Jean-Claude Ameisen est l'auteur de La sculpture du vivant (Seuil, « Points-Sciences », 1999). Dans les propos recueillis par Olivier Postel-Vinay (La recherche, n° 338, janvier 2001, p. 105-107), il explique le phénomène de la mort cellulaire, appelée aussi « suicide cellulaire », car la cellule déclenche elle-même un programme d'autodestruction*. Et pendant qu'elle se découpe en petits morceaux, elle émet « des signaux qui permettent aux cellules voisines de l'ingérer et de la faire disparaître ».
En quel sens peut-on dire que la mort cellulaire sculpte les formes de l'embryon?
Un exemple est la formation des mains. Chez l'embryon humain au début la main apparaît comme une moufle avec les cartilages qui préfigurent les doigts, et puis soudain les cellules qui composent les tissus entre les doigts meurent. Chez les oiseaux terrestres, la mort sépare les doigts, chez les oiseaux aquatiques, non, et leurs pattes sont palmées. Autre exemple, la formation des organes génitaux. Chez tous les embryons humains apparaissent les ébauches des organes génitaux masculin et féminin, puis en fonction du sexe génétique (XY ou XX), les ébauches du sexe opposé vont mourir. Troisième exemple: la disparition après sa formation de la queue de l'embryon humain, qui est l'équivalent de la queue du singe. C'est l'élimination d'un vestige embryonnaire d'une espèce ancestrale, témoin du rôle qu'a pu jouer la mort cellulaire dans les transformations qui ont permis un jour par hasard à des embryons de donner naissance à une espèce nouvelle. La métaphore de la sculpture montre ce qu'il peut y avoir de créateur dans le retrait: l'oeuvre du sculpteur émerge de ce qu'il retire.
[...]
D'où est venue l'idée que ces cellules qui meurent en réalité se suicident?
Dans les années 1960, on a parlé d'abord de mort cellulaire programmée, puis l'idée de suicide est apparue. Il a été découvert que si l'on analyse des cellules qui vont bientôt mourir, en bloquant leur capacité de fabriquer des protéines, elles survivent. L'idée est donc venue que, dans des circonstances données, en fonction de signaux reçus, la cellule déclenche elle-même un programme d'autodestruction qui requiert des protéines qu'elle a elle-même fabriquées, et qui sont les outils qu'elle utilise pour se tuer.
[...]
Ce concept de suicide cellulaire ouvre-t-il de véritables perspectives thérapeutiques?
Je vais d'abord vous répondre par une métaphore. Dans l'Odyssée, le chant des sirènes entraîne la mort des marins. Circé a donné deux conseils à Ulysse: boucher les oreilles de ses marins avec de la cire, et se faire attacher lui-même au mât du navire pour que, en entendant le chant, il ne puisse pas mourir. La mort est présentée comme une forme d'autodestruction, la participation de celui qui entend le chant étant nécessaire. Dans un autre autre mythe grec, quand le sirènes commencent à chanter, Orphée se met à jouer de la lyre et son chant neutralise celui des sirènes. Ces deux histoires illustrent trois stratégies qui sont actuellement explorées en biologie: bloquer la perception du signal de la mort; bloquer la capacité d'y répondre; ou ajouter des signaux contraires.
Compte-rendu de la conférence prononcée par Jean Claude Ameisen, le vendredi 3 décembre 1999, au Centre Social de Cosne
Le " suicide cellulaire ", découvertes récentes et perspectives médicales
C'est lors de la mort de son père, atteint d'un cancer du foie, maladie incurable, que la question du suicide cellulaire a pris corps théoriquement dans l'esprit de J.C. Ameisen. Cette mort l'interpelait à tous les niveaux de sa personne : d'abord au plan personnel, intime, par la disparition de son père, ensuite en tant que médecin, impuissant face à la mort, et enfin en tant que chercheur, car il lui a semblé alors que les questions essentielles de la mort n'avaient pas été envisagées dans toute leur étendue. Jean Claude Ameisen, professeur d'immunologie à l'université Paris-VII et au centre hospitalier universitaire Bichat, spécialiste de l'étude des cellules, a donc posé le problème de la signification de la mort en biologie.
Contrairement aux apparences, la vie et la mort ne sont pas radicalement antagonistes. Le corps humain, par exemple, est une colonie de cellules hétérogènes, dont beaucoup meurent (s'autodétruisent) pour permettre le renouvellement organique. Il en est de même pour des colonies plus simples et diffuses, telles que les collectivités bactériennes. En fait, le corps des vivants complexes ne fonctionne pas très différemment d'une collectivité de bactéries. Dans tous les cas, mourir, c'est tout simplement céder la place à ce qui naît. Les cadavres de cellules sont autant de produits nutritifs ingérés par celles qui restent ; ces produits permettent à celles-ci de survivre et de se multiplier en se divisant un certain nombre de fois. En bref : tout se passe comme si le tout ne pouvait persévérer dans l'être que par le suicide de la partie.
La mort créatrice : la sculpture du vivant.
On a longtemps considéré la mort comme l'incapacité de résister aux agressions de l'environnement, du temps, de certains facteurs extérieurs. Or, sans méconnaître qu'une cellule puisse être détruite directement par une agression quelconque (par exemple, un acide), il existe un autre phénomène : la capacité d'une cellule de s'autodétruire en quelques heures. La vie se définit alors essentiellement comme ce qui résiste, non pas aux agressions extrinsèques, mais à cette autodestruction interne. D'ailleurs, la capacité de résister à une agression extérieure dépend elle-même de l'aptitude de certaines cellules à se sacrifier pour la survie du tout. Un organisme attaqué par un virus, un micro-organisme, un parasite se défend souvent en pratiquant la politique de la terre brûlée, c'est-à-dire en commandant l'autodestruction de toute la zone infectée (phénomène spectaculaire chez certaines plantes). Cette aptitude à l'autodestruction est donc tout à fait vitale au plein sens du terme. Quand une cellule meurt, c'est, la plupart du temps, qu'elle " cesse de s'empêcher de se tuer " ; la vie apparaît alors comme la négation d'un événement négatif, la négation de l'autodestruction.
Evidemment, le suicide cellulaire n'intervient pas seulement comme une politique de défense paradoxale. Ce phénomène a essentiellement pour fonction de sculpter la vie, avant même de la défendre. La mort est créatrice, et la création est sculpture. Un organisme se forme en multipliant ses cellules, mais aussi en détruisant une foule d'entre elles, comme le sculpteur élimine une quantité considérable de pierre en donnant ses coups de burins. Ce phénomène d'autodestruction se remarque dès l'embryon : en l'absence de toute maladie, une cellule peut se tuer. Par exemple, règle fréquente, une cellule toute seule, qui ne perçoit plus de signaux émanant des autres cellules, finit par se suicider. Elle ne peut vivre seule.
Luc Paul Roche
Club-Réflexion du Lycée George SAND
Cosne-sur-Loire
http://www.multimania.com/cerclereflexion
« Whatever your reaction, we have gone far beyond Epicurean* logic that "death is nothing to us". The ancient philosopher was focused on psychological anxiety about mortality. But consider how life's very exuberance - the prolific growth of trees, grasses, algae, and thus salmon, bears and eagles - is dependent on the death-life cycles that reuse carbon and other elements. It's a world of biogeochemical "friends". We witness a pattern of death that is more than neutral nothigness. The pattern might be a thing to be celebrated. In any case, we live thereby »
Source: Tyler Volk, Death & Sex, White River Junction (Vermont), Chelsea Green Publishing Company, 2009, p. 26.
Un exemple est la formation des mains. Chez l'embryon humain au début la main apparaît comme une moufle avec les cartilages qui préfigurent les doigts, et puis soudain les cellules qui composent les tissus entre les doigts meurent. Chez les oiseaux terrestres, la mort sépare les doigts, chez les oiseaux aquatiques, non, et leurs pattes sont palmées. Autre exemple, la formation des organes génitaux. Chez tous les embryons humains apparaissent les ébauches des organes génitaux masculin et féminin, puis en fonction du sexe génétique (XY ou XX), les ébauches du sexe opposé vont mourir. Troisième exemple: la disparition après sa formation de la queue de l'embryon humain, qui est l'équivalent de la queue du singe. C'est l'élimination d'un vestige embryonnaire d'une espèce ancestrale, témoin du rôle qu'a pu jouer la mort cellulaire dans les transformations qui ont permis un jour par hasard à des embryons de donner naissance à une espèce nouvelle. La métaphore de la sculpture montre ce qu'il peut y avoir de créateur dans le retrait: l'oeuvre du sculpteur émerge de ce qu'il retire.
[...]
D'où est venue l'idée que ces cellules qui meurent en réalité se suicident?
Dans les années 1960, on a parlé d'abord de mort cellulaire programmée, puis l'idée de suicide est apparue. Il a été découvert que si l'on analyse des cellules qui vont bientôt mourir, en bloquant leur capacité de fabriquer des protéines, elles survivent. L'idée est donc venue que, dans des circonstances données, en fonction de signaux reçus, la cellule déclenche elle-même un programme d'autodestruction qui requiert des protéines qu'elle a elle-même fabriquées, et qui sont les outils qu'elle utilise pour se tuer.
[...]
Ce concept de suicide cellulaire ouvre-t-il de véritables perspectives thérapeutiques?
Je vais d'abord vous répondre par une métaphore. Dans l'Odyssée, le chant des sirènes entraîne la mort des marins. Circé a donné deux conseils à Ulysse: boucher les oreilles de ses marins avec de la cire, et se faire attacher lui-même au mât du navire pour que, en entendant le chant, il ne puisse pas mourir. La mort est présentée comme une forme d'autodestruction, la participation de celui qui entend le chant étant nécessaire. Dans un autre autre mythe grec, quand le sirènes commencent à chanter, Orphée se met à jouer de la lyre et son chant neutralise celui des sirènes. Ces deux histoires illustrent trois stratégies qui sont actuellement explorées en biologie: bloquer la perception du signal de la mort; bloquer la capacité d'y répondre; ou ajouter des signaux contraires.
Compte-rendu de la conférence prononcée par Jean Claude Ameisen, le vendredi 3 décembre 1999, au Centre Social de Cosne
Le " suicide cellulaire ", découvertes récentes et perspectives médicales
C'est lors de la mort de son père, atteint d'un cancer du foie, maladie incurable, que la question du suicide cellulaire a pris corps théoriquement dans l'esprit de J.C. Ameisen. Cette mort l'interpelait à tous les niveaux de sa personne : d'abord au plan personnel, intime, par la disparition de son père, ensuite en tant que médecin, impuissant face à la mort, et enfin en tant que chercheur, car il lui a semblé alors que les questions essentielles de la mort n'avaient pas été envisagées dans toute leur étendue. Jean Claude Ameisen, professeur d'immunologie à l'université Paris-VII et au centre hospitalier universitaire Bichat, spécialiste de l'étude des cellules, a donc posé le problème de la signification de la mort en biologie.
Contrairement aux apparences, la vie et la mort ne sont pas radicalement antagonistes. Le corps humain, par exemple, est une colonie de cellules hétérogènes, dont beaucoup meurent (s'autodétruisent) pour permettre le renouvellement organique. Il en est de même pour des colonies plus simples et diffuses, telles que les collectivités bactériennes. En fait, le corps des vivants complexes ne fonctionne pas très différemment d'une collectivité de bactéries. Dans tous les cas, mourir, c'est tout simplement céder la place à ce qui naît. Les cadavres de cellules sont autant de produits nutritifs ingérés par celles qui restent ; ces produits permettent à celles-ci de survivre et de se multiplier en se divisant un certain nombre de fois. En bref : tout se passe comme si le tout ne pouvait persévérer dans l'être que par le suicide de la partie.
La mort créatrice : la sculpture du vivant.
On a longtemps considéré la mort comme l'incapacité de résister aux agressions de l'environnement, du temps, de certains facteurs extérieurs. Or, sans méconnaître qu'une cellule puisse être détruite directement par une agression quelconque (par exemple, un acide), il existe un autre phénomène : la capacité d'une cellule de s'autodétruire en quelques heures. La vie se définit alors essentiellement comme ce qui résiste, non pas aux agressions extrinsèques, mais à cette autodestruction interne. D'ailleurs, la capacité de résister à une agression extérieure dépend elle-même de l'aptitude de certaines cellules à se sacrifier pour la survie du tout. Un organisme attaqué par un virus, un micro-organisme, un parasite se défend souvent en pratiquant la politique de la terre brûlée, c'est-à-dire en commandant l'autodestruction de toute la zone infectée (phénomène spectaculaire chez certaines plantes). Cette aptitude à l'autodestruction est donc tout à fait vitale au plein sens du terme. Quand une cellule meurt, c'est, la plupart du temps, qu'elle " cesse de s'empêcher de se tuer " ; la vie apparaît alors comme la négation d'un événement négatif, la négation de l'autodestruction.
Evidemment, le suicide cellulaire n'intervient pas seulement comme une politique de défense paradoxale. Ce phénomène a essentiellement pour fonction de sculpter la vie, avant même de la défendre. La mort est créatrice, et la création est sculpture. Un organisme se forme en multipliant ses cellules, mais aussi en détruisant une foule d'entre elles, comme le sculpteur élimine une quantité considérable de pierre en donnant ses coups de burins. Ce phénomène d'autodestruction se remarque dès l'embryon : en l'absence de toute maladie, une cellule peut se tuer. Par exemple, règle fréquente, une cellule toute seule, qui ne perçoit plus de signaux émanant des autres cellules, finit par se suicider. Elle ne peut vivre seule.
Luc Paul Roche
Club-Réflexion du Lycée George SAND
Cosne-sur-Loire
http://www.multimania.com/cerclereflexion
« Whatever your reaction, we have gone far beyond Epicurean* logic that "death is nothing to us". The ancient philosopher was focused on psychological anxiety about mortality. But consider how life's very exuberance - the prolific growth of trees, grasses, algae, and thus salmon, bears and eagles - is dependent on the death-life cycles that reuse carbon and other elements. It's a world of biogeochemical "friends". We witness a pattern of death that is more than neutral nothigness. The pattern might be a thing to be celebrated. In any case, we live thereby »
Source: Tyler Volk, Death & Sex, White River Junction (Vermont), Chelsea Green Publishing Company, 2009, p. 26.