«Cicéron dit que philosopher ce n'est autre chose que s'apprêter à la mort.» C’est sur ce rappel de Cicéron* que Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592), essayiste de l'art du bien mourir, ouvre le chapitre XX des Essais, livre I, intitulé «Que philosopher c’est apprendre à mourir ». En effet, dans les Tusculanes, Cicéron emprunte la forme oratoire de la disputatio ou de la discussion dialogique pour donner libre cours à sa réflexion sur les grands thèmes de la vie et de la mort. Lorsqu’il entame la première Tusculane, le célèbre rhéteur romain vit douloureusement la perte de Tullia, sa fille bien-aimée, morte après avoir mis au monde un enfant qui ne vécut pas. (1) Il cherche son réconfort dans l’écriture en composant une Consolatio où il s'appuie sur l'autorité de Socrate* qui «au moment précis où il allait prendre la boisson mortelle, s'exprima non comme un homme qui va mourir mais comme quelqu'un qui s'apprête à monter au ciel.» (2)
Montaigne a franchi le cap de ses trente-neuf ans, quand il rédige son entretien sur la mort. (3) Rendu à cet âge, il se rend compte qu’il a passé «les termes accoutumés de vivre». En effet, Jésus-Christ et Alexandre le Grand n’avaient même pas atteint cet âge! Or, le but de notre carrière est la mort. Le remède du vulgaire, c’est de ne point y penser. Mais mieux vaut ruser avec cet ennemi qui attrape fuyant et poltron aussi bien qu’honnête homme. Apprenons à lui résister de pied ferme et à le combattre. Ôtons à cet intrus l’étrangeté dont il est affublé et qui lui donne un net avantage contre nous. Pratiquons-la, accoutumons-la, n’ayons rien si souvent en la tête que la mort. À tous instants, présentons-la à notre imagination et reconnaissons-la en tout visage. Puisqu’il est incertain où la mort nous attendra, attendons-la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté*. Et celui qui a appris à mourir aura désappris à servir. Cette dernière maxime, Montaigne la puise dans la Lettre 26 de Sénèque* avant de clore son argumentation: «Le continuel ouvrage de votre vie, c’est bâtir la mort.» (p. 125)
Paradoxalement, Monsieur le maire de Bordeaux change de discours vers la fin de sa vie. Dans le chapitre XII des Essais III, «De la physionomie», il admet «qu’à la plupart, la préparation à la mort a donné plus de tourment que ne l’a fait la souffrance.» La philosophie nous ordonne d’avoir la mort toujours devant les yeux, de la prévoir et de la considérer avant le temps. Or, si la mort est le bout de notre vie, elle n’est pas son but. «Je ne vis jamais paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et assurance il passerait cette heure dernière. Nature lui apprend à ne pas songer à la mort que quand il se meurt.» (Essais III, p. 294) Si nous avons su vivre constamment et tranquillement, nous saurons mourir de même. Montaigne n’hésite pas à recourir à l’opinion de César pour qui «la moins pourpensée mort», c’est-à-dire la mort la moins prévue, est la plus heureuse et la plus légère. Ici encore Sénèque vient à sa rescousse : «Il souffre plus qu’il n’est nécessaire, celui qui souffre avant que cela soit nécessaire.» (Lettre 93) Le savoir mourir est un art qui nous viendra spontanément au moment venu comme tout autre savoir faire ou savoir vivre.
Dans le chapitre XIII, qui clôt les Essais, Montaigne se confie : «j’aime la vie et je la cultive telle qu’il a plu à Dieu de nous l’octroyer.» (p. 362) À cinquante-cinq ans, après avoir éclairé sa pensée auprès des philosophes, il s’en remet à la nature: «j’accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que la nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon.» (p. 362) Il estime que « les plus belles vies sont celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance.» (p. 366)
Avec Michel Picard, on peut conclure que Montaigne a adopté «des attitudes successives» devant la mort: «stoïcienne, sceptique et épicurienne» ( La littérature et la mort», PUF, «écriture», p. 7)