des vaisseaux cérébraux. Le constat de décès des « personnes en mort encépahlique à coeur battant » doit être signé par deux médecins expérimentés, sans lien avec les équipes de greffe. Cette mort demeure un phénomène rare, elle représente moins de 0,5 % des décès intrahospitaliers. La mort par arrêt de la fonction circulatoire, après échec des traitements adaptés, reste la modalité la plus fréquente.
En dehors du contexte hospitalier, la mort, pour faire sa preuve, doit le plus souvent résister aux manoeuvres de réanimations entreprises par les secouristes, relayées par les professionnels de SAMU dotés des dernières nouveautés technicologiques. Est-ce l'instauration d'un nouveau rituel, une nouvelle preuve qui rassure l'homme sur la certitude de sa mort? Sous d'autres formes, les mêmes angoisses s'expriment.
Q'en est-il alors de la mort de la personne humaine? On le voit, aujourd'hui c'est le corps médical qui fixe le jour et l'heure de la mort d'un corps biologique caché dans des structures hospitalières, tandis que pour les proches, la mort est celle d'une personne dont les capacités de conscience et de communication ont définitivement et irréversiblement disparues. "On ne constate pas la mort métaphysique d'un semblable, on décide que ce semblable est mort. Seuls les phénomènes physiques peuvent être constatés (4)". Le monopole médical de la mort est venu remplacer le religieux, le traditionnel. A-t-il pour autant liquidé le sens de la mort; a-t-il levé nos interrogations et nos doutes sur ce qu'être mort veut dire? (Élisabeth Lepresle, o.c., p. 26-27) ».
4. Jean-François Malherbe, « Sens et savoir dans la décision clinique. La question des critères de la mort », Laval théologique et philosophique, juin 1996, n° 52-2.
« La mort n'est plus ce qu'elle était. Anciennement centré sur des critères cardiorespiratoires, son diagnostic repose désormais sur des données neurologiques. Mais certaines controverses restent vives. L'invention du respirateur artificiel par l'anesthésiste danois Bjorn Ibsen, au début des années 1950, a tout changé. Auparavant, en cas de lésion importante du tronc cérébral, le patient mourait directement d'apnée. Le respirateur permet aujourd'hui de maintenir les battements du cœur et une circulation systémique. Comme le souligne le neurologue Steven Laureys, chercheur FNRS à l'université de Liège et auteur d'un article publié récemment dans Nature Reviews Neuroscience, la définition de la mort s'en est trouvée métamorphosée.
De nos jours, ce sont les conclusions du Ad Hoc Committee de l'Ecole médicale de Harvard, qui en 1968 avait défini la mort comme un coma irréversible (mort cérébrale) en en spécifiant les critères, qui demeurent la principale référence au niveau planétaire.
Quelques années après ces travaux, des études de neuropathologie ont démontré que, dans la mort cérébrale, la clé de voûte était l'atteinte du tronc cérébral. En effet, une importante lésion du cerveau engendre une pression intracrânienne élevée qui détruit le tronc cérébral. Or celui-ci s'acquitte notamment du contrôle de la fonction respiratoire.
« Cette vie n'est pas une vie »
Il existe en fait, aujourd'hui, trois courants distincts pour donner une définition de la mort. L'approche théorique classique, dont les racines sont américaines, considère que les critères neurologiques ont trait au cerveau entier ? « the whole brain », disent les Anglo-Saxons. La Grande-Bretagne, puis l'Inde se sont démarquées de cette première approche et en ont adopté une seconde, fondée sur les études de neuropathologie, en adoptant des critères focalisés sur le seul tronc cérébral.
Initié en 1971 par le neurologue écossais J.-B. Brierley, un troisième courant, minoritaire, a essaimé vers les Etats-Unis, puis l'Europe. Relayé par des philosophes et des juristes, il repose sur le concept de « mort néocorticale » : l'être humain se caractérise par sa conscience et ses interactions sociales ; par conséquent, si l'étendue des lésions de sa matière grise lui interdit tout rapport conscient avec le monde extérieur, il doit être tenu pour mort. « Cette vie n'est pas une vie », estiment les tenants de ce courant, qui rangent au nombre des défunts les patients en état végétatif et les enfants anencéphales, justifiant ainsi le droit de leur prélever des organes pour des transplantations.
Un débat éthique
C'est surtout cette dernière conception de la mort qui a alimenté le débat éthique. On songe notamment au cas de Terri Schiavo qui remua toute la société américaine et fit la une des journaux du monde entier. « L'état végétatif n'est pas assimilable à la mort cérébrale, précise S. Laureys. La récupération n'est pas exclue dans certains cas, au cours des premiers mois. »
Aujourd'hui encore, la définition de la mort sur la base des critères de la mort cérébrale est contestée par des médecins, philosophes et théologiens catholiques ultraconservateurs. Pour eux, le seul critère admissible est l'arrêt irréversible de la circulation sanguine. Ainsi, le neurologue Alan Shewmon, de l'université de Californie, ne confère au cerveau aucun statut particulier. James Bernat, du Dartmouth-Hitchcock Medical Center aux Etats-Unis, a pris le contre-pied des critiques des ultraconservateurs en arguant que leur vision du problème encourt le reproche inverse de celui adressé à la définition néocorticale de la mort : l'arrêt définitif de la circulation représente un critère de mort suffisant, mais non nécessaire.
Référence : S. Laureys, « Death, unconsciousness and the brain », Nature Reviews Neuroscience, vol. VI, n° 11, novembre 2005.
Source : http://www.scienceshumaines.com/la-mort-en-debat_fr_14591.html