Titus Lucretius Carus (98-55 av, J. C.), auteur d’un poème en six chants, De rerum natura (De la nature des choses) et proche de la pensée de Démocrite* et d’Épicure*. Il naît dans la région du Vésuve ou peut-être à Rome. On sait peu de chose de sa vie, hormis la légende transmise par saint Jérôme dans ses Additions à la chronique d’Eusèbe, selon laquelle le poète aurait avalé un philtre d’amour qui l’aurait conduit à la folie et, par voie de conséquence, au suicide. D’après un manuscrit de Munich, Lucrèce se serait donné la mort en se penchant ou en se précipitant sur son épée. C’est aussi l’avis de J. B. Logre (L’anxiété de Lucrèce, Paris, Janin, 1947), selon lequel son suicide résulterait d’un état de délire mélancolique*, sans doute très proche du taedium vitae* dont il avait discerné plusieurs symptômes dans les mœurs de son époque. D’après le même auteur, Lucrèce aurait déjà auparavant tenté une forme d’autodestruction* par le fer, qu’avec beaucoup de précision il a décrite dans son œuvre et qui était censée lui procurer une mort douce. En effet, dans le livre iii, on peut lire: «Lorsque sans détruire tout à fait la vie, la pointe barbelée, d’un trait, pénètre en nous et déchire les os et les nerfs, il en résulte une défaillance et un affaissement à terre qui sont pleins de douceur.» L’interprétation politique attribuée par Pierre Brind’Amour à la mort volontaire de Lucrèce semble la plus plausible («La mort de Lucrèce», dans Hommages à Marcel Renard, t. i, Bruxelles, Latomus, 1969, p. 153-161). À la suite de la conduite déloyale de son ami Memmius, impliqué dans le scandale de la brigue électorale, Lucrèce a choisi de mourir pour sauver son honneur civique (Y. Grisé, Le suicide dans la Rome antique, p. 178). Lucrèce fut redécouvert à la Renaissance (Montaigne) et mis à l’honneur par les philosophes du XVIIIe siècle.
Le poème De la nature des choses est «un appel constant et passionné à l’avènement de la lumière» à Rome qui, entre les années 100 et 50 av. J.-C., est obscurcie par l’incohérence politique, les passions partisanes et la disparition de l’idéal moral. D’après Lucrèce, l’homme est issu du néant et y retourne: «Pareil au matelot que les vagues furieuses ont rejeté sur le rivage, il gît sur le sol, impuissant à parler, dépourvu de tout moyen de vivre, dès le premier instant où, pour le projeter aux rives de la lumière, la nature l’arrache à force du ventre de sa mère» (v, 222-225). Il y a dans ce chant de la nature un sentiment profond «d’une impossibilité radicale pour l’homme de sortir de soi et de s’unir aux autres hommes». Le salut réside dans «le recours aristocratique à une position purement intellectuelle, une sorte de contemplation scientifique, immobile, impassible, sereine, seule capable d’assurer la paix de l’âme». La théorie des atomes, selon Démocrite et Épicure, lui fournit un appui doctrinal pour sa foi dans «le travail progressif de mise en vérité que l’esprit opère sur le réel, dans la démarche d’une science qui n’avance que pas à pas vers l’idéal impossible de la certitude» (B.-A.Taladoire, «Lucrèce», dans Encyclopaedia Universalis, vol. 10, 1980, p. 135-137).
Michel Serres, dans La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences (Paris, Minuit, 1977), recommande de «lire le De natura rerum de Lucrèce en humanistes ou philologues non comme un traité de physique» (p. 11). Il faudrait renvoyer ici abondamment aux pages sublimes que l’auteur consacre à la morale, «dite par la physique» dont les figures clefs sont le «dinè», ou l’écoulement laminaire, et le «clinamen», ou la dérive qui, modifiant ce mouvement de chute, introduit la turbulence. Vivre selon la nature, pour Lucrèce, veut dire alors: «Ne pas se livrer trop loin à la pente de la dérive, demeurer au plus près voisinage de l’angle d’ouverture où la bifurcation est minime, tout près du clinamen où la nature naît. Le tourbillon ici est amorcé à peine, aucun trop grand écart ne l’a multiplié […]. Vivre de peu, désirer peu, ce peu jamais ne manque.» Vivere parce aequo animo, vivre avec retenue, l’âme égale — Aequo animo signifiant le zéro de l’équilibre ou l’absence d’inquiétude, le repos ou la paix (ataraxia). C’est le contraire du taedium vitae. Vivere parce veut dire le «peu» de la parcimonie: «En l’absence de vin, l’eau suffit. […] Le sage habite cet écart minimal, cet espace entre le peu et le zéro, l’angle entre l’équilibre et la déclinaison.» La morale, visitée par la physique, devient alors l’art du calcul des limites ou la désignation des bornes. La vie heureuse est «la mort réduite à rien», en d’autres termes: la vie heureuse est une vie ni concernée ni consternée par la mort qui est marquée par son absence. La mort est le lieu inverse «du lieu de la naissance où il convient de vivre pour demeurer dans la tranquillité» (p. 226-228).
Lucrèce parle du taedium vitae en connaissance de cause, pour l’avoir vécu lui-même et l’avoir combattu ou pour l’avoir observé chez ses contemporains. Il a des pages, non démunies d’humour, sur la vieillesse, la mort inéluctable et la succession des générations. Dans La nature des choses, il donne la parole à la Nature personnifiée qui s’adresse à un vieillard: Pourquoi, homme, donner tant d’importance à la mort? Pourquoi gémir et pleurer devant la mort? Après avoir vécu avec plaisir, pourquoi n’accueilles-tu pas d’une âme sereine un repos sans souci? «Si au contraire tout ce dont tu as joui s’en est allé en pure perte, si la vie t’est importune, pourquoi, au lieu de chercher à l’allonger d’un délai qui, de nouveau, sera mal employé et se dissipera tout entier sans profit, ne mets-tu pas plutôt un terme à ta vie et à ta peine?» La nature recommande à l’homme chargé d’années et malheureux de mourir de quitter ses biens de bonne grâce et de céder la place à la jeunesse.
Bibliographie
André Comte-Sponville, Le Miel et l'Absinthe. Poésie et Philosophie chez Lucrèce, Éditions Hermann, 2008.
Michel Onfray, Les sagesses antiques, contre-histoire de la philosophie, tome I, Grasset, 2006, p.255-294.
Alain Gigandet (introduction, notes et bibliographie.), Lucrèce, De la nature des choses, traduction par Bernard Pautrat, Le Livre de Poche, 2002.
José Kany-Turpin, Lucrèce, (traduction, introduction et notes), De la nature. De rerum natura, Paris, Flammarion,1998.
Jean Salem, Lucrèce et l'éthique. La mort n'est rien pour nous, Paris, Vrin, «Antiquité», 1990.