L'Encyclopédie sur la mort


Ce n'est donc rien que la mort

Lucrèce


Albert Camus a désigné en Lucrèce le prototype de «l'homme révolté» et le premier des philosophes «modernes». Son chant sur la mort prend la forme d'une tragédie poétique. «Rien à craindre de la mort. Ce que nous redoutons en elle, c'est de nous voir morts et de sentir après elle des maux inconnus. Mais comme la mort est dissolution de l'âme et de l'esprit, aussi bien que du corps, elle est aussi disparition de toute conscience, de tout souvenir. Elle n'est donc pas à craindre. Ou nous vivons, et alors la mort n'est pas là; ou bien elle est là, et comme nous serons alors entièrement détruits, nous ne saurions même pas nous en apercevoir. Il n'y a pas de survie; il n'y a pas d'au-delà. La mort n'est rien que la séparation des éléments dont nous sommes composés.L'homme est ainsi libéré de ses terreurs ridicules : la crainte des dieux et la crainte de la mort. Connaissant enfin sa véritable nature, et la véritable nature du monde qui l'entoure, il retrouvera la paix du coeur. Grâce à la connaissance et à la science, il atteindra l'ataraxie et la sagesse.»
Jacques Poucet, Introduction: «Autour de Lucrèce et d'Épicure»
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/LUCR/Intro.html
Ce n'est donc rien que la mort, elle ne nous touche aucunement, du moment que la substance de l'âme se révèle mortelle. Et de même que dans le temps passé nous n'avons pas éprouvé de douleur quand les Carthaginois se ruèrent de toutes parts pour nous assaillir, quand le monde secoué d'un pôle à l'autre par le choc effroyable de la guerre* trembla d'épouvante sous la haute voûte du ciel, quand tous les humains eurent l'anxiété de se demander auquel des deux peuples allait échoir l'empire des terres et des mers : de même, quand nous cesserons d'exister, quand divorceront corps et âme dont l'union fait notre être, absolument rien, à cette heure où nous ne serons plus, ne sera capable de nous atteindre et d'émouvoir nos cœurs, quand bien même la terre se confondrait avec la mer, la mer avec le ciel.

Même si, affranchis du corps, l'esprit et l'âme conservaient le sentiment, en quoi cela nous intéresse-t-il, nous dont une union intime de l'âme et du corps réalise l'existence et constitue l'être ? Et quand bien même le temps, après notre mort, rassemblerait toute notre matière et la réorganiserait dans son ordre actuel en nous donnant une seconde fois la lumière de la vie, là encore il n'y aurait rien qui nous pût toucher, du moment que rupture se serait faite dans la chaîne de notre mémoire. Que nous importe aujourd'hui ce que nous fûmes autrefois ? que nous importe ce que le temps fera de notre substance ? En effet, tournons nos regards vers l'immensité du temps écoulé, songeons à la variété infinie des mouvements de la matière : nous concevrons aisément que nos éléments de formation actuelle se sont trouvés plus d'une fois déjà rangés dans le même ordre ; mais notre mémoire est incapable de ressaisir ces existences détruites, car dans l'intervalle la vie a été interrompue et tous les mouvements de la matière se sont égarés sans cohésion bien loin de nos sens.

Il faut bien qu'un homme, pour que le malheur et la souffrance puissent l'atteindre, vive lui-même à l'époque où il doit faire leur rencontre. Voilà que la mort fait disparaître cet homme et retire l'existence à cette victime présumée d'un concert de maux. Eh bien, n'est-ce pas là de quoi conclure qu'il n'y a rien de redoutable dans la mort ? Aucun malheur ne peut atteindre celui qui n'est plus ; il ne diffère en rien de ce qu'il serait s'il n'était jamais né, puisque sa vie mortelle lui a été ravie par une mort immortelle.

Lors donc qu'un homme se lamente sur lui-même la pensée du sort mortel qui fera pourrir son corps abandonné, ou le livrera aux flammes, ou le donnera en pâture aux bêtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, qu'une crainte secrète tourmente son cœur, bien qu'il affecte de ne pas croire qu'aucun sentiment puisse résister en lui à la mort. Cet homme, à mon avis, ne tient pas ses promesses et cache ses principes ; ce n'est pas de tout son être qu'il s'arrache à la vie ; à son insu peut-être il suppose que quelque chose de lui doit survivre. Tout vivant en effet qui se représente son corps déchiré après la mort par les oiseaux de proie et les bêtes sauvages, se prend en pitié ; car il ne parvient pas à se distinguer de cet objet, le cadavre, et croyant que ce corps étendu, c'est lui-même, il lui prête encore, debout à ses côtés, la sensibilité de la vie. Alors il s'indigne d'avoir été créé mortel, il ne voit pas que dans la mort véritable il n'y aura plus d'autre lui-même demeuré vivant pour pleurer sa fin et, resté debout, gémir de voir sa dépouille devenue la proie des bêtes et des flammes. Car si c'est un malheur pour les morts d'être broyés entre les dents des fauves, je ne trouve pas qu'il puisse être moins douloureux de rôtir dans les flammes d'un bûcher, d'être étouffé dans du miel, de subir raidi la pierre glacée du tombeau ou le poids écrasant de la terre qui vous broie.

« - Il n'y a plus désormais de maison* heureuse pour t'accueillir, plus d'épouse vertueuse, plus d'enfants chéris pour courir à ta rencontre, se disputer tes baisers et pénétrer ton cœur d'une douceur profonde. Tu ne pourras plus travailler à ta fortune, à la sécurité de ta famille*. Malheureux ! disent-ils, ô malheureux, tant de joies de la vie, un seul jour, un jour funeste te les a arrachées. » Ils n'ajoutent point : « - Mais le regret de tous ces biens ne te suit pas dans la mort. » Si l'on se pénétrait de cette vérité, si l'on y conformait ses paroles avec sa pensée, de quelle crainte et de quelle angoisse on délivrerait son esprit. - «Pour toi, tel que tu t'es endormi dans la mort, tel tu demeureras éternellement, exempt de toutes les douleurs. Mais nous, au pied de l'horrible bûcher où tu achèves de te réduire en cendres, nous n'avons pas cessé de te pleurer, aucun jour de l'avenir ne t'arrachera de notre cœur. » Qu'ils nous disent, ceux qui parlent ainsi, à quelle source amère peut s'entretenir un deuil qui nous consume éternellement, alors que tout se réduit au sommeil et au repos.

Certains, quand ils sont installés à table, tenant une coupe à la main et le front ombragé de couronnes, s'écrient le plus sérieusement du monde : « Combien est brève la joie pour les humains ! bientôt ils auront passé et jamais plus ne pourront revenir. » Comme si dans la mort les malheureux avaient à craindre avant tout la brûlure desséchante d'une soif ardente ou le poids d'un regret quelconque.

Qui donc se regrette, qui regrette la vie, lorsque l'esprit et le corps reposent dans un égal assoupissement ? Or, il ne tient qu'à nous qu'il en soit ainsi du sommeil éternel*, aucun regret de nous-mêmes ne vient nous y affliger. Et pourtant les principes répandus dans un organisme pendant le repos du sommeil ne vont pas se perdre au loin, au delà des mouvements de sensibilité, puisque l'homme en se réveillant recouvre ses facultés rassemblées. Pensons donc que la mort nous touche beaucoup moins encore, s'il peut y avoir des degrés dans ce qui n'est rien. La mort jette dans la matière un plus grand désordre et une plus complète dispersion ; personne ne se réveille pour se relever, une fois que la glace de la mort est venue l'endormir.

Lucrèce, De la nature,
traduction nouvelle, introduction et notes de Henri Clouard,
deuxième édition revue et corrigée, Paris, Librairie Garnier Frères
http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Lucrece/livre3.htm
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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